« Ce n’est certainement pas de ma faute si certains jeunes ont fait un usage arbitraire, confus et peu sérieux de certaines de mes idées de mes livres, en confondant des plans très différents. »

Julius Evola (1959)

« Il est évident que ces déviances naissent de l’insuffisante maturité de nombreux lecteurs d’Evola et non pas de ce que Evola a écrit ».

Adriano Romualdi (1968)

« Les erreurs de celui qui a cherché à traduire Evola sur le terrain sismique de la politique, appartiennent à celui qui les a accomplies et non à Evola ».

Marcello Veneziani (1985)

Rappel du traducteur: Le fait de traduire un auteur n’implique pas automatiquement que l’on partage toutes ou parties de ses idées, mais simplement que l’on pense que cela peut être utile aussi à d’autres.

Julius EVOLA

Ce sur quoi je ne peux rien, ne peut rien sur moi.

Aux soins de Dario Citati

Brève introduction

Tout en étant l’une des figures les plus intéressantes du panorama culturel du vingtième siècle, Julius Evola (Rome, 19 mai 1898 - 11 juin 1974), continue d’être snobé, mal compris ou ignoré par la culture officielle italienne, plus encore que par celle extérieure. Pourtant, à la lumière d’une analyse attentive et pondérée, exempte de préjugés politico-idéologiques, apparaît un penseur très fécond, pleinement inséré dans le contexte et dans le débat politique, philosophique et artistique contemporain. Son parcours intellectuel multiforme en est une preuve: poète et peintre dadaïste dans sa jeunesse, philosophe, apôtre de l’idéalisme magique et de la théorie de l’Individu Absolu, spécialiste de cultures archaïques, d’ethnologie, de sciences ésotériques, doctrinaire Traditionaliste, théoricien du « Racisme Spirituel », référent théorique et guide idéologique d’au moins deux générations de la Droite radicale italienne de l’après-guerre. Toutefois, sa notoriété insuffisante dérive d’une connaissance marginale et préjudiciable de son entière production intellectuelle, mais aussi, malheureusement, à cause d’un chauvinisme exaspéré qui s’est avéré avec le temps dans certains milieux politiques; les disciples acritiques sont souvent pires que les ennemis les plus intransigeants. Et c’est ainsi qu’est née la légende de l’Evola « fasciste », de l’Evola mauvais maître, de l’Evola inspirateur du terrorisme, fausses accusations auxquelles a amplement répondu le docteur Gianfranco de Turris dans son Éloge et défense de Julius Evola, le Baron et les Terroristes (ed. Mediterranee, Rome 1997). Trop souvent, la réputation d’Evola a été conditionnée, en positif et en négatif, par le filtre de l’idéologie et de la rhétorique. Défavorables à ce système d’interprétation manichéen, qui prétendrait identifier en Julius Evola un monolithe culturel à accepter ou refuser en bloc, nous nous proposons ici de présenter de la manière la plus systématique possible un tableau complexe de la vie et des oeuvres du « Baron » Evola, étant donné que, comme l’a écrit Giovanni Marden:

«  ... en contrepoids à toutes les critiques, pourtant, le fait demeure qu’Evola reste un géant et a encore beaucoup de choses à enseigner, dans ses pages encore dotées d’une forte charge suggestive, le relire fait toujours du bien, même s’il ne faut pas le considérer comme l’unique référent en prenant pour argent comptant tout ce qu’il affirme. Et, chose qui importe le plus, Evola a toujours été un anticonformiste et un homme qui a toujours vécu en cohérence avec les idées qu’il a professées, [...] Il a toujours vécu modestement, sans mendier les plats chauds du patron du moment. Ce fut un courageux et authentique vir dans le sens romain du terme. Vanni Sweiler dit: « Si Tartuffe revenait au monde, il serait certainement contre Evola  ». Et s’il existait une tombe d’Evola, il ne pourrait y avoir de meilleure épigraphe .

Julius Evola se configure, philosophiquement, comme un représentant de pointe du fameux Traditionalisme intégral , un courant qui va bien au-delà du traditionalisme catholique (selon la tournure même d’Evola: «  Qui est catholique, n’est qu’à moitié traditionnel  »), et qui revendique dans ses filets des penseurs comme René Guénon, Massimo Scaligero, Titus Burkhardt, Fritjof Schuon et Ananda Coomaraswamy. Du point de vue politique, Evola, antiprogressiste, antimatérialiste et antiilluministe, a été un monarchique, inébranlable défenseur d’une vision de l’État et d’une société fondée sur les distinctions, sur le principe classique du suum cuique tribuere . Mais il a aussi écrit des oeuvres sur l’anthropologie, sur la musique, sur la société de masse, sur la mythologie, sur le monde chevaleresque médiéval, sur l’art. Importante, enfin, la divulgation de ces instruments conceptuels (métapolitiques, existentiels), toujours à considérer comme valables pour celui qui a encore en lui, vivant, le principe Traditionnel et cherche à « se tenir debout au milieu des ruines », selon l’expression d’Evola lui-même, c’est-à-dire au milieu du monde moderne avec une fermeté, une centralité à soi-même et un esprit autarcique.

Vie et oeuvres

Giulio Cesare Andrea Evola naît à Rome, le 19 mai 1898: on trouve les premières informations sur sa vie dans les pages du Chemin de cinabre , l’ouvrage considéré comme son autobiographie intérieure. «  Dans la prime adolescence se développa en moi un intérêt naturel et vif pour les expériences de la pensée et de l’art. Tout jeune garçon, juste après la période des romans d’aventure, je m’étais mis en tête de compiler, avec un ami, une histoire de la philosophie à base d’abrégés. D’autre part, si je m’étais déjà senti attiré par des écrivains comme Wilde et D’Annunzio, mon intérêt s’étendit rapidement, d’eux à toute la littérature et à l’art plus récents. Je passais des journées entières à la bibliothèque, dans un régime soutenu et libre de lectures. En particulier, la rencontre avec des penseurs comme Nietzsche, Michelstaedter et Weininger eut pour moi de l’importance  ». Graduellement, il commença à s’approcher de la culture avant-gardiste de cette époque: Marinetti et le futurisme, Giovanni Papini et son journal Lacerba , Tristan Tzara et le dadaïsme. De sa correspondance avec le chef d’école Dada, on déduit la profonde épaisseur du jeune Evola, qui s’engagea en personne dans l’art en peignant des tableaux qui firent de lui, effectivement, le plus important artiste dada italien. Riccardo Paradisi écrit à propos des tableaux de l’Evola dadaïste: «  Ce sont des peintures, celles-ci, dont la géométrie métaphysique libère une atmosphère comme celle de quelques poésies, écrites toujours dans ces années-là. Une dédicace à l’aube se récite ainsi: « A levante ora il cielo si diluisce / ha dissonanze in roseo / mentre giungono lentamente impolverati i suoni flautati [Au levant le ciel se dilue — il a des dissonaces rosées — tandis que parviennent des sons flûtés lentement empoussiérés.]  » Evola expose ses tableaux dans les galeries de Rome et Berlin, collabore aux revues Bleu et Noi et écrit un texte théorique important sur l’art: Art Abstrait (1920), défini par Massimo Cacciari comme «  l’un des écrits philosophiquement les plus prégnants de l’avant-garde européenne  », et il publie des poèmes et poésies en 1921, dans un volume intitulé Les paroles obscures du paysage intérieur [en français dans le texte, ndt]. Entre temps, en 1917, il avait participé à la Grande Guerre comme officier d’artillerie: il est assigné sur des positions de première ligne près d’Asiago, là où, probablement, ont débuté ses méditations sur les sommets et les premiers signes de sa conception de la montagne comme site d’expériences-réveils intérieurs. De retour de guerre, il découvre le sentiment de l’absurde à l’égard du monde qui l’entoure. Il écrit dans le Cinabre : «  ...avec l’accomplissement de mon développement, s’aggravèrent en moi l’intolérance pour la vie normale à laquelle j’étais retourné, le sentiment de l’inconsistance et de la vanité des buts qu’exigent normalement les activités humaines. De manière confuse mais intense, se manifestait l’impulsion congénitale à la transcendance.  »

C’est cette période où il commence à faire usage de substances stupéfiantes, pour « chercher à apaiser, de quelque manière, sa faim d’absolu ». Evola ne reniera jamais une telle expérience, mais il tiendra à souligner que jamais il ne devint esclave des narcotiques et, à la suite de cette période, il n’en ressentit plus ni le besoin ni le manque. En 1921, il cesse de peindre ; en 1922, il arrête aussi d’écrire des poésies: c’est l’époque la plus critique de sa vie. Dans une lettre adressée à Tristan Tzara et datée du 2.7.1921, il écrit: «  Je vous prie, cher ami, de bien vouloir pardonner mon silence. Je me trouve dans un tel état de dépossession intérieure que le seul fait de penser et de prendre la plume, requiert un effort dont je ne suis souvent plus capable. Je vis dans une atonie, dans un état de stupeur immobile, dans lequel se gèlent toute activité et toute volonté. En tout j’ai la perception très claire de la décomposition des choses qui vont se précipiter en un centre, pour devenir vent et sable. [...] Je vous prie, cher ami, de ne pas vouloir voir de sentiment en tout cela: c’est une chose beaucoup plus sérieuse, parce que je ne trouve plus la veine de me passer de cette aventure, qui constitue la conséquence logique de tout le processus vital et intellectuel qui a commencé avec l’origine même de la conscience de mes facultés. [...] Tous comptes faits, je pense avoir à faire aujourd’hui avec l’expression complète et péremptoire, parce que catégorie vitale, de ce qui ne vivait précédemment que comme catégorie intellectuelle ou compromission d’ordre esthétique. [...] Je vous le répète, je serais extrêmement heureux de pouvoir passer quelques-uns de ces derniers jours de ma vie en votre compagnie [...]  ». Evola a 23 ans, l’âge où se suicidèrent Weininger et Michelstadter: l’extranéité à soi et au monde, l’amène à décider lui aussi de clore l’existence terrestre. Mais il se produit quelque chose: «  Cette « solution » fut évitée grâce à une sorte d’illumination que j’eus aussi en lisant un texte du Bouddhisme des origines, qui disait ceci: « qui prend l’extinction comme une extinction, et ayant pris l’extinction comme extinction, pense à l’extinction, pense sur l’extinction, fait une vraie extinction, celui-là, je le dis, ne connaît pas une extinction  » Ce fut pour moi comme une lumière inattendue, et en un tel moment se produisit en moi un changement, la naissance d’une fermeté apaisée en moi-même qui me rendait capable de résister à n’importe quelle crise  ».

Ainsi s’achève la phase de sa brève crise existentielle, et commence la période de sa production la plus purement philosophique: en 1917 déjà, dans les tranchées (!), il avait commencé à écrire Théorie et phénoménologie de l’Individu Absolu , oeuvre achevée en 1924 et publiée à la maison d’édition Bocca, en deux volumes: Théorie de l’Individu Absolu , donnée aux presses en 1927, et Phénoménologie de l’individu Absolu , éditée en 1930.

Dans de telles oeuvres, le penseur romain conjugue la sagesse extrême-orientale, gnostique et ascétique, avec la tentative de dépasser l’opposition Je/non-Je dans le domaine de la philosophie idéaliste. En 1926, chez les éditions Atanòr, paraît L’homme comme puissance , une oeuvre centrée sur la doctrine du tantrisme et sur ses valeurs transcendantes et initiatiques. C’est l’époque où Evola, désormais connu comme « le Baron » (un surnom probablement dû à son origine sociale), écrit dans les revues Ultra , Ignis , Bilychins , adhère au « Groupe d’Ur », un cercle de spiritualistes, théosophes, kremmersiens, dont il est le coordinateur. Le Groupe publie une série de fascicule que Bocca reproposera en 1955-56, partiellement, dans trois livres intitulés Introduction à la Magie en tant que Science du Je . Dans ces années le fascisme voit son ascension et sa consolidation politique. Le rapport entre Evola et le fascisme peut être bien compris en lisant ces lignes écrites par le philosophe lui-même:

«... Puisque, comme on l’a dit, il manque à l’Italie un vrai passé « traditionnel », il y a celui qui, en cherchant à s’organiser contre les coalitions les plus poussées de la subversion mondiale, pour avoir une quelconque base historique concrète, a fait référence aux principes et à l’expérience du fascisme. Maintenant le principe fondamentale suivant devrait rester bien ferme: que si des idées « fascistes » méritent encore d’être défendues, elles devraient l’être, non pas en tant que « fascistes », mais parce que et pour autant qu’elles ont représenté une forme particulière d’apparition et d’autoaffirmation d’idées antérieures et supérieures au fascisme, d’idées qui ont le caractère susdit de « constantes » que l’on peut déjà retrouver comme des parties intégrantes de toute une grande Tradition politique européenne.  »

Julius Evola, qui n’adhéra jamais au PNF, eut donc avec le régime mussolinien un rapport ambivalent: il en considérait favorablement les aspects justement traditionnels, que le fascisme exprima en partie, en manifestant pourtant une désapprobation radicale à l’égard d’autres de ses caractéristiques, comme le populisme, les groupes de choc fascistes, une certaine mentalité « bourgeoise » et tous les éléments qui s’opposaient à l’Idée traditionnelle. 

En 1928, avec Impérialisme payen , le Baron donne voix à toute sa vigueur antichrétienne, en exhortant les sommets du fascisme à rompre le compromis avec le monde catholique. L’oeuvre, lue aussi par Antonio Gramsci, en prison, est une critique sur les développements du fascisme sur la même longueur d’onde que ses interventions dans L’État démocratique et Le Monde [Il Mondo] , journaux auxquels il collabora en 1924-25. Les correspondances avec Benedetto Croce et Giovanni Gentile datent de cette période: avec le premier, Evola entretien un rapport épistolaire pour la publication de ses oeuvres philosophiques, auprès de la maison d’édition Laterza ; avec le second, la raison de l’échange se trouve dans la collaboration du Baron à l’Encyclopédie Treccani. En 1930, il fonde le périodique La Torre , journal qui ne « résiste » à la censure du régime que pendant dix numéros, jusqu’au 15 juin de cette année-là, durant laquelle il avait continué à exprimer ses positions empreintes du rigorisme traditionnel, non exemptes de critiques à l’égard du régime. En 1931, il publie La Tradition Ermétique , un volume dans lequel est étudié à fond l’ésotérisme médiéval, dans sa forme alchymique-hermétique: l’alchymie, bien loin d’être une ancêtre de la chimie moderne, est explorée dans sa réalité effective, celle de l’Ars Regia , à savoir d’un enseignement initiatique, exposé en utilisant le symbolisme des métaux et leur transmutation. En 1931, il met sous presse Masque et visage du spiritualisme contemporain , oeuvre désacralisante à l’égard des milieux spiritualistes et des profanations répétées des doctrines ésotériques. Dans ces années, il collabore à La Vie Italienne de Giovanni Preziosi, mais surtout à Le Régime Fasciste de Roberto Farinacci, où, à la rubrique « diorama philosophique », dans laquelle paraissent également des interventions de René Guénon, il poursuit sa critique serrée vers tous les aspects antitraditionnels du fascisme (démagogiques, totalitaires, bourgeois): son combat intellectuel, qui tend vers une aristocratie de l’esprit, et qui ressemble autant aux principes du templiérisme qu’il est contre les pseudo-valeurs humanistes, libérales, petit-bourgeoises, est continue et ne connaît aucun compromis.

En 1934, c’est l’année de la publication de Révolte contre le monde moderne , l’oeuvre considérée comme la plus importante de toute sa production. En effet, Révolte est une étape essentielle pour ceux qui veulent s’approcher de Julius Evola. Qui dans ce livre, au sujet duquel le poète Gottfried Benne écrivit: «  Après l’avoir lu, on se sent transformés » , expose tout le savoir sur le monde de la Tradition, et oppose le monde traditionnel (à comprendre comme une réalité suprahistorique, un « modèle » réfléchi par différentes expériences contingentes) à celui moderne: et c’est surtout l’ouverture vers la transcendance qui crée une scission entre les deux « catégories ». «  Révolte est une oeuvre unique: pensée selon une méthode « scientifique », attentive aux diverses acquisitions dans les divers domaines du savoir, elle propose en même temps une interprétation mythique et symbolique de l’histoire du monde. Pour cette raison, elle a pu résister aux cours des décennies et peut être encore valable au Troisième Millénaire. L’oeuvre remonte aux causes qui ont produit le monde actuel, elle indique les processus qui ont exercé, depuis longtemps déjà, une action destructrice sur toute valeur, idéal et forme d’organisation supérieure de l’existence. [...] Avec une étude comparée des différentes civilisations, elle signale ce qui dans les domaines de l’existence peut revendiquer un caractère de normalité dans un sens supérieur: ainsi pour l’État, la loi, l’action, la conception de la vie et de la mort, le sacré, le sexe, les articulations sociales, la guerre, etc. » (Claudio Risé). L’an 1937 est l’année de la publication de deux oeuvres importantes: la première est Le Mystère du Graal , oeuvre dans laquelle Evola, en se fondant sur tous les textes originaux de la légende et des cycles affins, précise le sens réel de la recherche du Saint Calice, mystère qui n’a pas un caractère abstraitement mystique, mais initiatique et royal, qui se relie à une tradition antérieure et préexistante au christianisme et qui est analysé en en dévoilant les symboles, les éléments métaphysiques et les significations profondes. Le mythe du sang , édité par Hoepli cette année-là, est au contraire, le premier volume « doctrinaire » important, contenant des études d’ethnologie que le Baron avait entamées depuis longtemps. La plume du philosophe romain s’abattra avec véhémence sur les idioties du racisme biologique, dont il est un fier adversaire, et aussi par Synthèse de la doctrine de la race , publiée en 1941: Evola se base sur une conception spirituelle et antiégalitaire de l’homme, qui le mène à un «  différencialisme  » typique du monde traditionnel, qui se déploie aussi dans une hiérarchisation des races humaines; mais lui, mal vu par les sommets de l’Allemagne nazie, à cause de ses théories, répudie le racisme biologique et l’idée que la couleur de la peau puisse être, en tant que telle, déterminante pour la valeur d’un homme. Le racisme d’Evola, dit racisme de l’esprit, a un « visage triple »: corps, âme et esprit. Ce qui, pour Giorgio Almirante, apparaissait déjà en 1942 comme un « racisme de gourmet », gravite autour de la notion qualitative de Race de l’Esprit, dont la race du sang, ou du corps, serait un pur « symbole, signe ou symptôme ».

Une idée différencialiste et aristocratique qui, si elle méprise les théories nazies à la Rosenberg, parce qu’elles sont naturalistes et biologiques, accentue à mesure les contenus racistes et voit dans l’appartenance ethnique, comprise justement comme une transposition matérielle antidéterministe de valences spirituelle, une valeur.

À la chute du régime fasciste, le 8 septembre 1943, Evola se trouve en Allemagne, après une série de voyages qui l’avait conduit, entre autre, à la connaissance de Corneliu Zelea Codreanu en 1938. Il décide d’adhérer à la République Sociale Italienne, la même année où il publie pour Laterza, La doctrine du réveil , intéressant essai qui révèle le caractère aristocratique et guerrier du Bouddhisme des origines. En 1945, il est victime, lors d’un bombardement, à Vienne, sur la fin de la guerre, d’un accident qui lui coûtera une paralysie définitive de ses membres inférieurs.

Cet épreuve n’érafle pourtant pas son activité intellectuelle: en 1950 il écrit Orientations , les fameux « onze points », une sorte de « recette existentielle » pour traverser indemne le chaos du Troisième Millénaire, qui trouveront leur extension et un vaste approfondissement dans Les hommes au milieu des ruines , paru en 1953. Sur la même longueur d’onde, après La Métaphysique du sexe , sortie en 1958 (une oeuvre très originale, qui analyse le monde de l’éros à partir de perspectives bien supérieures à celles du simple sentimentalisme, de la luxure ou de la psyché, des perspectives tendant à retrouver, dans l’expérience sacrée su sexe, une « lueur de transcendance »), en 1961 il donnera aux presses Chevaucher le tigre , un livre défini par Piero di Vona comme «  un bréviaire pour non-croyant  ». Le titre de cette oeuvre reprend un antique dicton oriental: le tigre symboliquement représente le non-Je, l’autre de soi par rapport à l’homme. Le type d’homme différencié, dans cette oeuvre considérée comme une réinterprétation dans un sens personnaliste de l’anarchie (« anarchie » comprise à l’instar de l’ anarca d’Ernst Junger), est exhorté à transformer le poison en remède, à « se mesurer soi-même avec une mesure difficile », précisément à « chevaucher le tigre », ou à dominer les adversités, les bêtises et les difficultés qui se présentent à lui: qui se tient solidement sur le tigre, ne peut pas être désarçonné, et le tigre ne peut pas non plus le frapper. En 1963, la maison Volpe publie Le fascisme vu de la droite , opuscule dans lequel, il met à jour une interprétation de base traditionnelle du Ventennio [les vingt ans du fascisme, ndt]. Et il confirme encore le caractère seulement partiellement traditionnel de celui-ci. C’est l’ultime phase de la vie du Baron, celle dans laquelle Almirante le définissait comme «  notre Marcuse, seulement... un peu plus brave   », celle pendant laquelle il collabore à divers titres journalistiques, parmi lesquels Il popolo d’Italia , où il fonde la collection Horizons de l’esprit pour les éditions Méditerranée, et pendant laquelle sa santé commence à s’aggraver. L’année 1968 marque la première décompensation cardiaque aiguë, qui se répétera en 1970.

Julius Evola abandonne l’existence terrestre le mardi 11 juin 1974: son corps est incinéré et ses cendres sont inhumées pour une partie en un point indéterminé du Mont Rosa, et les autres parties sont dispersées au vent.

Ainsi se conclut l’itinéraire existentiel d’un homme, d’un penseur, d’un philosophe, à qui il est nécessaire, en partageant ou moins son engagement, de reconnaître une haute, une inexpugnable et très ardente dignité.

Résumé sur Evola

Que dit en synthèse le philosophe Julius Evola? Dans quel domaine, dans quel courant de pensée doit-il être inséré? Quel est son message politique, social, existentiel? Répondre à des questions comme celles-ci s’avère extrêmement difficile: la complexité du « système » évolien présuppose une analyse attentive et méticuleuse pour en comprendre à fond la structure, les nuances et tous les éléments qui le composent. De la même façon, un résumé d’une page peut s’avérer, en tant qu’approche initiale, être un bon tremplin pour l’étude sur Evola, en étant bien conscient, cependant, qu’il doit être reconduit à un approfondissement beaucoup plus vaste, sans lequel la schématisation d’exposition et la superficialité inhérente de consommation pourraient se mélanger dans un pétrin intellectualiste équivoque qui ne provoquerait qu’un accroissement continuel de l’ignorance, déjà très embarrassante, qui règne sur ce philosophe. Rappelons-nous donc qu’un tel paragraphe ne pourra jamais être considéré comme exhaustif au sujet de Julius Evola. Lequel doit être tout de suite situé dans le courant à moitié inconnu du « traditionalisme intégral »: par moments Evola, plus qu’un penseur authentique, apparaît comme un véhicule de transmission de l’Idée Traditionnelle. En réalité, il réélabore les principes qui aboutissent à celle-ci en les intégrant et « en les adaptant » au hic et nunc dans lequel elle se trouve à agir. La Tradition — modèle métahistorique de civilisation — se fonde sur la prééminence du spirituel sur le matériel, de l’être sur le devenir, de la qualité sur la quantité, de la fermeté sur les exaltations irrationnelles et se traduit dans une société dans laquelle chacun assume la fonction qui lui est la plus conforme. La hiérarchie, le principe d’autorité et de subordination, le sens de la caste (et jamais la caste ne peut être synonyme de « classe sociale » dans le cas où celle-ci unit des êtres d’égale dignité intellectuelle et spirituelle, et jamais grossièrement économico-matérielle), la vie humaine imprégnée du sacré dans toutes ses manifestations, la perception du divin au travers de l’initiation et de la consécration; le lien payen entre royauté et sacerdotalité, l’identification en paix et justice des éléments fondant la civilisation: tels sont les points cardinaux de la Tradition. Le « Baron » Evola, dans ses oeuvres, retrouve la piste des manifestations historiques de la Tradition, il en dévoile les symboles et les significations, il analyse les mythes, les légendes, il fixe le profil d’une typologie d’homme, d’État et de civilisation supérieurs; il critique de manière serrée, précise et péremptoire, le processus de décadence de l’Occident et du monde en général, ses dégénérescences sociales, existentielles, la perte de référentiels transcendants qui le caractérise et le chaos résultant, engendré par l’économisme, par le matérialisme, par l’esprit bourgeois, par l’existence animalesque qui contre-distingue l’homme dans l’ère de la technique et par l’insurrection de l’infériorité. Évidemment, ses paramètres d’observation et de désacralisation des paramètres traditionnels — ou, avec un langage qui prête pourtant aux équivoques, sont « réactionnaires », si par ce mot on comprend la prédominance d’une mentalité ascétique, chevaleresque, aristocratique, dans le sens de l’aristocratie de l’esprit et non génériquement antisociale — doivent être circonscrits dans leur domaine: on ne peut pas penser adresser une critique à Evola par des méthodes « modernes ». L’homme ancien ou « traditionnel » et l’homme moderne, pour se considérer eux-mêmes, considérer le monde ou la société, chaussent des lunettes différentes: selon le type de lunettes, ou de vision du monde si l’on préfère, on a une perception différente du réel et une conception différente de la vie. Personne ne peut établir quel type de lunettes est juste: selon son propre engagement [ou positionnement, ndt] on arrive à des résultats différents, et comme il n’existe pas de critères pour établir s’il est plus juste au sens absolu d’être athées ou religieux, idéalistes ou marxistes, conservateurs ou anarchistes, tout doit toujours être ramené à la sphère du sujet et au positionnement que chacun estime le meilleur. Pour ce qui concerne la spéculation philosophique, Evola conçoit un système de pensée original dans le domaine de la philosophie idéaliste: la proposition de l’idéalisme seulement comme point de départ et le dépassement successif de celui-ci. Cela se produit parce qu’il veut donner une légitimation spéculative à un système, celui traditionnel, qui n’avait jamais ressenti la nécessité de « philosopher ». L’idéalisme considère le monde posé par le Je en affirmant la coïncidence entre le Je empirique et le Je absolu: cette osmose s’avère très problématique pour Evola, étant donné que le Je empirique n’est pas en mesure de reconnaître vraiment le monde comme son positionnement, en souffrant la contingence, la « privation », une insuffisance qui nécessite d’être comblée. Donc la tâche qu’il se propose est celle de combler une telle insuffisance, pour atteindre à cette plénitude d’être dans lequel le monde est expérimenté comme étant posé par le Je, lequel est principe de lui-même. Une telle tâche s’acquitte avec une praxis, une « construction de l’immortalité » symbolique qui se tient à la base de son idéalisme magique et qui reprend Novalis. Le Je est vu non plus à la lumière de la gnoséologie, mais dans sa faisabilité réelle d’activité, liberté, potentialité : au sommet de ce cheminement se trouve le « mage », le Seigneur, l’Individu Absolu, qui s’affirme dans le principe taoïste du Wei-Wu-Wei, à savoir « agir-sans-agir » : seul le Je réel qui parvient à une autàrcheia libre de la dépendance à l’égard du non-Je, à l’égard de l’autre de soi, seul celui qui ne subit plus le frémissement du désir, qui ne subit plus les limites des conditionnements de la réalité contingente et temporelle, qui s’affirme en soi et par soi, dans une liberté néostoïque créatrice de se poser comme affirmation et négation, réalise la conjugaison réelle avec l’Absolu et le processus menant à l’infinitude du Je. Ce ressentir quasi « mystique » se manifeste aussi dans l’activité artistique d’Evola, qui fut aussi un peintre dadaïste. Dada est rupture, transévaluation, catharsis : c’est dans l’optique de ce qu’on a appelé « Voie de la Main Gauche », dans laquelle l’acte est un moyen par lequel on parvient à l’autotranscendance au travers de l’évasion, que se situe son expérience dadaïste. Le dadaïsme est une forme de l’être en tant qu’expression métaartistique et antiartistique de la « conscience abstraite », une dimension transcendante de la conscience. Monarchique, aristocratique et « réactionnaire », indiscutable défenseur du Trône et de l’Autel, Evola doit être considéré politiquement comme un penseur impolitique : étant donné que chez lui, la politique et les considérations relatives à celle-ci sont des filles du positionnement métaphysique typique du caractère traditionnel. Alors qu’aujourd’hui la parole politique à une valeur laïque, chez lui, elle est en étroite connexion avec les principes spirituels qui animent son agir philosophique et humain : son orientation dans le monde moderne n’est pas proposable, telle est l’extranéité de celle-ci. Au jugement de celui qui écrit, s’il était encore vivant, le Baron serait en toute première ligne de l’anti-occidentalisme et sympathiserait indubitablement à l’égard de ces organisations communautaires (en référence à l’actualité, assurément le monde musulman) celui, comme il eut à écrire une fois, « …qu’ un destin heureux a préservé du contact avec la modernité  ». Les lignes directrices de la pensée évolienne se cale toujours sur cette longueur d’onde : même dans les oeuvres « existentielles » (c’est-à-dire d’enseignements pour l’existence humaine), dans la critique des moeurs et de la société de masse, dans les écrits ethno-anthropologiques et dans ceux sur la musique ; dans celles sur l’éros, sur l’ésotérisme et sur la magie, la clef est toujours à rechercher dans une transcendance vécue, de domination et de possession de soi et de la réalité environnante. Toute forme d’expression de l’activité humaine trouve son accomplissement et sa réalisation ultra-humaine quand on ne se plie plus à la dépendance et à l’esclavage vis-à-vis du monde extérieur, quand on considère toujours comme moyen, et jamais comme une fin, toute activité extérieure, quand la jouissance de toute expérience est ascétique (dans le sens réel et non « courant » du terme), c’est-à-dire libre et spontanée : intense et totale jusqu’à la dernière goutte, mais jamais ressentie comme un « besoin » et/ou une nécessité. Si nous voulions vraiment, en pratiquant de manière minimaliste et dépouillée, résumer en peu de mots l’Evola entier, assurément nous devrions choisir l’aphorisme évolien suivant : «  Ce sur quoi je ne peux rien, ne peut rien sur moi  ».

Qu’est-ce que la Tradition ?

Hétérogène dans les développements, absolument organique et unitaire dans les contenus : telles sont les caractéristiques primordiales de Julius Evola pour ce qui est de la structuration de son entière production culturelle. Pour bien la comprendre à fond, il est nécessaire de bien clarifier le sens d’une constante, d’un mot récurrent dans tout l’évolisme : la Tradition . Qu’entend-on ici par Tradition ? Dans le langage commun, un tel mot indique de manière générique tout ce qui est transmis du passé au moment présent : on peut parler de tradition musicale, de tradition artistique, philosophique, classique, populaire, marxiste, religieuse, etc. Dans l’acception « évolienne » du terme, la Tradition s’élève à une signification beaucoup plus vaste. Sous le nom de Tradition, en effet, il faut comprendre un modèle « suprahistorique » de civilisation, d’éthique, d’organisation sociale et communautaire, de conception de la vie et de la réalité dans son ensemble. « Métahistorique » passe pour « idéal » : la Tradition est un idéal supratemporel qui trouve dans l’histoire des manifestations contingentes et phénoménales. Quoique certaines pages de l’oeuvre d’Evola lui-même puissent laisser entendre cela, et quoique certains de ses spécialistes s’en soient tenus à cette modalité herméneutique, nous nous refusons à interpréter la Tradition comme un bloc statique, un totem immuable auquel adhérer « idéologiquement ». Comme dans toutes les doctrines, il existe aussi dans la Tradition un dénominateur commun minimum qui caractérise ses diverses expressions historiques, lesquelles se différencient cependant dans des formes et dans des « phénotypes », tandis que leur matrice reste stable. Tradition, est essentiellement ce qui s’oppose à civilisation moderne ; si on veut découvrir une fracture entre monde traditionnel et monde moderne, l’on doit clairement se référer, historiquement, à 1789, l’année de la Révolution Française, d’où descend la modernité et les principes qui lui servent de pivot (libéralisme, humanisme, démocratie, économisme, individualisme, nationalisme). Attention : il ne faut pourtant pas entendre que la pré-Révolution Française soit, dans sa totalité, une expression de l’esprit traditionnel. L’interprétation de l’histoire sur un fondement traditionnel est, de fait, cyclique et antiprogressiste : en antithèse aux historiographies modernes, qui identifient dans la civilisation archaïque la barbarie et configurent l’histoire comme le parcours de l’évolution humaine, l’Idée traditionnelle sur l’histoire est caractérisée par la décadence. L’homme qui, d’un état de « lumière », descend peu à peu dans des stades inférieurs de civilisation : c’est la doctrine des Quatre États d’Hésiode (Or, Argent, Bronze et Fer, avec une « remontée » momentanée entre la troisième et le quatrième, avec « l’État des Héros »), qui trouve sa correspondante en Orient dans la doctrine védique hindouiste : Satya-yuga, Treta-yuga, Dvapara-yuga et Kali-yuga, sont respectivement les quatre « moments » de la décadence, qui a débuté quand l’humanité perd le contact et s’éloigne progressivement de la lumière spirituelle et de la vérité des origines. La période pré-Révolution Française, donc, est déjà attaquée par la décadence : ferme doit rester le concept que les expressions historiques ne sont que des manifestations temporelles, et partielles, d’un idéal supérieur. Mais découvrons dans les paroles du même Evola la signification de la Tradition. Nous proposons de suite le premier chapitre du livre Révolte contre le monde moderne , dans lequel le philosophe définit bien le sens de la Tradition : «  Pour comprendre aussi bien l’esprit traditionnel que la civilisation moderne en tant que sa négation, il faut partir d’un point fondamental : de la doctrine des deux natures. Il y a un ordre physique et il y a un ordre métaphysique. Il y a la nature mortelle et il y a la nature des immortels. Il y a la raison supérieure de « l’être » et celle inférieure du « devenir ». Plus en général : il y a un tangible et un visible et, bien avant lui, il y a un invisible et un non-tangible en tant que supramonde, principe et vie vraie. Partout dans le monde de la Tradition, en Orient et en Occident, dans une forme ou dans une autre, cette connaissance a toujours été présente comme un axe inébranlable autour duquel tout le reste était ordonné. On dit connaissance et non « théorie ». Quoiqu’il s’avère difficile aux modernes de la concevoir, il faut partir de l’idée que l’homme traditionnel connaissait la réalité d’une ordre de l’être beaucoup plus vaste que celui qui, aujourd’hui, correspond de principe au mot « réel ». Aujourd’hui, en tant que réalité, au fond, on ne conçoit rien de plus qui aille au-delà du monde des corps dans l’espace et dans le temps. Certes, il y a bien celui qui admet encore quelque chose au-delà du sensible : mais parce que c’est toujours au titre d’une hypothèse ou d’une loi scientifique, d’une idée spéculative ou d’un dogme religieux qu’il va admettre ce quelque chose, effectivement, il ne va pas au-delà de la dite limitation. En pratique, c’est-à-dire en tant qu’expérience directe, quelle que soit aussi la discordance de ses croyances « matérialistes » et « spiritualistes », l’homme moderne normal ne se forme son image de la réalité qu’en fonction du monde des corps. Le vrai matérialisme à accuser chez les modernes c’est celui-ci : leurs autres matérialismes, au sens d’opinions philosophiques et scientifiques, sont des phénomènes secondaires. Pour le premier matérialisme, il n’est donc pas question d’une opinion ou d’une « théorie », mais de l’état de fait propre à un type humain dont l’expérience ne sait plus appréhender que des choses corporelles. Pour lequel, la grande partie des révoltes intellectuelles contemporaines contre les vues « matérialistes » appartiennent aux réactions vaines contre des effets ultimes et périphériques de causes anciennes et profondes, qui se sont établies en bien d’autre lieu que dans celui des « théories ». L’expérience de l’homme traditionnel, comme aujourd’hui encore, au titre de résidu, celle de quelques populations dites « primitives », allait bien au-delà d’une telle limite. « L’invisible » y figurait comme un élément pareillement réel, et même plus réel, que les données des sens physiques. Et tout mode de vie, que celle soit individuelle ou collective, en tenait compte. Si traditionnellement ce qui s’appelle aujourd’hui réalité n’était donc, sinon, qu’une espèce dans un genre bien plus vaste, l’invisible ne s’identifiait toutefois pas avec le « supranaturel ». À la notion de « nature » ne correspondait pas, traditionnellement et simplement, le monde des corps et des formes visibles sur lesquels s’est concentrée la science sécularisée des modernes, mais aussi, et essentiellement, une partie de la même réalité invisible. Le sentiment d’un monde « inférieur » était vif, peuplé de forces obscures et ambiguës de tout genre — âme démoniaque de la nature, substrat essentiel de toutes les formes et énergies de celle-ci — auquel était opposée la clarté suprarationnelle et sidérale d’une région plus haute. Mais en plus, dans la « nature » rentrait aussi traditionnellement tout ce qui n’est qu’humain, ceci n’échappant pas au même destin de naissance et de mort, d’impermanence, de dépendance et d’altération, propre à la région inférieure. Par définition, l’ordre de « ce-qui-est » ne peut avoir à faire avec des états et des conditions humaines ou temporelles : « une est la race des hommes, une autre celle des dieux » — quoique l’on conçût que la référence à l’ordre supérieur au-delà du monde, pût orienter cette intégration et purification de l’homme dans le non-humain, comme on le verra, elle seule constituant l’essence et la fin de toute civilisation vraiment traditionnelle. Monde de l’être et monde du devenir — des choses, des démons et des hommes. D’autre part, toute figuration hypostatique — astrale, mythologique, théologique et religieuse — de ces deux régions renvoyait l’homme traditionnel à deux états, elle valait comme un symbole à résoudre au sein d’une expérience intérieure ou dans le pressentiment d’une expérience intérieure. Ainsi dans la tradition hindoue, et spécialement dans le Bouddhisme, l’idée du samsara — le « courant » qui domine et transporte toute forme dans le monde inférieur — est étroitement associée à une condition de la vie comme convoitise aveugle, identification irrationnelle. Pareillement l’hellénisme de la « nature » personnifia souvent l’éternelle « privation » de ce qui, ayant en dehors de soi le principe et l’acte propre, coule et échappe à soi indéfiniment — aéri réonta — et dans son devenir accuse justement un abandon originel et radical, un défaut durable de limite (1) . « Matière » et devenir dans de telles traditions expriment ce qui d’un être est indétermination, nécessité incoercible ou obscure, impuissance à s’accomplir sous une forme parfaite, à se posséder par une loi : anaekàion et àpeiron disaient les Grecs ; adharna disaient les Orientaux. Et la Scolastique n’eut pas d’idées trop dissemblables en reconnaissant comme cupiditas et appetitus innatus la racine de toute nature non rachetée. D’une façon ou d’une autre, l’homme de la Tradition découvrit donc dans l’expérience de l’identification avide, qui obscurcit et lèse l’être, le secret de cette situation, dont le devenir incessant et l’instabilité pérenne et la contingence de la raison inférieure, apparaissent comme une matérialisation cosmico-symbolique. Par contre, en s’appartenant et en se donnant une forme, du fait d’avoir en soi le principe d’une vie qui n’est plus dispersée, en ne se laissant plus abattre ici et là, en recherche de l’autre ou d’autres pour se compléter ou se justifier, une vie non plus brisée par la nécessité et par l’effort irrationnel vers l’extérieur et le différent — en un mot: dans l’expérience de l’ascèse, on ressentit la voie pour comprendre l’autre région, le monde de l’état de « l’être », de celui qui n’est plus physique, mais métaphysique —  « nature intellectuelle privée de sommeil — et dont des symboles solaires, des régions uraniques, êtres de lumière ou de feu, îles et hautes montagnes, furent traditionnellement les figurations. Telles les deux « natures ». Et la naissance selon l’une et selon l’autre fut conçue, et le passage de l’une à l’autre, naissance parce qu’il fut dit: « Un homme est un dieu mortel, et un dieu est un homme immortel » (2) . Le monde traditionnel connut ces deux grands pôles de l’existence et les voies qui de l’un mènent à l’autre. Du reste le monde, dans la totalité de ces formes aussi bien visibles que souterraines, soit sous-humaines, démoniaques, connut donc un « supramonde » — uperkosmía — l’un « chute » de l’autre et l’un « libération » de l’autre. Il connut la spiritualité comme ce qui se trouve au-delà aussi bien de la vie comme de la mort. Il connut que l’existence extérieure, le « vivre », est néant, sinon une approximation vers le supramonde, vers le « plus que vivre », si la finalité la plus haute n’est pas la participation à ce « plus que vivre » et une libération active du lien humain. Il sut que toute autorité est fausse, injuste et violente, toute loi, vaine et caduque, toute institution, quand elles ne sont pas une autorité, des lois et des institutions ordonnées au principe supérieur de l’être — depuis le haut et vers le haut. Le monde traditionnel connut la Royauté Divine. Il connut l’acte du passage: l’Initiation — les deux grandes voies de l’approximation: l’Action Héroïque et la Contemplation — la médiation: le Rite et la Fidélité — le grand soutien: la Loi traditionnelle, la Caste — le symbole terrestre: l’Empereur. Telles sont les bases de la hiérarchie et de la civilisation traditionnelle, en tout et pour tout détruites par la civilisation « humaine » triomphante des modernes. »

(1) Expressions caractéristiques chez Plotin, Énnéades, I, VIII 4-7. Chr. Plutarque, De Isis à Osiris.

(2) Cfr. Héraclite (ed. Diels, fr.62) [traduction italienne: De l’origine, Feltrinelli, Milan 1993] Corpus Hermeticum, XII, 1. (Julius Evola: Révolte contre le monde moderne — Chap. I « Le principe ».

Comme on le remarque dans le texte ci-dessus, ce qui distingue la Tradition de l’Antitradition (civilisation moderne) c’est surtout un élément: la « tendance vers le haut ». Un caractère fondamental de toute civilisation traditionnelle est sa base transcendante, sa construction active au travers de normes qui se projettent au-delà de l’humain. C’est fondamental de bien comprendre les points suivants, pour ne pas commettre une mauvaise (ou partiale) interprétation:

a) Le différencialisme évolien.

b) Le sens de la transcendance et ses rapports avec la religiosité .

A — Avec le terme de «  différencialisme » , se sous-tend l’entière conception évolienne de l’homme. Dans diverses préfaces de ses oeuvres mêmes, le philosophe affirme que la lecture de tel ou tel livre peut être utile « à un type d’homme différencié »: pour Julius Evola, les êtres humains sont profondément différents. Dans le sillage d’Héraclite (« Un seul vaut plus que dix mille pour moi, si c’est le meilleur »), de manière non dissemblable à la distinction heideggerienne entre « hommes » et « hommes-seigneurs », mais en reprenant encore plus à Nietzsche (le penseur le plus influent sur Evola), le Baron jette les bases d’une vision antidémocratique de la société. Un antidémocratisme qui n’a rien à voir avec les régimes totalitaires, le totalitarisme étant condamné par Evola parce qu’expression de la société de masse, mais qui se fait propulseur de l’État organique. Les diversités existantes entre les hommes ne sont pas des différences à caractère biologique mais spirituelle: il existe des hommes supérieurs (différenciés) par personnalité, intelligence, capacité, volonté, caractère. En un mot, par des qualités. En se posant avec une attitude de répulsion et d’aversion à l’égard de toute forme de biologisme et/ou darwinisme, à toute pensée qui encadre l’être humain selon des critères « zoologiques », Evola conçoit une telle diversité comme des caractéristiques innées de l’individu, dont la « qualité » n’est jamais acquise mais « génétique », héréditaire. « Chacun devient ce qu’il est », ce n’est pas l’influence de l’environnement extérieur qui détermine les caractérisations de chacun, mais ses dons naturels. L’influence extérieure peut apaiser, atténuer, dissimuler, de telles caractérisations, elle peut en entraver le développement, mais jamais les déterminer ou les « produire ». Par exemple, un souverain de grande épaisseur est tel en tant que tel: si à peine né, il était conduit dans un autre environnement différent de celui royal, il ne développerait pas ses qualités naturelles à cause d’empêchements extérieurs et matériels, et ses capacités resteraient à l’état potentiel ou ne s’affirmeraient que partiellement. Mais un homme ordinaire qui aurait grandi dans un environnement royal ne réussirait pas non plus à devenir un grand souverain parce que ses dons naturels, son « potentiel » ne le lui consentiraient pas. Tout comme un artiste « n’apprend » pas à peindre, mais sa peinture est le résultat d’un talent naturel (spirituel), les actions et les comportements humains sont des expressions de caractères innés. Il est clair que si l’artiste n’était jamais au contact avec une toile et un pinceau, il ne deviendrait pas artiste, ainsi l’homme, ôté de la situation qui lui est propre, n’aurait pas la possibilité d’exprimer ses dons: mais ce n’est pas le pinceau qui fait de l’artiste un artiste, en effet il est tel « par nature », pinceau et toile n’étant que des instruments de sa réalisation, et non des éléments qui déterminent sa nature d’artiste. Un tel innéisme n’est pas gnoséologique mais ontologique: on ne parle pas de connaissances innées, ni non plus de manière simpliste « d’intelligences » quantitativement supérieures ou inférieures. On parle de dispositions, ou mieux de prédispositions, d’inclinations de l’individu qui ne sont pas « acquises » mais qui coïncident, justement, avec son patrimoine inné. Ces concepts aristocratiques et différencialistes sont aussi empruntés au monde de la Tradition (que l’on considère, par exemple, la tripartition de la société chez Platon : philosophes, guerriers, ouvriers, suum cuique tribuere , à chacun le sien). Une fois cette base bien définie, on comprend comment l’oeuvre évolienne ne puisse jamais être destinée à une exploitation de masse : ceci est l’une des raisons, outre la pseudo-exégèse des « mauvais disciples » et l’obstruction de la culture officielle, pour laquelle Evola est peu lu, encore moins connu, et exclu des encyclopédie philosophiques. Son message est toujours élitaire : on ne doit pas s’étonner que tout le monde ne soit pas en mesure de l’accepter ou pour le moins, de le comprendre. À la différence des idées de tant d’autres philosophes, modernes et non-modernes, pour le Baron, il est inconcevable de parler « d’être humain » dans le vague, l’expression générale « d’être humain » étant une abstraction. On ne doit jamais utiliser le critère « quantitatif » pour évaluer ses écrits (si tous faisaient comme lui le dit… »), on ne doit jamais le représenter comme un penseur dont l’image soit hissée par les masses, on ne doit jamais le considérer comme un référentiel théorique de partis ou de mouvements politiques. Il est nécessaire de penser à Evola comme à un ingénieur de l’âme, à un homme qui fournit les éléments et les suggestions pour construire, ici sur cette Terre, une fermeté d’idées et d’esprit, une « …patrie intérieure qui ne pourra jamais plus être occupée ni détruite », dans la tentative, non pas de s’enraciner sur un misonéisme nostalgique et rétrograde, mais de « transformer le poison en remède », de savoir rester au monde en demeurant soi-même. Pour le dire avec les mots de Abd Al-Khaliq : « Sois capable d’entrer complètement dans la vie du monde extérieur sans jamais perdre ta liberté ».

B — Le rapport entre la transcendance et la religiosité , c’est-à-dire la signification de la métaphysique chez Evola, est une conséquence directe de sa pétition de principe élitaire et différencialiste. La spiritualité de la Tradition pour laquelle Evola a combattu n’a rien à voir avec la superstition, l’angoisse de la mort, la projection feuerbachienne de l’homme qui s’agrippe au transcendant en se sentant limité ou avec les veines de la sensiblerie romantique propre à l’irrationnel : elle doit être interprétée du point de vue « ésotérique », à savoir, en distinguant l’aspect religieux et dévotionnel, propre à l’homme commun, et le domaine de la connaissance et de la réalisation (domaine plus proprement métaphysique). Les deux aspects sont traditionnellement représentés comme « l’écorce et le noyau », la première représentant l’aspect exotérique, le second l’aspect ésotérique. Dans le langage arabe de la tradition relative à l’ésotérisme islamique, par exemple, l’écorce, (en arabe el-Qishr) équivaut à la sharîa, c’est-à-dire à la loi religieuse, et correspond à tout ce que le monde illuministe et celui marxiste imputent aux sociétés non-laïques : dévotion, fidéisme, soumission irrationnelle, passivité. Le noyau (en arabe el-Lobb) est symboliquement la haqiqah, et donc « la vérité ou la réalité essentielle qui […] n’est pas à la portée de tous, mais réservée à ceux qui savent la découvrir et la rejoindre, même aux travers des formes extérieures qui la recouvrent, en même temps qu’elles la protègent et la dissimulent » (René Guénon). L’homme traditionnel, qualitativement différencié, est celui qui se distingue du fait qu’il s’appartient et se donne une forme, qu’il a en soi le principe d’une vie non plus dispersée, non plus en se décourageant ici et là dans sa recherche de l’autre ou des autres pour se compléter ou se justifier, une vie non plus brisée par la nécessité et par la conation irrationnelle vers l’extérieur ou le différent, c’est-à-dire exactement le contraire du « croyant » dominé par des forces irrationnelles. Le noyau coïncide souvent avec l’expérience de l’ascèse : et l’ascèse, la vraie ascèse, n’est pas une forme d’auto-mortification (la schopenhaurienne « éthique de la souffrance ») et/ou d’humiliation de soi. Elle se présente au contraire avec des caractéristiques viriles, guerrières, « solaires » : et le monde classique nous l’explique déjà aussi bien avec la formule apoteòtenai (« se faire Dieu ») qui trouve aussi dans d’autres traditions une identité de contenus. l’homme traditionnel, différencié, voit dans la transcendance, non pas le dogme auquel se soumettre, mais l’achèvement de son être, la pleine réalisation de soi au travers d’une éthique « autarcique », qui tend à trouver en soi le point autour duquel gravitent toutes les conditions extérieures, contingentes et temporelles. Mais, encore, nous découvrons dans les paroles mêmes d’Evola quel est le sens de la spiritualité chez le type d’homme différencié : «  Aujourd’hui, nous avons besoin d’hommes qui ont un concept pur et efficace de « spiritualité » : qui la détache de tout ce qui est du domaine du sentiment, de l’évasion mystique, et du préjugé « humain », qui ne la réduisent pas à une petite chose du cerveau, du coeur, sinon même des sens, mais qui la réalisent comme un état, comme une présence qui s’exprime dans des forme supérieures d’action et de vision, en n’excluant pas avec ceci les autres éléments non-spirituels de la vie humaine, individuelle et associée, mais en les dirigeant, en les animant et en les organisant à partir de ce niveau supérieur de conscience […] Le type d’homme différencié est celui qui, en tant que personnalité, est en mesure d’assumer une attitude active, au lieu de passive, face à tout ce qui en est lui est instinctivité, passion, impulsion, affectivité, nature. C’est celui qui, au moins partiellement, a en lui ce principe qu’une antiquité philosophique appelait « egemonikòn », le gouvernement intérieur. Pour lui, devrait valoir cette norme : il te sera concédé de faire tout ce à quoi tu sais, si tu le veux, pouvoir renoncer. […] Ferme dans les principes, inaccessible à n’importe quelle concession, indifférent face à la plèbe, aux superstitions, aux convulsions, au rythme desquelles dansent les ultimes générations. Le « tenir-ferme » de quelques-uns compte, dont la présence, tels des « convives de pierre », sert à créer de nouvelles distances, de nouveaux rapports, de nouvelles valeurs ; à construire ce pôle qui, s’il n’empêchera pas à ce monde de déviés et d’agités d’être ce qu’il est, servira pour le moins à transmettre à quelqu’un la sensation de la vérité.  »

De cela, on déduit que « l’impulsion transcendante » évolienne ou aussi la « tendance vers le haut », serait banalisée et minimisée si on la ramenait uniquement à la sphère religieuse. Par-delà les dogmes et les aspects typiquement dévotionnels, la métaphysique chez Evola, avec ses rappels aux traditions orientales, à l’initiation, au rite et à la loi, prend des connotations toujours plus anagogiques, tendant toujours plus à élever l’homme de son simple être-homme, et à le reconduire au monde de l’Être originel, à le rendre souverain de soi et du monde. En concluant : les enseignements d’Evola ne sont jamais divulgables à une réalité massifiée, mais toujours à une réalité orientée sur un cercle restreint ; sa métaphysique, à la différence de celles habituellement connues, tend non pas à limiter le type d’homme auquel s’adresse sa pensée, mais à le « libérer » des limites et à le potentialiser. En descendant du domaine philosophique-existentiel à celui plus proprement politique, il faut toujours être conscient que les référentiels qu’il reprend sont toujours « archaïques », relatifs au monde antique, et que les manifestations « traditionnelles » dans le monde moderne ont toujours été des reprises partielles de ceux-ci, l’Iran Khoméniste étant seulement, au jugement de celui qui écrit ces lignes, une société vraiment selon un type de société traditionnelle qui s’est réalisée ces derniers siècles.

L’idéalisme magique

Première sous-section — Genèse de l’idéalisme magique

Précédemment, on a pu noter comment l’oeuvre de Julius Evola est à insérer au nombre du Traditionalisme Intégral. Comment est-il possible, alors, qu’il se mesure à l’idéalisme, qui, sans doute, doit être considéré comme un phénomène moderne ? Lui, adversaire résolu du monde contemporain, de quelle manière se situe-t-il par rapport à cette philosophie ? Pour comprendre une telle question, il est opportun de contextualiser son activité intellectuelle. Comme déjà exprimé dans le paragraphe « La Vie », l’étude sur l’idéalisme appartient à la période de sa jeunesse, durant les années vingt. Evola ne naît pas traditionaliste, ses premiers contacts avec la culture s’extériorisent en études qui ont bien peu de caractère « traditionnel ». Même son expérience dadaïste, quand bien même vécue sous l’égide de la recherche de transcendance, de rupture avec la réalité par la réalisation d’une dimension supérieure, ne jouit pas encore de l’architecture conceptuelle dont il disposera dans les années de la « maturité ». De la même façon, son élaboration de l’idéalismes souffre d’une consolidation encore imparfaite de ses positions traditionalistes. Son affirmation traditionaliste, de fait, est le fruit d’un cheminement qui en construit graduellement les bases et l’assiette définitive. Faut-il dire alors que le jeune Evola, dadaïste et « idéaliste », est un penseur moderne, qui devient « traditionnel » dans les années de la maturité ? De toute évidence, non : il est possible de suivre un fil conducteur entre ses oeuvres de jeunesse (philosophiques) et celles des années suivantes (« doctrinaires »), mais les instances traditionalistes sont contaminées, dans la première période, par une conscience non-totale des contenus qu’il veut exprimer, qui s’avèrent donc pollués par le filtre de la culture de ce temps avec laquelle il se trouve en contact. Nous pourrions dire : les contenus de son système apparaissent, dans la première période, revêtus de la philosophie moderne, dont il se libère dans la période suivante pour trouver un accomplissement complet et définitif. On peut dire que cet accomplissement survient à partir de la rédaction de Révolte . Dans la préface de la première édition de la Phénoménologie de l’individu Absolu , le Baron écrit : « Dans ses éléments essentiels, ce que nous exposons n’est pas le simple produit de la spéculation subjective d’une philosophe moderne, mais bien au contraire la transposition intellectuelle de certaines doctrines traditionnelles, primordiales, qui ne sont pas assujetties dans un certain sens au devenir » [1, IX-X], en affirmant avec cela vouloir presque « intellectualiser » les doctrines traditionnelles, en les imprégnant de philosophie. Il reconnaîtra ensuite, dans Le chemin du Cinabre  : « Mes premiers écrits de la période philosophique se ressentirent donc d’un commixtion entre la philosophie et les doctrines mentionnées, un mélange qui se présenta parfois comme une contamination, non par rapport à la première, mais plutôt par rapports aux secondes, lesquelles — comme je devais nettement le reconnaître par la suite — subissaient une rationalisation forcée, extrinsèque » [2, 30], en admettant une connaissance imparfaite des doctrines susdites, qu’il avait voulu interpréter d’une point de vue idéaliste ; voire même en partant de l’idéalisme, il avait déjà voulu aborder les doctrines sapientiales, dans la tentative de conjuguer les deux choses. Toutes ces mises au point au sujet du caractère presque « illégitime » de son élaboration philosophique, l’idéalisme magique, ne doivent pas faire penser qu’une telle élaboration soit privée d’intérêt pour qui étudie la philosophie ; au contraire, c’est peut-être justement en vertu de ce caractère hétérodoxe qu’une telle spéculation, outre de représenter une cheville originale dans ce cadre très vaste de pensées et d’idées qu’est l’idéalisme, a une ligne de positionnement à lui, bien définie, qui mène, au travers de théorisations et réfutations, à une conclusion effective. Venons-en donc à l’analyse de cet idéalisme magique : présupposés, développements et solutions.

Le point nodal de la critique de l’ossature gnoséologique de cet idéalisme porte sur la nature réelle du Je. Fichte, vrai fondateur de l’idéalisme, postule trois principes dans la Doctrine de la Science dont le premier est carrément considéré comme antérieur au principe d’identité et de non-contradiction A = A : on affirme qu’un tel rapport identitaire, une telle base du connaître, certes ne se pose pas de manière autonome, mais est posé par un ens . L’adéquation qui en dérive, c’est que le premier fondement du connaître est le Je qui s’auto-pose et donc s’auto-crée. En acceptant aussi ce raisonnement, qui imprime au principe d’identité et de non-contradiction un caractère de loi, de quelque chose de « donné », donc de postulé par un alter qui le définit, en quoi consiste, élémentairement ce Je ? Fichte lui-même en donne une explication ambiguë : en soutenant que l’auto-positionnement coïncide avec l’intuition intellectuelle, à savoir avec le sujet, le Je réel, qui est Autoconscience dans la mesure où il prend conscience de soi (Le Je se pose lui-même) et ensuite de l’autre que soi (Le Je pose le non-Je) il semble donner un caractère réel, individuel, à ce Je ; il se contredit tout seul quand il touche le thème de l’infinité du Je, qui n’est jamais une situation achevée, mais un but idéel du je fini, mais c’est ce Je infini à être le principe formel et matériel du connaître. Quel est donc le Je du premier principe de la Doctrine ? Est-ce l’activité auto-créatrice et infinie qui se pose et pose le non-je (et dans ce cas ce n’est plus une intuition intellectuelle, cette dernière auto-conscience étant l’auto-position et l’auto-création, elle coïncide avec la cognition de Soi) ou bien est-ce le Je réel qui parvient à une conscience de soi et ensuite du non-je, existant en tant que connu, en allant nécessairement à coïncider avec la raison humaine ? Un tel problème n’est pas résolu, même pas par Hegel, symbole de l’idéalisme, lequel postule de manière arbitraire, attentif qu’il est à démontrer la résolution du fini dans l’infini, le Sujet Spirituel en devenir, l’Absolu, qui dans une rationalité nécessaire avec l’homme parvient à sa manifestation et sa réalisation finale. Evola développe sa critique de manière décisive justement sur cet aspect, sur le nature du Je. Il saisit inéluctablement la scission entre le Je réel ou empirique et le Je absolu ou infini divagué par l’idéalisme : le caractère de sa théorisation est délicieusement pratique. L’analyse gnoséologique doit avoir comme fin le Je réel, l’homme, sa centralité en face de soi et du monde (non-je) : ceci est un des éléments qui attirent le plus et peuvent susciter l’intérêt à l’égard de son système, qui abhorre les abstractions et spéculations comme des fins en soi et veut se projeter dans la jungle de l’existence. La tentative de dépasser cette grande limite de l’idéalisme se tient dans son tournant « magique », c’est-à-dire réel (on utilise aussi la tournure « Idéalisme Réel » en référence à son système), et ici entre en jeu la sagesse traditionnelle relative à l’autoréalisation et à la praxis. Ce dépassement se produit au travers de l’expérience, le contact réel du Je avec le non-je, ce qui n’advient pas par des théories ou des concepts abstraits mais « ...par un mouvement absolument concret, avec une transfiguration réelle de l’existence, résolue dans la divinité ». Évident et indéniable le rappel à Novalis, qui célèbre la puissance de l’homme, du Je, à l’égard de la réalité qu’il a en face de lui : « La Terre, la cité magique pétrifiée dont l’homme est le messie ». De la même façon que celui-ci recherche et professe la volonté créatrice de l’homme, sa possibilité de domination sur les choses en dehors de lui, Evola développe dans un sens autarcique l’essence de sa philosophie : le Je réel peut combler la privation, fille du rapport disproportionné entre lui et le Je Absolu, grâce à une parfaite autonomie qui le rend Absolu (à savoir Individu Absolu comme on le verra ensuite) grâce à l’expérience des faits (efficace, ndt], une expérience transformatrice dans laquelle le sujet connaît ce qu’il parvient à réaliser en soi. Comment peuvent bien avoir été attribués, à des systèmes de pensée comme celui-ci, des caractères «d’obscurantisme en rapport avec les philosophies matérialistes et à celles plus ou moins « humanistes », cela reste bien pour nous un mystère. Ici, nous proposerons une série de pages sur Evola, convaincus que nous sommes que l’approche directe avec l’auteur est le meilleur moyen de le comprendre. Aux textes susdits succèderont, de temps en temps, des commentaires et des éclaircissements.

Seconde sous-section — proposition et critique de l’idéalisme

1. Le problème fondamental de la philosophie moderne est le problème gnoséologique ou problème de la connaissance qui, brièvement et sous une forme très ésotérique, peut être formulé ainsi : toute expérience est constituée par la conjonction d’un sujet et d’un objet, d’un connaissant et d’un connu ; donc, comment la relation, qui contraint ces deux principes, est-elle possible, et donc, quel est le sens de leur conjonction, dans laquelle se développe l’expérience humaine ? Jusqu’à quel point ce problème est important et donc, jusqu’à quel point l’intérêt, que la philosophie moderne place en lui, est justifié, on peut le comprendre de la manière suivante. Par la connaissance, au sens large, s’affirme à soi la réalité d’une nature, la réalité d’autres consciences et, aussi, la réalité d’un monde spirituel. Donc sans un examen préliminaire de la nature de la connaissance, de ses présupposés et de sa validité, on ne peut donner aucun fondement sérieux à ces affirmations ; et étant donné que d’elles — acceptées naïvement comme des données de fait, sans aucune critique ou réflexion préliminaire — partent les sciences de la nature, les disciplines morales et sociales, les religions et les théories des valeurs, si l’on n’a pas un moyen, dans l’examen de la connaissance, de garantir la certitude de tout ce qui est postulé comme vrai à partir d’elle, si l’on n’a pas un moyen de démontrer les conditions par lesquelles la vérité est immanente à la pensée humaine et, en connexion, de confirmer et de vérifier la validité et de définir le sens des vrais principes fondamentaux, le monde entier, non seulement celui de la culture, mais aussi celui de la conscience commune elle-même, doit apparaître comme hypothétique et privé de sens : la valeur formelle qui lui conviendrait alors seulement, ne saurait en aucune façon empêcher que le scepticisme en dissolve l’essence intime. Et ce n’est pas tout: si l’on devait affirmer sérieusement l’impuissance de la connaissance à se justifier elle-même, le même scepticisme s’avérerait insoutenable: en effet il n’y a aucune certitude, si l’on n’y rapporte pas une certitude, ce qui contredit le contenu du même principe par lequel on nie qu’un connaître quelconque (et donc celui sceptique compris) puisse avoir une certitude. Il en résulterait alors que toute l’expérience, sinon dans ses formes les plus lumineuses, est une espèce de rêve incompréhensible, dans lequel le Je devrait se laisser aller à rêver passivement puisque, à l’inverse, s’il y portait la réflexion, sur ce rêve, il serait immédiatement déchiré par une contradiction interne. On ne pourrait jamais insister assez sur l’importance de cette considération et donc sur la nécessité du problème gnoséologique à la base de tout autre, spécialement contre tant de courants qui, par un mouvement dont on ne saurait dire si la témérité présomptueuse est plus grande que la naïveté, prétendent encore aujourd’hui, faire valoir comme vérité absolue les fruits d’un dogmatisme et d’un fantasme déchaînés, alors qu’ils sont impuissants à expliquer le fondement de leurs procédures et le sens même des paroles et concepts qu’ils emploient.

Commentaire: Dans ce bref préambule, Evola introduit la réflexion sur l’élément qui fonde la philosophie moderne, celui de la connaissance. Il se fait donc le partisan de la nécessité d’analyser à fond les bases sur lesquelles il repose, pour ne pas tomber dans l’équivoque de considérer comme une certitude ce qui, à la réflexion réelle, apparaît comme une postulation arbitraire. Il insiste beaucoup sur ce point parce que, comme il écrit, c’est précisément de la connaissance que dérivent les sciences, les morales, les normes sociales: il s’avère essentiel de placer devant le tribunal de l’analyse la nature de la connaissance elle-même. Puisque, dans le cas où se vérifierait la fracture entre la réalité et la conscience humaine, qui serait alors illusoire, toute affirmation prendrait un caractère chancelant, et se briseraient donc en morceaux, comme il écrit, non seulement le monde de la culture, mais aussi celui de la conscience commune. Le même scepticisme serait insoutenable: si l’affirmation de par elle-même à un caractère fallacieux, par conséquent l’affirmation sceptique aussi, affirmation d’une non-affirmation et donc d’une négation d’une affirmation, elle s’avèrerait non acceptable. Tout comme, dans une faillite hypothétique de la connaissance, toute affirmation cognitive ne peut pas être supposée véridique, de quelle manière peut être attribué aussi un tel caractère de véracité à une affirmation qui dénie la valeur de l’affirmation même? Elle s’écroule parce qu’elle même est une affirmation. Le caractère délicieusement spéculatif de ces observations nous démontre de manière très claire comment sa perspective de départ est justement celle philosophique, une étape utilisée pour arriver à la doctrine de la Tradition. En connexion avec tout ce qui a été précédemment mis en relief, cette méthodologie sera considérée par l’Auteur lui-même comme une sorte « d’erreur », puisque un tel type de philosophie s’avère déjà souiller les connaissances vraiment traditionnelles.

2. Donc la solution de la spéculation moderne au problème gnoséologique est, en principe, l’idéalisme, ou plus précisément, dans la conception du monde de l’idéalisme, on a dû reconnaître la conditionnalité par un système d’absolue certitude. L’idéalisme, comme on le sait, consiste dans l’affirmation qu’un monde extérieur, existant en soi-même indépendant du connaître et par conséquent du Je, ne peut être affirmé de manière cohérente: que donc l’univers entier n’est qu’un système de notre connaître, c’est-à-dire il n’est qu’en vertu du Je et pour le Je. Cela vaut d’exposer ici un bref résumé des arguments sur lesquels s’appuie une telle théorie. Si l’on réfléchit un peu, il s’avère clair que d’une chose, qui serait absolument en dehors de moi, je ne saurais absolument rien et donc que je ne pourrais d’aucune façon en affirmer l’existence. Je peux affirmer l’existence d’une chose, pour autant que — et à cause du fait — que je la connais, ce qui équivaut à dire pour autant et à cause du fait qu’elle est comprise à l’intérieur de la sphère du Je. De cela dérive immédiatement que l’unique réalité dont je puisse en vérité parler à l’égard d’une chose, est celle qui coïncide avec le fait qu’elle est perçue et que donc elle dépend de mon percevoir, sans lequel elle, pour moi, existerait aussi peu que la lumière sans ma faculté de vision. Naturellement ici, deux objections surgissent. Avant tout, on fera remarquer que le fait qu’une chose pour moi n’existe pas, n’implique pas qu’elle, en soi, n’existe pas ; c’est-à-dire que des choses peuvent exister ou des aspects des choses que moi je ne connais point et qui pourtant existent tout de même. À cela on répond que si ces choses ou aspects des choses qui « existent tout de même » et ne sont d’aucune manière connues de moi, même pas au travers de raisonnements et même pas comme éventualités d’une future expérience, alors leur existence ne peut être qu’une hypothèse gratuite ou une rêverie; dans le cas contraire elles sont frappées par l’argument exposé et sont remises d’une manière ou d’une autre dans le Je. La seconde objection est que pour moi il n’existe pas seulement les choses que je perçois, mais aussi celles perçues par les autres, et que je ne crois pas à la réalité seulement en vertu de mes perceptions ou raisonnements, mais aussi parce que ma perception ou mon raisonnement sont confirmés par celle ou celui des autres. Cette objection entre cependant dans un cercle vicieux : puisque pour les choses, le même raisonnement se répète pour les autres, c’est-à-dire qu’il faut se dire que je ne sais rien des autres en dehors de ce que, par perception, ou par discours, ou par intuition, ou par tout autre moyen quelconque de mon connaître, et que cependant avec cela, je reconduis à la sphère de ma subjectivité. […] Un en-dehors que serait vraiment en-dehors, ne pourrait rien être pour ma conscience, par la conséquence de quoi le en-dehors présent dans les perceptions est relatif, et tout se réduit à cette situation que, à l’intérieur de mon expérience, je pose certaines choses comme relativement extérieures à moi ou aussi comme existantes en soi. Il en résulte que toute réalité n’est qu’une détermination de ma conscience, que le Je, au lieu d’être compris dans l’univers, comprend celui-ci à l’intérieur de lui-même, et l’éther infini qui en sous-tend chaque détermination et le développement. Ici on peut lier l’instance de la célèbre « Critique de la raison pure » de Kant. À partir d’une analyse attentive et appliquée de l’expérience, il résulte que le monde, comme il apparaît à la science et à toute conscience commune, y compris les caractères d’extériorité, d’objectivité, etc., n’est pas du tout seulement le donné immédiat de la conscience ; lequel est au contraire un complexe absolument subjectif de sensations qui se sont transformées de manière désordonnée l’une dans l’autre et qui, de par lui-même, n’a rien à faire, ni ne peut donner de justification aucune à ce monde spatial, ordonné et objectif, que nous connaissons. Kant, en explorant comment il est possible à une science en générale, en tant que science, (c’est-à-dire en tant qu’ensemble systématique universellement valable et absolument certain), proposa la solution de la difficulté dans la théorie, que ce n’est pas la connaissance qui se règle sur les choses, mais que les choses se règlent sur la connaissance, dans ce sens que le sujet, qui a en lui des formes universelles et nécessaires (espace, temps, causalité, etc.) et en comprenant le chaos de la sensation en elles, de celui-ci tire le monde objectif et réglé qui est objet de notre connaissance et duquel une science est possible en général. En d’autres termes : la connaissance n’est pas, comme l’on croit vulgairement, une reproduction, mais une création de son objet ; le monde, en dépendant des formes de connaissance, serait un autre, si le Je était autrement conformé. La difficulté dans laquelle était resté Kant, au sujet de l’origine de la matière première des sensations, fut par la suite résolue par Fichte qui démontra comment soit un non-je se donne (la « chose en soi » de Kant), sinon comme un quid posé par le Je et comme le fondement de cette loi, par laquelle un Je pose un non-je, soit en se recherchant dans le même Je en tant que sujet connaissant. Avec cette allusion à la philosophie kantienne on a exposé un autre repère de l’idéalisme : et celui-ci c’est que si l’objet, en général, est néant, s’il n’est pas simplement une détermination intérieure à la conscience, il est à nouveau rien, s’il est compris comme une simple modification d’une réceptivité passive. Une cire peut bien porter l’empreinte d’un objet étranger, mais rien n’est dans la conscience si celle-ci ne le prend pas en elle et ne l’informe pas de réflexion. Conscience, en soi, signifie médiation, donc activité, autoconsciente. De cela il s’ensuit que l’entière expérience est quelque chose de tout à fait idéel, non pas comme un simple spectacle, mais plutôt comme une réalité posée, créée par le Je selon l’activité absolue de l’autoconscienc e.

Commentaire : Dans le texte ci-dessus, Evola se prépare à une analyse sommaire de la philosophie idéaliste, présupposé nécessaire pour le dépassement de la même. Sa réflexion critique tend à reporter dans la sphère subjective et personnaliste la dés-individualisante structure gnoséologique de l’idéalisme « classique » : avec l’affirmation que tout est « en vertu du Je et pour le Je », il pose le sujet pensant dans une condition d’absolue centralité par rapport au monde extérieur, connu en tant que sa position. Mais bien avant la défénestration du Je abstrait aspiré par l’idéalisme, Evola impose des considérations importantes au sujet d’une grande équivoque théorique de l’idéalisme même. Un telle équivoque se tient dans l’identification, fallacieuse, entre objet connu et objet existant : les idéalistes soutiennent que pour définir l’existence de quelque chose, il est nécessaire de le connaître : en le connaissant, le sujet détermine son existence. Cela s’effondre dès que l’on ramène le Je de l’abstraite spéculation philosophique à sa nature empirique, ou bien à son être sujet, homme, raison individuelle : en connaissant l’objet, le Je admet son existence, perçue par sa même conscience, mais ce n’est certainement pas son connaître qui détermine l’existence de l’objet lui-même. Si j’ai un bandeau sur les yeux, et donc si je suis privé de ma faculté de vision, je ne « connais » pas la chaise qui se trouve devant moi. Cela n’empêche que le meuble se trouve bien devant moi : le moment de la connaissance est seulement une conscience de l’existence d’un non-je, d’un autre que soi, et non d’une position (création) du même. Evola l’explique de manière très simple avec ses deux « objections », avant tout quand il dit que le fait qu’une chose, pour moi, n’existe pas, n’amène pas en conséquence qu’elle, en soi n’existe pas, c’est-à-dire que des choses et aspects peuvent exister que moi je ne connais pas et qui pourtant existent tout de même : l’équivoque se trouve dans le fait de penser qu’une détermination cognitive de la conscience correspond à une détermination effective de l’existence de l’objet, aboutissant donc à faire coïncider le connu et l’existant. Il est aussi vrai, cependant, que si l’existence de l’objet n’est pas une condition de ma cognition de lui, ma connaissance n’étant que la conscience que j’en ai, postuler l’existence d’un objet sans le connaître prend les caractères et le signalement de l’hypothèse, incompatibles avec l’exigence de certitude théorique, base première de la spéculation idéaliste. En second lieu, Evola, en entant dans le champ de l’analyse sur la nature du Je, commence à opposer à l’absolutisme du Je idéaliste, une multiplicité de Je (et pour Evola le Je, qui est réel, correspond simplement à l’homme individuel, au « sujet » cogitant) : il s’ensuit que les définitions de ma conscience doivent être mises en corrélation, pour être confirmées ou démenties, avec celles d’autres consciences, les consciences des autres Je. Si nous revenons un bref instant à la Doctrine fichtienne de la science, en examinant le troisième principe, celui dans lequel « le Je oppose dans le Je au Je divisible un non-je divisible » (qui représente l’équivalent de la seconde objection évolienne, celles dans laquelle existent divers Je et donc diverses consciences), nous pouvons remarquer comment ce qu’est la situation de la réalité effective est vue, en étant le troisième des trois principes celui qui a été cité ci-dessus, comme une dérivation de la déduction absolue du Je comme principe premier soit du sujet soit de l’objet, aussi bien du connaissant, que du connu. Mais une telle déduction, plus « qu’absolue », s’avère être arbitraire, étant donné que l’on donne des caractéristiques au Je qui ne correspondent pas à celles du Je réel (et d’ailleurs le tristement célèbre Je de l’idéalisme oscille, comme le dira plus loin Evola, entre le Je réel et le Dieu théiste). Le résultat final, comme le Baron l’explique ci-dessus par les allusions au kantisme et au même Fichte, c’est que l’activité de la conscience (qui est une activité autoconsciente, comme l’affirme l’idéalisme en entrevoyant dans la conscience le fondement de l’être, et dans l’autoconscience le fondement de la conscience) se configure comme le noyau essentiel de la question théorique, le problème de la nature du Je restant toutefois irrésolu, de son être sujet pensant limité face aux caractérisations « absolues » que l’idéalisme lui a imposées. Si l’objet en général n’est rien, s’il n’est pas simplement une détermination intérieure à la conscience, il est de nouveau rien, s’il est compris comme une simple modification d’une réceptivité passive. Tel est l’autre repère de l’idéalisme déduit par la réflexion évolienne (un repère qui est le fils direct du second principe fichtien du poser un non-je, à savoir, l’analyse de l’existence des objets est entièrement à circonscrire dans le domaine du Je qui les « pose »), une réflexion qui dorénavant, une fois mises au point les bases de la spéculation idéaliste, procèdera à la critique sur la nature du Je Absolu ou Transcendantal, dont la nature ambiguë sera le tremplin pour le tournant « magique » qui correspond à l’harmonisation de la philosophie à partir d’un domaine théorico-gnoséologique à celui efficace et de la pratique.

3. Ceci, en quelques mots, est la conception du monde de l’idéalisme : Le Je au centre du Cosmos, créateur de toute réalité et de toute valeur […] Avant d’aller plus loin, il vaut la peine de montrer comment à cette théorie, à première vue si paradoxale, concorde la vérité intime de deux des attitudes qui semblent la contredire le plus ouvertement : le sens commun et la science positive. Au sujet du sens commun, que l’on note que sa vérité est pour lui ce qu’on perçoit immédiatement : comme l’observe Berkeley, il ne sait rien ni de causes transcendantales, ni de substances, ni des qualitates occultae  : il vit d’une sphère de pure subjectivité, et prétendre que les déterminations qu’il donne aux choses, et qui continuellement se contredisent, appartiennent réellement aux choses elles-mêmes, est aussi absurde que de prétendre que la saveur douce ou la douleur d’une piqûre appartiennent essentiellement au sucre ou à l’épingle. Or, non seulement l’idéalisme, mais déjà la science est un « scandale du sens commun » : qu’est-ce que peut avoir à faire, en effet, l’expérience de celui-ci, toute vivante, chaude et sonore, resplendissante de lumière et de couleur, avec le monde aride et abstrait de la science, qui ne connaît rien en dehors des vibrations de l’éther et des jeux d’atomes ? Pourtant, la science peut démontrer que la vérité est de son côté et elle condamne le monde du sens commun comme une apparence, et cela à cause de la subjectivité, à savoir et d’une certaine façon, de l’idéalisme qui est de lui. Mais si l’on dépasse le domaine et que l’on va voir en quoi consiste l’objectivité que la science oppose à l’idéalisme du sens commun, on la voit s’évanouir comme un fantôme. — Ici aussi, on ne peut qu’effleurer le sujet. En premier lieu, Kant déjà, remarqua que l’expérience ne peut pas fonder des jugements de nécessité, c’est-à-dire que la science peut d’elle-même savoir que les choses sont ainsi et ont été ainsi, aussi dans les cas observés, mais pas qu’elles sont nécessairement et universellement ainsi : il démontra qu’à chaque fois que la science postule une vérité objective, c’est-à-dire universellement valable, en cela elle ne peut être justifiée que par une théorie idéaliste ; et Lachelier ajouta que les choses ne vont pas autrement dans la légitimité du « principe d’induction », sans la présupposition duquel la recherche des lois, tout comme le comprend le même empirisme millénaire, est impossible. — Encore : le présupposé fondamental de la science est que la nature peut être résolue dans les formes de l’intellect du Je : telle est la prémisse implicite — pour ne citer que deux exemples — de la géométrie analytique, quand elle adapte la physique à la géométrie et la géométrie à la fonction algébrique ; et des innombrables applications mécaniques du calcul différentiel, au cas où l’on imagine pour la réalité le concept tout à fait théorique de l’infinitésimal. Et ceci est du pur idéalisme. […] L’épistémologie a récemment montré que la science, avec son monde, est une véritable création de l’esprit non seulement autonome, mais aussi arbitraire, que la réalité n’est acceptée par elle que de manière provisoire et quasiment comme un prétexte, puisqu’elle la nie tout de suite et la résout, au moyen du calcul et de la géométrie, dans un « système de relation hypothético-déductif » en soi suffisant et indifférent — comme le comprit Poincarré dans son « principe d’équivalence », auquel Einstein avec son « système de transformation » a donné un caractère concret — à la nature variée de ces mêmes réalités. L’enseignement paradoxal de la physique actuelle est justement celui-ci : c’est l’expérience elle-même qui a imposé au scientifique de la dépasser dans le système purement intellectuel et clos sur lui-même d’un pur mathématisme, étant donné qu’il veut s’adapter et se rendre complètement compte d’elle. […]

Commentaire : Contre certaines interprétations critiques, qui voudraient identifier chez l’Evola de la période de jeunesse et plus strictement philosophique, un penseur « moderne » à tous les effets, le texte présent offre une importante réfutation d’une telle opinion, même partielle. Si ses écrits de cette période s’avèrent caractérisés par des éléments non proprement traditionnels, il est vrai de la même façon que certaines instances et positions que l’on retrouve dans l’Evola mature, peuvent être dépistées ici aussi, quoique dans une phase encore « embryonnaire » et pas encore parfaitement consolidée. Par exemple, Evola se fait ici le porteur d’une attitude antiscientifique : et si c’est vrai comme il est vrai que le scientisme représente l’un des points cardinaux de la modernité, il se trouve en cohérence avec ce que sera sa ligne de positionnement définitive (le problème sera différent pour ce qui concerne l’évolutionnisme, comme nous le verrons plus loin). Au sujet du fidéisme à l’égard de la science et la technique, le Baron se place d’une manière critique en accusant celles-ci d’avoir un caractère purement expérimental et jamais réellement noétique, à savoir cognitif. La science peut démontrer non pas l’objectivité de la connaissance, mais seulement la « mathématicabilité » des phénomènes naturels, c’est-à-dire la susceptibilité de ceux-ci à être ordonnés selon des formules mathématiques. Effectivement, il parle d’un système hypothético-déductif, qui s’exerce par une unification continue des relations et qui, en même temps cependant, présuppose l’enregistrement de certains faits qui ne sont pas expliqués mais seulement constatés comme réels. Benedetto Croce avait déjà défini comme « pseudo-concepts » ces concepts scientifiques, en référence à leur caractère expérimental et technique ; à la différence de celui-ci, pourtant, Evola dans ces lignes, critique le scientisme pour le relier à la philosophie idéaliste et pour montrer combien évidents sont les liens entre les deux systèmes. La science, soutient Evola, a comme présupposé fondamental le fait que la nature peut être résolue dans les formes de l’intellect du Je : telle est la prémisse implicite — pour ne citer que deux exemples — de la géométrie analytique, quand elle adapte la physique à la géométrie et la géométrie à la fonction algébrique ; et des innombrables applications mécaniques du calcul différentiel, au cas où l’on imagine pour la réalité le concept tout à fait théorique de l’infinitésimal. Et ceci est du pur idéalisme. Il y a donc une substantielle identité de méthode entre la spéculation idéaliste et la pensée scientifique : une telle identité s’exerce dans les présupposés, arbitraires et instrumentaux aux postulations successives, qui sont dans les deux systèmes. Une telle approche est sans doute originale mais elle pèche peut-être par un certain déterminisme : s’il est vrai, comme il le soutient, que la science ne fait rien d’autre que de mathématiser les phénomènes naturels en les organisant dans un système de lois et de formules (et donc qu’elle enregistre quelque chose de déjà « donné »), il est aussi vrai qu’il s’avère difficile d’assimiler la pratique scientifique à la pensée idéaliste jusqu’à l’osmose méthodologique. La raison de cela réside justement dans une des limites de l’idéalisme sur laquelle Evola insistera davantage, mais pas en cette occasion-ci : le caractère fondamentalement abstrait de cette philosophie (Je / non-je / autoposition-création / rationalité de l’histoire et des phénomènes, etc.) qui se trouve aux antipodes du concrétisme scientifique.

4. On a exposé ces dernières considérations dans le but de donner un appui quelconque à l’affirmation que l’idéalisme est une conception qui s’impose inévitablement dès que l’on approfondit les sujets du connaître […] C’est pourquoi il est une position conquise et consolidée et, en aucun cas, il n’est permis de la négliger ou de l’ignorer : tout développement ultérieur doit partir d’elle comme d’un présupposé, sous peine que, alors qu’on croie aller au-delà, en réalité on ne parvient qu’à reculer. Si ce n’est que, de fait, l’idéalisme, tel qu’il se trouve exposé jusqu’alors dans la philosophie, n’est qu’à mi-chemin et ceci est précisément l’unique point sur lequel on peut aller au-delà de lui. Si l’on demande, en effet, au philosophe quel est ce Je, qui est créateur du monde, de l’histoire et des cieux, on a pour réponse qu’il est le fameux « Je absolu » ou « transcendantal ». Or, ce Je absolu est un quelque chose de furieusement ambigu : il oscille entre le Je réel (à savoir celui que l’individu peut expérimenter immédiatement en lui comme étant sa certitude la plus intime et la plus pure, le principe originel par lequel toute expérience est vécue comme sa propre expérience) et le Dieu du théisme. Ce qui le rend si indéterminé, c’est justement ce dont il a pris naissance — la théorie de la connaissance : pour celle-ci, en effet, si le connaître doit être expliqué et la certitude garantie, le monde doit s’avérer posé par l’activité du sujet pensant. Or, il est évident que ce n’est pas ma puissance, ni celle de quelque autre conscience, au point évolutif actuel, qui peut se reconnaître en fonction réelle et de liberté d’une telle pensée ; mais si celle-ci ne peut donc pas se remettre au Je réel, elle ne peut pas non plus se remettre à un principe cosmique transcendant, lequel serait le Dieu théiste, parce qu’alors le connaître ne s’explique plus or, au contraire, l’idéalisme est d’autant plus légitime, qu’il est un système qui explique justement notre connaître humain. À l’idéaliste qui fuit ici avec cet être amphibie qu’est le Je transcendantale, on peut retourner sa propre arme par le dilemme suivant : ou bien le Je transcendant est le je réel — mais cela est faux de fait, parce que l’idéaliste, comme on le verra d’ici peu, est impuissant, ou bien ce n’est pas le Je réel — et alors il n’est rien, ou il n’est qu’une idée ou un concept à moi, lequel n’est réel qu’en vertu d’une activité (le philosopher, l’intuition, etc.) de ce Je réel, en dehors du centre duquel il s’effondre, en tout cas. — Le fait est qu’en lieu théorique, la question reste indéterminée, l’immanence théoriquement postulée peut être en effet une immanence dans la pratique parce que transcendance, puisque c’est un jeu stupide de mettre le Je à la place de Dieu, quand lui ont déjà été donnés des attributs tels que moi, je peux effectivement me reconnaître en lui aussi peu que dans le Dieu de l’ancienne foi. Il ressort de ceci, à savoir, que la vérité ou la fausseté de l’idéalisme — et cela, que l’on fasse attention, signifie, comme on aura l’occasion de le montrer d’un peu plus près dans ce qui suit, savoir si l’homme peut ou non donner une certitude et un sens à sa vie et à son expérience — la vérité ou la fausseté de l’idéalisme, donc, ne peut être démontrée de manière théorique : elle peut être décidée non pas par un acte intellectuel, mais par une réalisation concrète. L’idéalisme, c’est-à-dire, en un moment abstraitement logique n’est ni vrai ni faux : la vérité lui est contingente et peut uniquement lui venir de l’activité, à dire vrai, inconditionnée en soi, selon laquelle l’individu engendre en lui le principe, postulé intellectuellement par la philosophie transcendantale, selon une réalité concrète et vivante. […] Or cette solution, quand bien même fût-elle affirmée sérieusement, ne l’est pas à si bon marché qu’il apparaîtrait chez un Green, Caird ou Blondel : puisque si le Dieu dans laquelle on a fait passer le Je idéaliste est le Dieu de la conscience religieuse vulgaire — des simpliciores et des théologiens — il reste un pur état de l’émotivité ou une idée abstraite et, en pratique, il entre fatalement en litige avec les déterminations positives du Je empirique […] Si donc, par solution religieuse, on n’entend pas l’abandon de toutes les positions, la banqueroute de toute cohérence et de toute certitude auprès du maigre stoïcisme de la foi, il faut qu’une telle solution soit mise en rapport avec un processus mystique, ou mieux magique, dans lequel Dieu n’est qu’un phantasme quand il est engendré en nous-mêmes et non comme mots, concepts, imaginations ou beaux sentiments, mais plutôt comme un mouvement absolument concret ; dans lequel, à savoir, l’existence empirique soit réellement transfigurée et résolue dans la divinité. Ainsi que cela fut distinctement compris par les Orientaux, il n’y a qu’une manière de démontrer Dieu, et celle-ci est : se faire Dieu, apoteotènai . — Sauf qu’une telle critique est aussi efficace contre les idéalistes, lesquels, s’ils étaient cohérents, devraient plus ou moins soutenir que Dieu est le professeur de philosophie universitaire. En fait il s’avère clair que, si l’idéalisme doit être vrai, l’individu empirique doit être nié, mais seulement comme une chose veule et figée dans sa limitation fictive, pour être intégré dans un développement dans lequel, loin d’être subordonné et de s’en remettre à quelque chose en dehors de soi, il reste en lui-même, dans une autopotentialisation infinie et se rend suffisant ( àutarkes ) à son principe. Ce n’est pas celle-ci, au contraire, la réalité des idéalistes : ils opposent l’individu concret à cette abstraction qui est leur Je transcendantal et, au nom de celui-ci, dissolvent le premier. L’individu, disent-ils n’est qu’une illusion, un néant, mè òn  : ce qui est réel, c’est à l’inverse l’Idée (Hegel), Dieu (Royce), l’Acte pur (Gentile). Si ensuite on va voir ce que cela représente chez eux, personnes vivantes, cet Absolu, il faut peu de chose pour s’assurer qu’il n’est autre qu’une idée blafarde, un pur principe explicatif ou, au plus, un élan lyrique, une émotion, qui vit dans un recoin de leur empiricité inerte et rigide. […] C’est ainsi que le Je, qui s’est élevé dans la philosophie jusqu’à créateur cosmique, se retrouve par un accident quelconque dans sa petite humanité « dépassée », reconduit parmi les infinies contingences de la vie, vis-à-vis desquelles il est quasiment aussi impuissant que le paysan qui ne sait rien de telles élévations merveilleuses. […]

Commentaire : Avec l’idéalisme, il faut faire les comptes : on peut le partager ou pas, mais on ne peut certainement pas l’ignorer . Il est une étape nécessaire pour n’importe quelle analyse philosophique, telle est son importance et l’influence qu’il exerce sur toute forme spéculative. Cependant, dit Evola, au point où il en est resté, il n’est qu’à moitié : il faut aller au-delà de ce point. La passage qui permet « d’aller au-delà » est la critique sur la nature réelle du Je, qui est effectuée dans ce texte d’une manière très spécifique. Evola écrit que le Je se trouve dans l’idéalisme, à mi-chemin entre le Je réel, l’individu, et le Dieu de la foi. Aucun homme, aucun individu, ne peut se reconnaître dans le Je créateur de soi et du monde, en souffrant de sa situation contingente, de son impuissance face au monde lui-même, de son rapport avec les choses extérieures qui n’est certainement pas si dominant comme l’idéalisme le veut. Si à l’inverse, le Je équivaut à Dieu, l’entière structure philosophique s’écroule, elle qui se fonde sur la nécessité d’offrir un système de certitudes cognitives à l’homme en tant que ens cogitans, sujet pensant.

À ce point, la déduction qui en découle est que la validité de l’idéalisme, ne peut rentrer dans la sphère théorique mais dans celle de la pratique : à savoir que l’idéalisme, en lieu abstraitement logique n’est ni vrai ni faux : la vérité lui est contingente et elle peut lui venir uniquement de l’activité, à dire vrai inconditionnée en soi, selon laquelle l’individu génère en soi le principe postulé intellectuellement par la philosophie transcendantale, selon une réalité concrète et vivante. Et nous voici donc au tournant « magique » de l’idéalisme, fille de la nécessité de certitude : c’est seulement au travers du caractère concret de la pratique que l’on peut donner un critère de légitimité à la certitude même. Ce tournant a un caractère mystique ; mais comme le précise le même Evola, il ne peut jamais signifier l’abandon de toutes les positions, la banqueroute de toute cohérence et de toute certitude auprès du maigre stoïcisme de la foi, et autrement dit un renoncement ad alterum, mais au contraire, un cheminement persévérant vers l’absolutisation, vers l’inconditionné parfait (en plein accord avec tout ce qui a été exprimé dans le paragraphe « Qu’est-ce que la Tradition » sur le rapport entre la transcendance et la religiosité dans la métaphysique évolienne). Donc, celui d’Evola, est un tournant « magique » par les caractérisations spiritualistes dont il se fait le porteur ; mais avant tout un tournant « pratique » parce que l’analyse doit être toute centrée sur la pratique concrète, sur l’action empirique, sur l’individu réel. Et ici on en arrive à l’affirmation philosophique traditionnelle, pour parvenir à laquelle Evola a voulu partir de la perspective d’une philosophie moderne. Cela, comme nous l’avons vu s’avèrera quasiment comme une déformation aux yeux du même Evola mature. Une démonstration de ceci se retrouve dans une phrase, qui saute tout de suite aux yeux de quiconque a une connaissance du Baron fondée sur ses oeuvres de maturité, et qui dit : « … ce n’est pas ma puissance, ni celle de n’importe quelle autre conscience au point évolutif actuel, […] Conscience « au point évolutif actuel » : n’importe quel lecteur d’Evola, lisant ce passage, mettrait la main au feu qu’il ne peut pas avoir été écrit par le philosophe romain. Lequel, en effet, se révèlera, dans les années suivant la rédaction de ces essais sur l’Idéalisme Magique, comme l’un des critiques les plus perspicaces du darwinisme et de l’évolutionnisme, alors que ces paroles témoignent d’une adhésion assez explicite à la conception évolutionniste. En effet, dans ces années-là, Evola avait pris des positions de ce genre, qu’il aurait définies comme « antitraditionnelles » dans les années à venir. Tout cela rentre dans l’introduction faite dans Genèse de l’Idéalisme Magique : son positionnement, dans les années vingt, se ressent de l’influence de la culture de son temps. On n’a pas besoin d’en arriver à dire, comme on l’a déjà souligné précédemment, que sa pensée est, dans la période philosophique, parfaitement « moderne » pour devenir ensuite rétrograde avec le passage des années. Nous avons vu avant (sur l’antiscientisme, sur la question du « tournant magique », sur le refus de la spéculation abstraite en vertu de la praxis) et nous verrons dans la sous-section qui suit comment les contenus traditionnels sont présentés, et comment ! dans son idéalisme magique. Des contenus, cependant, parfois mélangés à des principes « modernes » comme, justement ici, celui d’évolutionniste.

Troisième sous-section — le tournant « magique » : la puissance et la construction de l’immortalité

« La voie, en vérité, n’existe pas pour qui ne veut pas cheminer »

Une fois qu’il s’est ébroué du joug de la question théorique non conclusive, une fois qu’il s’est purgé des dichotomies gnoséologiques dialectiques, de ses contradictions internes et des abstractions du Je Transcendantale, l’idéalisme peut donc devenir la praxis pour la transformation de l’homme. Comment advient cette transformation, cette renovatio animi  ? Dans la théorisation de cet idéalisme magique convergent des formes et des doctrines diverses, qu’Evola canalise en un unique fil conducteur qui devient la courroie de transmission pour la délinéation d’un dépassement de la condition humaine normale et une ascèse vers un état supérieur. Dans cette conception philosophique, qui se configure comme une proposition de développement absolu de la liberté et de la puissance du Je, s’entremêlent les motifs de l’ascèse et de la mystique orientale, des doctrines initiatiques et « payennes », de la tradition occidentale, mais aussi des reprises du même stoïcisme, de l’épicurisme, de Nietzsche et surtout de Novalis et de Michelstadter. Celle-ci est, sans doute, la partie la plus intéressante (et nous dirions aussi la plus importante) de la pensée évolienne, dont on retrouve un écho fort et enflammé dans tous ses écrits successifs, dans lesquels cette impulsion sera déterminante pour cette potentialisation du Je. Par une synthèse extrême, on peut affirmer qu’une « telle doctrine » (étant donné, comme on le verra, que plus qu’une spéculation intellectuelle, elle s’avère être, justement, une véritable doctrine mystico-existentielle) se propose comme fin ultime l’autarcie : la prise de conscience de la limite, la « phase déconditionnante » de libération, la véritable puissance. Cette phase de sa philosophie, qui trouvera l’accomplissement ultime dans l’Individu Absolu, peut avoir une lecture aussi bien spiritualiste que laïque : évidemment, la première est plus dans les cordes d’un lecteur « traditionnel » d’Evola, mais, comme on le verra, elle manifeste des contenus qui peuvent être traduits en pratique même par un homme parfaitement athée et de positionnement mécanistico-matérialiste (quoiqu’une telle affirmation se serait avérée « hérétique » par le même Evola), de tels contenus étant des référentiels, pour l’existence humaine, exempts d’esprits, de catégories et « d’abstractions » diverses. L’idéalisme magique se fonde sur deux points principaux : le concept de puissance, ses signifiés et ses transpositions réelles ; et la fameuse « construction de l’immortalité » qui serait la systématisation doctrinaire de l’essence du développement magique au travers des « trois épreuves ».

Analysons donc cette ultime et décisive phase de la philosophie d’Evola, toujours au travers de ses textes mêmes. Que l’on considère l’expérience humaine dans tout son caractère concret, et alors le problème posé pousse à une bien autre solution. Puisqu’il apparaît d’abord qu’un connaître pur est une abstraction qui n’a jamais existé, que n’importe quelle détermination cognitive est logique, la pensée et ses lois ne sont pas quelque chose d’impersonnel, se déroulant automatiquement selon des normes éternelles et indifférentes à l’humain, mais plutôt le produit d’une activité individuelle, mais bien toujours les expressions symboliques d’affirmations profondes du Je (1) . […] Il s’impose que la certitude et le savoir absolu sont vains là où ils ne reflètent pas la puissance concrète d’un Je qui, du haut d’une liberté inconditionnée, arbitraire, domine l’ensemble de toutes ces conditions et de ses énergies dans lesquelles se façonne la totalité de son expérience. En bref : je ne peux me dire absolument sûr que des choses dont j’ai le principe et les causes à l’intérieur de moi, comme liberté inconditionnée, ce qui revient à dire, selon une fonction de possession ; dans les autres, seulement ce qui en elle satisfait cette condition. […] Jusqu’à ce que quelque chose existe, on n’a pas d’absolue certitude, tant que n’existe pas un monde, en tant que monde, c’est-à-dire comme un « Autre », tel un ensemble de puissances impénétrables et résistantes, le Principe de l’Absolu, à la rigueur, n’existe pas. Mais cette négation du monde comme condition de la certitude ne doit pas être comprise de manière abstraite, à savoir comme un anéantissement absolu de toute forme, mais comme un nirvana vide et indéterminé. Au contraire : elle se relie à celui qui ne cède pas au monde ni non plus ne le fuit, mais plutôt se positionne face à face avec lui, qui le domine entièrement et qu’en toute détermination se reconnaît alors comme entité de puissance. […] En vérité, il n’existe pas de choses matérielles ou spirituelles, mais plutôt une manière, matérielle ou spirituelle, de vivre les choses, qui en soi ne sont ni matérielles ni spirituelles, qui dans leur valeur sont déterminées seulement à partir du plan de liberté ou de centralité, ou bien de nécessité et d’absence, dans lequel l’individu se place par rapport à l’expérience en général. […] Or le point fondamental, la mise en relief dont le mérite revient à l’une des plus fortes personnalités de l’époque contemporaine — Carlo Michelstadter — est le suivant : l’individu ne doit pas échapper à sa propre déficience, il ne doit pas, en cédant, pour échapper au poids de la responsabilité, lui concéder une réalité, une raison, et une personne, qu’elle ne peut avoir en aucune façon comme simple privation — et donc déplacer ou remettre la réalité qui fait défaut au Je à un autre qui est matière, nature, Dieu, Raison Universelle, Je transcendantal, etc. Le Je doit, à l’inverse, être suffisant à son insuffisance, il doit l’assumer et en supportant son poids entier, consister. Il doit comprendre que tout ce qui semble avoir une réalité indépendante de lui n’est qu’une illusion, causée par sa propre déficience ; et celle-ci, il doit faire en sorte de la combler, au moyen d’un processus inconditionnel qui instaure l’absolu présence de soi à la totalité de son activité — puisque alors il aura accompli en soi l’absolue certitude, il aura « persuadé le monde », et en cela, il aura rendue la vie à la réalité dont l’idéalisme n’est parvenu qu’à en anticiper la forme intellectuelle vide et l’abstrait « devoir être ». Dans ce processus, à qui se propose le terme d’idéalisme concret ou magique, il faut reconnaître la tâche d’une civilisation future et donc la solution positive de la crise de l’esprit moderne. […] De ceci procède la distinction ultime, délinéant encore plus le concept de puissance entre action selon désir et action selon autarcie, ou inconditionnée. Si l’on jette un regard sur la vie que mène habituellement l’individu, non pas tant dans l’amorphe médiocrité des masses, mais souvent aussi dans les grandes lumières de l’humanité tragique et spirituelle, il apparaît le plus souvent que son action n’est pas à affirmer proprement déterminée par lui, comme centre suffisant, mais plutôt à partir de corrélations d’appétits et de motifs vis-à-vis desquels il est passif ou presque. À savoir, que le Je ne possède pas son action : il désire — et dans le désir, ce n’est pas le Je qui prend la chose, mais la chose qui prend le Je, elle en détruit la centralité dans une compulsion qui le rejette à l’extérieur, à la périphérie de lui-même. Ce qui est très important, c’est de remarquer qu’une telle situation peut reprendre en elle non pas telle ou telle action, mais plutôt la totalité de toutes les actions possibles. Dans la totalité d’un tel univers, il y a une dépendance : l’action se présente toujours selon une nécessité ; le Je n’est pas l’auteur, il n’en possède pas le principe en soi, il ne la possède pas mais la subit. Et partout où l’individu agit par une impulsion intérieure de sa nature, ou en relation avec un malaise ou une privation intérieure, ou encore par l’attraction d’une idée, d’un plaisir ou d’une béatitude, quelle qu’elle soit, « matérielle » ou « spirituelle », il reste inexorablement enfermé dans ce cercle de l’esclave. […] La valeur et le plaisir ne doivent pas, au contraire, précéder et déterminer l’activité et la volonté, mais doivent, à l’inverse, procéder presque comme un effet d’un se-vouloir inconditionné parce que se-vouloir parfait. C’est-à-dire que dans l’action du « Seigneur » [au sens évolien de ce terme, ndt], il ne doit rien y avoir de désir, ou de compulsion intérieure : elle doit manifester un vouloir qui, dans son autodétermination, n’a rien en face de soi, ni une nature qui est sienne, ni la lumière d’un plaisir, ni l’attractivité d’un motif ou d’un idéal, qui s’engendre donc en soi absolument ou positivement en cela que, n’ayant présent que l’amour froid et solitaire de son affirmation suffisante. Tant que j’accomplis un acte en vue du plaisir ou de l’utilité qui en dérive, ou parce qu’il est conforme à mon être, ou à une quelconque loi matérielle ou idéelle, et non parce que simplement voulu, on ne parle pas de grâce ni de liberté ni d’autant moins de puissance. Que l’on fasse bien attention pourtant : de cela procède non pas la négation de toute jouissance dans une « ascèse » minable, mais seulement la mise à profit (ou aussi bénéfice : fruimento , ndt) de celle-ci comme d’une possession, comme de quelque chose dont on a en soi le principe : à savoir que l’on n’a plus une activité qui, pour parvenir à une jouissance, est contrainte à se dérouler d’une certaine façon inconversible, mais plutôt une activité qui ne se fait donner par rien les conditions pour ce qui est plaisant ou pour ce qui est douloureux, qui en outre, dans le moment de sa détermination, n’a pas du tout présente l’attractivité d’un plaisir ou la répulsion d’une douleur, mais qui veut en soi et ne trouve ni ne reçoit le plaisir, mais crée arbitrairement, en le retirant de la perfection de son affirmation, débordante de puissance. C’est seulement quand le plaisir — et avec lui la valeur en général — peut être vécu non pas comme ce qui détermine l’activité, mais plutôt comme la fleur et la création de cette activité, qu’il procède à son tour à partir d’un vouloir sur lequel aucun stimulus, ou appétit, ou motif, ou idée, n’a le pouvoir, seulement si l’acte n’a pas le plaisir et la valeur ou la raison en dehors de lui, mais en lui-même, en fonction de possession, seulement alors l’esclave ne sert plus le maître, mais s’élève réellement à l’autonomie, à être libre — et le plaisir, stigmate de la passivité, devient la splendeur même de l’absolu positif. On ne comprend donc pas correctement le concept de puissance, dont il est question ici, si l’on n’y relie pas une attitude de positivité, d’affirmation centrale, la tranchante négation de l’illusion d’un « Autre » auprès de n’importe quelle expérience, finalement une volonté nue qui s’est déterminée par rien, au-delà de tout mobile et de tout appétit. En effet, dans tous les autres cas, on a invariablement une dépendance de l’individuel par quelque chose qui tombe en dehors et au sujet des déterminations duquel il ne pourra jamais se dire certain selon un savoir absolu. […]

(1) Une exposition suggestive de cette thèse se trouve dans l’ouvrage : Les sources irrationnelles de la pensée, N. Abbagnano, Nâples, 1923. On y prend en considération les principales doctrines philosophiques (le réalisme classique, l’empirisme anglais, le criticisme kantien, la « philosophie des valeurs », la doctrine de Bradley et de Royce, l’actualisme, l’expérimentalisme d’Aliotta, l’intuitionnisme, le néoréalisme) et on montre, par une analyse intérieure, qu’elles tirent toutes leur fondement et leur justification, non pas du rationnel, mais de l’irrationnel.

Commentaire : Ces extraits des Essais sont et représentent une somme des plus belles, des plus suggestives et plus formidables pages de Julius Evola, et, au jugement de celui qui écrit, représentent aussi un témoignage exceptionnel d’une dignité philosophique inébranlable : il s’avère d’ailleurs inacceptable qu’elles soient exclues des textes scolastiques et de la majorité des encyclopédies philosophiques. Les contenus exposés sont si clairs qu’ils ne nécessitent pas d’explications particulières : Evola appréhende avec une surprenante et extraordinaire lucidité les caractérisations et limites de l’action humaine, une action « selon un désir ». Opposée à l’action selon un désir, qui est l’exemplification de l’acte voulu en fonction d’une fin, d’une utilité, ou d’un but (qu’il soit matériel ou spirituel), se place l’action « inconditionnée ». L’action inconditionnée qui ne procède pas, comme il l’écrit lui-même, du désir, mais d’un « se-vouloir » parfait : la « jouissance » est une conséquence, et non le moteur de l’acte. Évidemment, ces mots doivent être pesés parce qu’ils peuvent susciter des équivoques : l’action selon l’autarcie ne signifie certainement pas qu’elle ne soit pas déterminée par une motivation rationnelle, par une raison spécifique. Une telle raison spécifique, cependant, ne doit jamais être équivalente à un appétit, à une envie, à une nécessité conséquence de la privation. C’est le concept taoïste du wei-wu-wei, à savoir de l’action-sans-action, qui se trouve à signifier, par une telle tournure, la capacité d’agir sans considérer les résultats, ou encore de ne pas faire de la volonté de réalisation du résultat le motif de l’action elle-même. Autarcie : rien en dehors de moi, rien autre que moi. L’action passe évidemment au travers de critères éthiques bien solides (inconditionnée ne veut pas dire « fais ce que tu veux »), mais elle est toujours un produit du Je qui la possède et qui n’en est pas possédé. La limite de cette conception se tient peut-être dans son aspect — disons-le ainsi — utopique : il s’avère difficile d’imaginer un homme qui soit vraiment autarcique, « Seigneur » [au sens évolien , ndt] à 100%, qui ne vive pas de nécessités, besoins et actions selon un désir, mais dans une solide et inexpugnable indifférence positive. Une indifférence qui ne signifie pas, avant tout chose, auto-mortification, privation de l’expérience comme négation du monde, comme cela se produit dans la fameuse éthique de la souffrance de Schopenhauer (chez qui le Je fuit sa propre déficience, ne l’affronte pas et consiste en elle), mais, comme déjà formulé, jouissance libre d’un parfait se-vouloir inconditionné (une jouissance qui ne détermine pas un désir). Et ensuite elle ne doit pas être interprétée de manière négative, à savoir en imaginant l ’Autarque comme une sorte d’ermite indifférent à tout et à tous. Elle est à l’inverse la proposition du dépassement de la limite humaine, dans la tentative d’atteindre un état dans lequel rien ne peut plus porter atteinte à la centralité du Je, dans lequel, à la peur se substitue la fermeté, à l’envie le contrôle, à l’irrationnel la conscience. Certainement un concept très « ambitieux », qu’il est probablement presque impossible de suivre à la lettre, mais qui peut être important au titre d’une orientation. On peut éventuellement mettre en doute une telle éthique, dans un monde comme celui actuel, dans lequel les hommes sont dominés par le sexe, l’argent, l’envie du succès et de la « carrière », dans lequel l’horacienne mesòtes est en train de se dissoudre dans la consommation anormale de psychotropes, dans la démonie de névrose, d’hystérie, et de perte du sens, pour un Occident qui a le marché comme valeur de fondation (et donc une non-valeur) et pour lequel, trop souvent, on a tout et tout de suite, un Occident qui n’en tirerait aucun parti ? Pour finir, comme on le remarquait précédemment, une telle conception peut aussi avoir une lecture laïque : comment ne pas se rappeler, en lisant ses pages, L’Étranger de Camus ? Le héros absurde, Mersault qui, par une lucidité désarmante, parvient à percevoir le sens et le non-sens de la réalité ? Évidemment, encore une fois, tout est reconductible à sa propre clef de lecture : de nombreux « traditionalistes » feraient la grimace face à une telle association, dont nous estimons, nous, qu’elle peut en rendre l’idée.

Ce qui distingue l’idéalisme magique, c’est son caractère essentiellement pratique : son exigence fondamentale n’est pas celle de remplacer une conception intellectuelle du monde par une autre, mais plutôt de créer dans l’individu une nouvelle dimension et une nouvelle profondeur de vie. Certainement, cet idéalisme ne tombe pas dans une contraposition du théorique et pratique ; dans le théorique et dans le cognitif comme tel — et donc dans ce qui est seulement donné à se révéler à un lecteur — il voit une activité créatrice, mais il estime cependant qu’un tel degré ne représente qu’une ébauche, un début de geste, par rapport à une phase de réalisation plus profonde, qui est celle magique, ou pratique proprement dite, dans laquelle le premier [théorique-cognitif , ndt] doit continuer à se compléter. […] Ainsi, un premier moment, est posé par l’expérience de la négation ou « épreuve du feu ». Le Je consiste habituellement d’autant qu’il retire son soutien et son assurance d’une quantité d’éléments périphériques (l’ensemble de l’expérience, science, culture, affects, fidélités, etc.) dont il fait dépendre donc sa propre certitude. À présent, il doit pouvoir se garantir sa propre consistance même quand cet ensemble d’appuis disparaît. Il doit détruire tout « autre », et au milieu de la désagrégation universelle, rester également ferme et entier : à savoir, il doit engendrer en lui la force de se donner vie au moyen de l’incendie et de la catastrophe de toute sa vie même, dans la mesure où c’est une vie reliée à un extérieur ou « autre ». […] En un mot : il doit se faire l’extrême raison de lui-même — le stirnérien «  Ich habe meine Sache auf nichts gestellt  » [« J’ai placé mon affaire sur rien » de Max Stirner, philosophe allemand, 1806-1856. Son principal ouvrage « L ’Unique et sa propriété » est une critique du libéralisme politique, social et humain, ndt] doit devenir pour lui une réalité vivante. […] Si ce n’est que l’individu par l’épreuve du feu ne s’est rendu indépendant des diverses déterminations que d’une manière relative : en réalité, il a besoin d’elles pour les nier et, par cela, réaffirmer sa propre persuasion. La même fonction négatrice le rend donc indépendant. Et il ne se libère de cette dépendance qu’en s’arrachant de soi, en éliminant la puissance négative — en ne la volant pas, en ne se l’attribuant pas, mais simplement en la supportant, en la recevant comme étrangère et en transcendant sa volonté, pourvu que contre elle il réaffirme son propre acte de consistance. Telle est « l’épreuve de la souffrance » : en elle demeure la condition de la permanence dans la négation de sa propre vie, mais pour autant que la négation n’a plus le Je comme auteur, celui-ci est rendu libre de la dépendance de l’objet à renier. D’où la valeur du stoïcisme et de la souffrance chrétienne ; d’où une voie pour comprendre pourquoi divers Saints invoquèrent la souffrance comme une grâce divine. Blondel affirme efficacement : « Accepter la souffrance en soi et pour soi, consentir avec elle, la rechercher, l’aimer, en faire la marque et l’objet même de l’amour généreux et désintéressé, placer l’action parfaite dans la douloureuse passion, être actif même dans la mort, faire de tout acte une mort et de la mort même l’acte par excellence, voilà le triomphe de la volonté qui déroute la nature et qui engendre en effet chez l’homme une vie nouvelle et plus humaine ». Ce qui mène à l’ultime et plus dure phase de la préparation, concernant l’action active. Le Je s’est rendu autonome comme pure essence : à présent on doit le rendre tel aussi comme acte. L’action qui est accomplie en vue d’un certain résultat, celle qui part d’un certain intérêt du Je pour une chose qu’il a donc comme objet et non la chose en elle-même, mais la chose en tant que référée au Je — en tant que convoitée — témoigne d’un centre insuffisant, c’est une action pétrie de passion. Vouloir un objet pour soi-même, et laisser se prendre le Je par l’objet de la volition et renoncer donc a priori à l’avoir réellement. De même l’action violente et passionnée contre les choses témoigne qu’elles sont a priori une réalité pour le Je et, à dire vrai, justement comme antithèse, cetet action ne parvient pas à dépasser l’antithèse, mais seulement à l’exaspérer et à la reconfirmer et à nier le plan de l’autodétermination absolue. En violant les choses, on ne fait en réalité que violer le Je, puisque cela implique d’expédier le Je en dehors du point qui n’a rien contre lui. Le principe fondamental de la magie c’est que pour avoir réellement une chose, il faut la vouloir non pas pour le Je, mais pour elle-même, à savoir, l’aimer ; que désirer c’est se barrer la voie à la réalisation ; que la violence est le moyen du faible et de l’impuissant, l’amour et la douceur, ceux du fort et du Seigneur. C’est la profonde doctrine du Taoïsme : ne pas vouloir avoir pour avoir, donner pour posséder, céder pour dominer, se sacrifier pour réaliser : c’est le fameux concept du weiwuwei ou « agir-sans-agir » — clef de la foi surnaturelle opérante — à savoir de l’agir qui ne renverse ni ne perd en soi la centralité du Je, mais qui se déroule à l’intérieur du Je qui ne s’y identifie pas, qui se tient détaché de lui [détaché de l’agir, ndt] et ferme comme son Seigneur, qui donc proprement ne veut pas, mais plutôt abandonne, donne. La troisième épreuve est donc « l’épreuve de l’amour » : il s’agit de consister non plus dans la négation abstraite de soi — qui est la négativité, la privation d’une chose — mais dans cette négation plus profonde de soi qui est l’existence en soi d’une chose, ce qui revient à dire la chose comme objet d’amour inconditionné. Ici, il ne s’agit pas de détruire, de se réfréner ou d’agiter, mais de se construire à tout moment, au moyen d’un acte d’amour renouvelé et de renoncement, sur un plan supérieur à soi-même, où est possible l’impassibilité du simple spectateur ou mieux du Seigneur, au sein de n’importe quelle tempête ou tumulte aussi bien intérieur qu’extérieur. Que l’on fasse attention : il ne s’agit pas de cette indifférence qui est négation de la passion, à savoir, qui est une détermination qui se trouve au même niveau qu’elle, mais plutôt de l’indifférence qui n’a aucun besoin d’exclure, qui se maintient elle-même, même à l’intérieur du plus grand bouleversement ou tension des affects et des efforts : rien plus que l’eau, dit Lao Tseu, n’est plus mouvant et favorisant, mais dans le même temps rien ne sait mieux qu’elle vaincre ce qui est fort et ferme : elle est indomptable parce qu’elle s’adapte à tout. […]

Commentaire : Voilà qu’est expliquée l’essence du développement magique. On parle de construction de l’immortalité selon la tournure du même Evola, qui écrivit : « En vérité, le règne des cieux n’existe que dans la mesure où nous le faisons devenir ici, sur la Terre. La vraie immortalité n’est pas la fuite du mortel, mais plutôt le triomphe sur celui-ci au sein de celui-ci, c’est la fleur du mortel qui n’est pas donnée mais qui est à édifier concrètement en soi par la réalisation de l’autarcie ». Les trois épreuves existent donc : feu, souffrance et amour. La première, celle destructrice, trouve des analogies d’images avec la fameuse « Voie de la Main Gauche », que nous verrons dans les paragraphes suivants, et se fonde sur la nécessité de rupture d’avec la dépendance à l’égard du non-je. Une volonté pour l’inconditionné qui pousse l’individu à rompre, d’un coup et avec véhémence, avec toutes les choses à l’égard desquelles il est dans la condition d’esclave, non-suffisant à soi. La seconde épreuve, représente un stade intermédiaire, dans lequel l’individu, délié de ce qui déterminait d’abord son existence, dans une passivité de fait, fait l’expérience de la souffrance, de la privation, du renoncement, de la douleur. Qui se surmonte au travers de la douleur même, au moyen d’une fermeté telle qu’elle trouve un dégagement dans le défi du renoncement lui-même. La dernière épreuve, l’ultime étape de l’individualisme magique est donc celle de l’amour ; l’action active, c’est-à-dire parfaitement indépendante et voulue en tant que voulue. À ce point, deux objections surgissent. La première, c’est : n’y a-t-il pas une sorte de contradiction interne au système de l’idéalisme magique, étant donné que pour surmonter les trois épreuves, pour se faire « à soi sa propre raison », pour vaincre la privation au travers de la privation elle-même, ce moteur qui tient sur pied l’individu n’est-il pas lui aussi un désir (à savoir celui d’être autarque), et donc toute l’action du développement magique n’est-elle pas en contradiction avec elle-même, dans la mesure où elle se manifeste comme une action selon une nécessité ? La seconde, c’est : on dit que l’idéalisme magique est praxis, mais au fond, n’est-il pas simplement une théorie, parce qu’il serait extrêmement difficile à l’homme de s’affirmer dans ce cheminement ? À cela on ne peut apporter qu’une seule réponse, valable pour les deux questions. Il n’y a aucune contradiction, parce qu’Evola (que l’on revienne au paragraphe « Qu’est-ce que la Tradition ? » dans l’explication sur le différencialisme) ne s’adresse pas à l’homme en général, qui se réveille un matin et veut être autarque. Ce n’est pas le désir qui impulse l’action « magique », c’est la volonté en tant que volonté, comme le concept taoïste de celle-ci ci-dessus. Dans un certain sens, le développement magique est le cours naturel des choses pour un type d’homme déjà qualitativement différencié. Faut-il donc dire que tout ce développement est absolument inutile ? Non, parce qu’il offre de grandes orientations conceptuelles qui peuvent servir « d’illumination », toujours cependant, pour un être dont la nature ne soit pas fondamentalement irrationnelle mais qui ait déjà un instinct naturel, apaisé, vers l’inconditionné. Evola n’est certainement pas le produit commercial qui écrit le libelle sur la recette du bonheur. Evola est comme un tailleur : il peut revêtir le corps d’un habit exceptionnel, mais pour faire ceci, il est nécessaire que le corps, sur lequel « il prend ses mesures », ait déjà un aspect hors du commun.

Bibliographie consultée : L’idéalisme magique , Fratelli Melita Éditori, Trento 1989.

L’individu absolu

Dans le paragraphe précédent, nous avons pris connaissance de l’idéalisme magique: ses fondements, ses développements, ses conclusions. Un idéalisme magique qui reprend en partie Novalis et Michelstadter, avec des références plus accentuées sur le second que sur le premier: l’élaboration de Novalis se teinte de coloris romantiques et lyriques qu’Evola surpasse au travers des corollaires stoïcisants de puissance, de liberté et d’action, propres à son système. Les derniers écrits de ce que nous avons déjà défini comme sa « période philosophique », constituent l’étape ultime, encore qu’inaccomplie, de sa « philosophie ».

En substance, dans Théorie et Phénoménologie le Baron calque les mêmes contenus qu’il avait exposés dans l’idéalisme magique, en les intégrant pourtant dans un vaste rayon de la sphère spéculative. Dans les Essais sur l’Idéalisme Magique , « l’erreur » méthodologique (reconnue par le même Evola dans les années suivantes), avait consisté dans le fait de vouloir donner une systématisation à la doctrine de la Tradition, en partant de l’idéalisme classique. Donc, comme on l’a vu, Evola part de la philosophie idéaliste et atteint sa transition définitive en débouchant sur la conception traditionnelle; dans les oeuvres relatives à l’Individu Absolu, au contraire, son analyse est purement spéculative et « exempte » de résultats traditionalistes. Ce sont ces oeuvres qui ont fait en sorte que certains spécialistes définirent Evola comme un penseur « moderne »: en réalité, comme déjà dit et répété, il subit l’influence de la culture de son temps, mais l’empreinte traditionaliste est déjà forte qui trouvera son accomplissement dans les années de maturité. En contestant l’identification entre Je et raison, par une critique qui dérive probablement du tantrisme, opposé à la conception du monisme hindou, Evola soutient que si vraiment le Je absolu représentait la réalité unique, tout ce qui est distinct et en dehors de ce Je ne serait qu’illusion; dans le cas, au contraire, où le non-je ou monde empirique, n’était pas distinct et séparé du Je, il y aurait coïncidence entre Je et non-Je et l’individu singulier, faisant naufrage dans le monde empirique, ne parviendrait pas à se ressentir comme une partie du Je absolu. Le problème se trouve dans le fait que le Je s’est identifié arbitrairement avec la raison, et cette identité, étant dans l’impossibilité de donner une preuve de soi dans la praxis expérimentale, ce Je ne s’avère être qu’un sujet conceptuel et transcendantal artificiel. La réalité du Je vrai ou réel, au contraire, est représentée par le je empirique qui se fait Absolu en se portant comme affirmation ou négation, comme je et non-je, parce que volition du sujet. Evola parle donc de deux « voies »: la « Voie de l’autre » et la « Voie de l’Individu Absolu », qui correspondent, en les comparant avec les théorisations des Essais, respectivement, à l’action selon un désir et à l’action selon une autarcie ou action inconditionnée. Dans la première, le Je se pose comme convoitise, désir irrationnel, dans une position fille du moment contingent; dans la seconde, le Je est suffisant et consiste en soi-même et par soi-même. L’Individu Absolu équivaut donc à l’autarque, au « mage », à celui qui est suffisant et impassible, dont la fermeté n’est pas sujette aux contingences, en jouissant d’une telle centralité qu’elle lui permet de subsister en soi au-delà de toute convoitise, privation et désir. On peut avancer la critique, légitime, qu’une telle double solution a le caractère d’une hypothèse et de non-nécessité. Et il en est bien ainsi, en effet: une telle « imperfection » trouve sa raison d’être à la lumière de l’analyse de l’économie complexe du système évolien: traditionaliste intégral, Evola est étranger à la philosophie comprise au sens « classique » (gnoséologique-dialectique). Le fait qu’il s’y soit hasardé (avec succès) ne doit pas faire oublier que de telles élaborations sont filles d’une période encore jeune de sa vie dans laquelle, lui, conditionné par la culture de son temps, cherchait à donner une forme à la doctrine de la Tradition qui n’avait pas encore trouvé d’assiette définitive. Sa « pensée » est plus complémentaire, en tant que perspective d’investigation, à un Nietzsche ou à un Marx plus qu’à un Kant ou à un Hegel, dans le sens que ses meilleures productions sont celles concernant l’histoire, l’éthique, la réalisation humaine, le symbolisme des mythes et l’analyse de la société, plus que le caractère typique de la philosophie (celui théorique). Évidemment, cela n’empêche pas que son intérêt pour la philosophie au sens strict ait été remarquable et profitable de résultats (que l’on pense, pour se rendre compte de la rigueur méthodologique du Baron, au point qu’il étudia à la perfection la langue allemande pour avoir une approche directe avec les oeuvres de Kant, Hegel, Schelling et Fichte), mais cela se produit surtout dans la partie « doctrinaire » de sa phase philosophique, à savoir quand dans son élaboration prévaut l’aspect existentiel (le Je comme Individu, l’autarcie, l’existence) sur celle spéculative.

Apollinisme dionysiaque

Première sous-section: la reprise de Nietzsche

« Le dicton oriental «  chevaucher le tigre  » vaut pour ne pas se faire emporter et anéantir par tout ce que l’on ne peut pas contrôler directement, tandis qu’il est ainsi possible d’en éviter les aspects négatifs et peut-être aussi d’envisager une possibilité d’orientation: il comporte donc d’assumer aussi les processus les plus extérieurs (et souvent irréversibles), en cours, pour les faire agir dans le sens d’une libération, plutôt que — comme pour la grande majorité de nos contemporains — dans celui d’une destruction spirituelle » (Stefano Zecchi, essai introductif à Chevaucher le Tigre , Éditions Méditerranée, Rome 1995). Voilà en bref, le sens intrinsèque du livre le plus lu (avec Révolte contre le monde moderne ) de J. Evola. Si toutefois, Révolte s’avère être un livre plus que jamais « doctrinaire », dans lequel on expose le sens de la Tradition et de son contraire, c’est-à-dire de la modernité; cette oeuvre de la maturité, éditée pour la première fois en 1961 se configure comme une sorte de « manuel de survie » pour un type d’homme particulier, soit un type d’homme encore ancré solidement à l’esprit traditionnel, mais contraint de vivre dans le monde moderne. Une oeuvre, celle-ci, qui est caractérisée par une admirable analyse éthique et sociale, consacrée à renier encore une fois les déformations du monde moderne et à offrir des orientations, points de départs, suggestions et messages, précisément pour « chevaucher le Tigre », c’est-à-dire pour vivre le moment et l’adversité comme une catharsis (comme déjà dit précédemment: « transformer le poison en remède »). L’oeuvre est structurée selon un critère bien précis: on passe d’abord en revue la crise des valeurs, le nihilisme moderne de l’Occident; puis on soumet à l’examen la philosophie de l’existentialisme, qui n’est rien d’autre, sinon, qu’une conséquence de cette crise spirituelle et une tentative de réponse (ratée selon Evola), après quoi on se met à sonder en profondeur le processus de « dissolution » dans le domaine individuel, dans le domaine social et dans le domaine de la connaissance, avec, en outre, une vaste dissertation dans le champ de l’art (musique et « régime des stupéfiants »). C’est certainement l’oeuvre dans laquelle on ressent davantage l’influence de Nietzsche sur le philosophe romain. Avant de voir de quelle façon se produit cette influence (positive), cherchons à bien comprendre le rapport entre Evola et la philosophie nietzschéenne.

À Nietzsche, le Baron emprunte certainement la critique de la morale, comme radicalisme aristocratique, comme veine antibourgeoise, comme sens de domination et puissance (à ne pas confondre avec les « abus de pouvoir », terme trop souvent mal associé à Nietzsche) et l’extraordinaire reprise de Zarathoustra. Mais il s’oppose à l’immanentisme, super-mystique, trop facilement assimilable à des formes lyriques et mégalomaniaques de l’école décadente. La fameuse « fidélité à la Terre », la corporéité de l’homme revendiquée — quoique les accusations à l’égard des faux dogmes, de la mortification de la chair, du fidéisme irrationnel, aient été lues positivement — ne pouvaient pas être bien accueillies par Evola qui a toujours, de fond, un positionnement métaphysique. Dans les premières pages de Chevaucher le Tigre , Evola exalte les vertus quasi prophétiques de Frédéric Nietzsche en référence surtout à la « mort de Dieu », que lui interprète comme une désacralisation totale de l’existence humaine, cette rupture d’avec le monde de la Tradition qui débute avec la Renaissance pour trouver une pleine réalisation dans la civilisation moderne. À partir de cette symbolique « mort de Dieu », à partir de cette perte du sens supérieur de l’existence, à partir de ce naufrage dans le sous-humain, Evola se prépare à attaquer le « matérialisme » de type bourgeois sans moyen terme: l’idéal économico-social, futur pour l’humanité prolétarienne, apparaît en réalité déjà spirituellement prévu justement dans la société « occidentale » où, au mépris des pronostics de Marx et Engels, un climat de prosperity s’est déjà étendu aux diverses couches sociales, sous les formes d’une existence rassasiée, facile et confortable, des formes que le marxisme, au fond, ne condamnait pas en elles-mêmes mais seulement parce qu’il les jugeait comme le privilège d’une classe supérieur de capitalistes, et non comme un bien commun et collectif nivelé. [...] C’est seulement aux couches les plus basses et obtuses de la société que l’on peut donner à entendre que la formule du tout bonheur et d’intégrité humaine soit ce qui a été justement nommé un « idéal animal », un bien-être quasi de bétail bovin. Avec cela, Evola se montre dans tout son antimarxisme très efficace, en en attaquant justement les bases: sa provocation deviendra fameuse que capitalisme et communisme sont deux faces de la même médaille, au sens que derrière elles, se dissimule le même attachement, animalesque et bovin, au matériel et la critique marxiste de la société bourgeoise ne se fonde pas sur la contestation de telles valeurs « matérialistes » (dans le sens de matériels), mais s’affirme justement sur elles en exposant la collectivisation comme fondement de la justice. Bien autre est la critique aristocratique de la société bourgeoise, une critique qui conteste le mythe de la production et du progrès au nom de l’ascèse et de l’esprit chevaleresque, tandis que le marxisme, évidemment en partant de présupposés fondamentaux diamétralement opposés (égalité des êtres humains, rapport structure-superstructure), exige substantiellement la communion des biens et l’exploitation collectivisée des produits, en délinéant pour le coup un profil « animal » de l’homme. Mais ceux-ci sont des aspects (ceux politiques) que nous découvrirons plus loin, dans le paragraphe sur le Traditionalisme Intégral. Revenons à la reprise de Nietzsche: comme nous le verrons dans le texte ci-dessous, c’est surtout le concept « d’éternel retour » à être un élément important dans l’économie du système évolien.

Nietzsche a mis en relief que le point par lequel on prend conscience que « Dieu est mort », à savoir que tout le monde de « l’esprit », du bien et du mal, est seulement une illusion et n’est vrai qu’uniquement le monde déjà nié et réprouvé au nom du premier — qu’un tel point est celui d’une preuve décisive: « Les faibles se brisent, les forts détruisent ce qui ne les brise pas, les plus forts encore dépassent les valeurs qui avaient servi de mesure ». Nietzsche appelle celle-ci la « phase tragique » du nihilisme, qui mène à un renversement de perspectives: le nihilisme à ce point apparaît comme un signe de force, il reste à signifier « que le pouvoir de créer, de vouloir s’est développé à tel point de n’avoir plus besoin de cette interprétation générale (de l’existence), de cette introduction d’un sens (en elle) ». « C’est une mesure du degré de la force de volonté, de savoir jusqu’à quel point on supporte de vivre dans un monde qui n’a pas de sens: parce qu’alors on en organisera une partie ». Nietzsche appelle cela le pessimisme positif ou « pessimisme de la force » et il en fait le préalable à une éthique supérieure. « Si d’abord l’homme a eu besoin d’un Dieu, à présent il est enthousiaste pour un désordre universel sans Dieu, un monde du hasard, où ce que l’on peut craindre, ce qui est ambigu et séducteur, fait partie de son essence même ». Dans ce monde, redevenu « pur » et lui-même, seul reste debout, « vainqueur de Dieu et du néant ». [...] mais Nietzsche relève justement: D’avoir « tué Dieu, est-ce que cela n’a pas été une action trop grande pour nous? Ne devons-nous pas devenir des dieux pour apparaître dignes d’elle? » À partir de la reconnaissance que « rien n’existe, tout est permis », de la « liberté de l’esprit », la conséquence inévitable c’est : « Maintenant vous devez faire preuve d’une nature noble ». Chez Zarathoustra, on trouve, dans un passé connu, la formulation la plus prégnante de l’arrière-plan de la crise: « Tu te dis libre? je veux connaître les pensées qui prédominent en toi. Il ne m’importe pas de savoir si tu as réussi à échapper à un joug: es-tu, toi, l’un de ceux qui avaient le droit de se soustraire au joug? Nombreux sont ceux qui rejetèrent la dernière de leur valeur au point où ils cessèrent de servir. Qu’importe cela à Zarathoustra? Ton oeil doit annoncer, serein: libre pour faire quoi? ». Et Zarathoustra prévient que ce sera terrible d’être seul, sans aucune loi au-dessus de soi avec sa propre liberté, dans un espace désert et un air glacé, juge et défenseur de sa propre norme. Il y a des sentiments — continue de dire Zarathoustra — qui assaillent alors l’homme libre et qui ne manqueront pas de le tuer au cas où lui, ne les tue pas. En termes précis, d’un point de vue supérieur, le fond essentiel de la misère de l’homme moderne est donné ici. [...] La phase négative, destructrice, de la pensée nietzschéenne se conclut par l’affirmation de l’immanence: toutes les valeurs transcendantes, les systèmes des fins et des vérités surordonnées, sont interprétés en fonction de la vie. À son tour — et plus en général la nature — aurait par essence la volonté de puissance. Le superhomme se définit aussi en fonction de volonté de puissance et de domination. De là, on voit que le nihilisme nietzschéen, au fond, s’est arrêté à mi-chemin: on pose une nouvelle table de valeur et avec elle un bien et un mal. On présente un nouvel idéal, absolument affirmé, tandis qu’il n’est que l’un des nombreux qui peuvent prendre forme dans la « vie » et qu’il ne se justifie donc pas du tout en soi et par soi, sans un choix particulier et une foi. Le fait que le point de référence solide proposé, au-delà du nihilisme manque d’un vrai fondement, si l’on s’en tient vraiment à l’immanence nue, apparaît, du reste, déjà être une partie critico-historique et sociologique du système nietzschéen. Ici, tout le monde des valeurs « supérieures » est interprété comme le reflet d’une « décadence ». Dans le même temps, on voit aussi dans ces valeurs les instruments, les armes de la volonté de puissance déguisée d’une partie de l’humanité, laquelle l’a utilisée pour saper une autre partie de l’humanité, qui affirme la vie et des idéaux proches de ceux du superhomme. [...] En plus, Nietzsche, qui avait voulu restituer au « devenir » son « innocence », en le libérant de tout finalisme, de toute intentionnalité, au point d’en délivrer l’homme et de le faire aller sans appui ; Nietzsche, qui avait justement critiqué l’évolutionnisme et le darwinisme, en constatant combien les figures ou les types supérieurs de la vie ne sont que de sporadiques hasards heureux, des positions que l’humanité atteint pour les perdre ensuite et ne donnent pas lieu à une continuité, en ne se refusant rien, au lieu d’êtres exposés plus que les autres au danger et à la destruction; Nietzsche, donc, finit lui-même dans une conception finaliste quand, pour donner un sens à l’humanité actuel, il propose comme une fin, à laquelle elle doit se consacrer et pour laquelle elle doit se sacrifier et périr, l’hypothétique homme futur au lieu de superhomme. Mutatis Mutandis , ici les choses ne sont pas bien différentes de celles de l’eschatologie marxiste et communiste, à qui le mirage, de ce que sera l’humanité future après la révolution mondiale, sert à donner un sens à tout ce qui est à imposer à l’homme d’aujourd’hui dans l’aire contrôlée par cette idéologie. Ceci est donc une contradiction ouverte à l’exigence d’une vie qui ait un sens en soi. Le second point est que l’affirmation pure de la vie ne coïncide nécessairement pas avec l’affirmation de la volonté de puissance dans un sens étroit et qualitatif, ni avec l’affirmation du superhomme. De cette manière, celle de Nietzsche apparaît donc comme une pseudo-solution. Un vrai nihilisme n’épargne pas non plus la doctrine du superhomme. Ce qui reste plutôt, si nous voulons être radicaux, si nous voulons suivre une ligne de stricte cohérence, et que nous, nous pouvons déjà accepter dans notre recherche, c’est l’idée exprimée par Nietzsche au travers du mythe de l’éternel retour. C’est l’affirmation, à présent vraiment inconditionnée, de tout ce qui est et de tout ce que l’on est, de sa nature et de sa situation. C’est la disposition de celui qui, en identité avec lui-même, avec la racine ultime de son être, s’affirme à ce signe, qui ne le terrorise plus, mais l’exalte, dans la perspective qui, par un recours indéfini de cycles cosmiques identiques, affirme qu’il fut déjà et sera de nouveau comme il est, d’innombrables fois. Naturellement, il ne s’agit de rien de plus qu’un mythe, lequel n’a que la simple valeur pragmatique d’une « épreuve de force ». Mais c’est aussi une manière de voir qui, au fond, mène déjà au-delà du monde du devenir en engageant vers une éternisation de l’être. Pas différemment du néoplatonisme, Nietzsche reconnut à raison: « Que tout revienne c’est l’extrême approximation d’un monde du devenir à celui de l’être ». Il déclare aussi: « Imprimer au devenir le caractère de l’être est une preuve suprême de puissance ». Cela, au fond, amène une ouverture au-delà de l’immanence unilatéralement conçue, mène à la sensation que « toutes les choses ont eu un baptême dans la source d’éternité et au-delà du bien et du mal ». Rien de différent ne fut enseigné dans le monde de la Tradition: il est incontestable que chez Nietzsche se répand une soif confuse d’éternité, même auprès de certaines ouvertures extatiques momentanées. On sait invoquer du zoroastrien « la joie qui veut l’éternité de toutes les choses, une profonde éternité », tout comme le ciel, en haut, « pur, profond abysse de lumière ».

Evola identifie donc deux types de nihilisme: un négatif, passif (celui qui caractérise l’Occident moderne), l’autre positif, libre et créateur, d’empreinte zoroastrienne. Le premier est celui qui vient à notre rencontre après la phase destructrice des valeurs, après « l’assassinat de Dieu », après avoir fait table rase de toutes les croyances et les convictions passées: c’est le nihilisme dont on ne sait pas gérer le « rien n’existe, tout est permis », le même que Zarathoustra met sous accusation en introduisant la distinction (qui sera reprise au dix-neuvième siècle) entre « liberté de » et « liberté pour ». Le nihilisme négatif est un dérivé direct de la concession de liberté de (qui est ensuite le même que la vision libérale): se libérer du joug, de l’esclavage, des fausses morales). Et ensuite? : ce sera terrible d’être seul, sans loi aucune au-dessus de soi, avec sa liberté propre dans un espace désert et dans une aire glacée, juge et défenseur de sa propre norme. Une liberté illusoire, donc, parce qu’elle conduit à la libération d’un lien, d’un quid auquel on est soumis mais ce n’est pas une liberté « positive », une liberté de créer, de faire, d’agir. C’est la nature du nihilisme négatif: affranchi de tout ce qui le rendait subordonné, l’homme est incapable de jouir de la liberté, étant donné que d’avoir « tué Dieu, cela a peut-être été une action trop grande pour nous. Ne devons-nous pas devenir des dieux, pour apparaître dignes de cette liberté ? ». Inversement, le nihilisme actif, défendu par Evola, est conciliable avec l’éternel retour nietzschéen. Il est actif parce que la destruction des valeurs n’a pas perdu de sens ni de référentiel, non pas une dispersion désordonnée dans les méandres de l’existence (nihilisme négatif), mais elle est l’affirmation inconditionnée de celui qui, en identité avec lui-même, avec la racine ultime de son être, s’affirme en soi à tel signe qu’elle ne le terrorise plus, mais l’exalte, cette perspective qui, par un recours indéfini de cycles cosmiques identiques, fait qu’il fut déjà et redeviendra ce qu’il est, d’innombrables fois. Evola se réfère à cet « éternel retour » comme à une perspective positive pour l’action humaine succédant au renversement des valeurs, mais il conteste à Nietzsche le fait que son nihilisme se soit « arrêté à mi-chemin ». De fait, avec justesse Evola écrit que chez le philosophe allemand, la solution de la phase négative se produit avec l’affirmation de l’immanence: une affirmation absolue, une nouvelle éthique qui se substitue à celle passée. Comme on l’a déjà dit précédemment, cette négation de la transcendance n’est pas bien acceptée par le Baron, qui avait partagé la première partie de la critique de la morale de Nietzsche; en contrepoids à ce non-partage, se présente le mythe de l’éternel retour, lu comme un signe de la « soif d’éternité » de Nietzsche et comme une réelle ouverture vers une transcendance « active » ou « autotrascendement »: ne devons-nous pas, éventuellement, devenir des dieux pour nous montrer dignes d’elle (de la liberté acquise, ndt) à savoir « Vous devez faire preuve d’une noble nature ».

Seconde sous-section: « La VOIE de la main gauche »

Un autre point important sur lequel Evola ne se trouve pas en accord avec Nietzsche, c’est celui relatif à l’opposition Apollon-Dionysos. L’idée courante (qui doit beaucoup à l’étude nietzschéenne) sur ces deux divinités antiques est très simpliste: Apollon le dieu delphique, plastique, symbole de l’art figuratif et de la rationalité: Dionysos, le dieu du vin, ivre, irrationnel, symbole de « l’esprit musical » et des instincts. Pour Evola, cette opposition ne correspond pas à ce que représentèrent réellement ces divinités dans la Grèce Antique, surtout d’un point de vue ésotérique. Examinons comment. De fait, au dionysisme, le philosophe du superhomme a donné des sens très différents et même opposés. Une des preuves de son incompréhension pour les traditions antiques est son interprétation des symboles d’Apollon et Dionysos en partant d’une philosophie moderne, comme celle de Schopenhauer. « Dionysos », comme nous y fîmes déjà allusion, a été rapporté à une espèce d’immanence divinisée, à une affirmation ivre et frénétique de la vie dans ses mêmes aspects les plus irrationnels et tragiques. Par contre, d’Apollon, Nietzsche a fait le symbole d’une contemplation du monde des formes pures, visant à libérer de la sensation et de la tension de cet arrière-fond irrationnel et dramatique de l’existence, presque comme dans une fuite. Tout cela est dépourvu de fondement. Sans s’avancer dans le domaine spécial de l’histoire des religions et de la civilisation antique, nous nous limiterons à rappeler que, sauf quelque forme populaire, dégradée et apocryphe, la voie dionysiaque fut une voie mystérique, et, à l’égal de diverses autres, qui lui correspondent dans d’autres époques culturelles, elle peut être définie par une formule que nous utilisâmes déjà : un vivre porté à une intensité particulière, lequel aboutit, en se renversant et en se libérant, dans une plus-que-vie, grâce à une rupture ontologique de niveau. Si l’on veut, ce débouché, qui équivaut à la réalisation, au ravivement ou au réveil de la transcendance en soi, nous pouvons le référer au vrai contenu du symbole apollinien. De là l’absurdité de l’antithèse, établie par Nietzsche entre « Apollon » et « Dionysos ». Ceci au titre d’éclaircissement préliminaire. À présent, à nos fins ne peut intéresser qu’un « dionysisme » intégré, si l’on peut dire, avec l’apollinisme; à savoir, tel qu’il ait cette stabilité qui est le débouché de l’expérience dionysiaque, non pas devant soi, comme une fin, mais plutôt et d’une certaine façon, derrière soi. Si l’on préfère, on peut aussi parler d’un « apollinisme dionysiaque » (mis en évidence par moi). Dans ces termes, on définit l’un des éléments constitutifs les plus importants pour l’attitude du type de l’homme moderne à l’encontre de l’existence, au-delà de la domination spécifique de ses épreuves. Naturellement, il ne s’agit pas ici de l’existence normale, mais plutôt de ses formes éventuelles déjà différenciées ayant une certaine intensité, se définissant pourtant toujours dans une ambiance chaotique, dans le domaine de la pure contingence: formes qui, dans le monde d’aujourd’hui, ne sont pas rares et qui probablement dans les temps qui viennent se multiplieront. L’état dont il s’agit est celui de celui qui, sûr de soi pour avoir comme centre essentiel de sa personne l’être, et non la vie, peut aller à la rencontre de tout, peut s’abandonner à tout et s’ouvrir à tout sans se perdre: accepter donc toute expérience, mais à présent non plus pour s’éprouver et se connaître, mais pour développer toutes ses possibilités propres, en vue des transformations de soi qui peuvent se produire, des contenus nouveaux qui peuvent s’offrir à lui de cette manière et se révéler. Quoique dans ces mélanges habituels et dangereux, Nietzsche ait parlé souvent en termes analogues de « l’âme dionysiaque », pour lui, c’est « l’âme existante qui s’immerge dans le devenir », celle qui peut courir plus loin de soi, presque s’enfuir d’elle-même et se retrouver dans une sphère plus vaste qui ressent le besoin et le plaisir de s’aventurer dans le fortuit et le même irrationnel, c’est celle qui auprès de tout cela « en se transfigurant, transfigure l’existence »: l’existence étant à prendre dans tous ses aspects, comme elle est, « sans défalcations, exceptions ou choix ». La domination des sens n’est pas exclue mais inclue. Dionysiaque est « l’état dans lequel l’esprit se retrouve lui-même, même dans les sens, tout comme les sens se retrouvent dans l’esprit ». On fait allusion à ces types supérieurs dans lesquels même les expériences majoritairement liées aux sens « finissent par se transfigurer dans l’image et l’ébriété de la spiritualité plus élevée ». De ce dernier point, on pourrait signaler diverses correspondances en doctrines, voies et pratiques, bien élaborées du monde de la Tradition. L’un des aspects du dionysisme au sens large peut être justement vu dans la capacité de dépasser existentiellement l’antithèse « d’esprit » et de « sens », une antithèse caractéristique dans la précédente morale religieuse occidentale entrée en crise. C’est l’autre qualité qui tend à surmonter de fait cette antithèse, celle engagée dans la domination des sens, à transformer pour ainsi dire catalytiquement, la force motrice. Pour le reste, la capacité de s’ouvrir sans se perdre, propre à une époque de dissolution, est d’une importance particulière. C’est la voie qui surmonte toute transformation éventuelle, y compris les plus dangereuses : l’ultime limite pouvant être indiquée dans ce passage des Upanishad où l’on parle de celui contre lequel la mort ne peut plus rien, parce qu’elle est devenue une partie de son être. À ce stade, ce qui, venant de l’extérieur, altérerait ou bouleverserait l’être propre, peut donc devenir le stimulus d’une liberté et d’une activité toujours plus vaste. La dimension de la transcendance qui se maintient dans tout flux et reflux, dans toute ascension et descente, aura ici aussi le rôle d’un transformateur. Elle dominera toute identification ivre avec la force de la vie, pour passer sous silence ce à quoi pourrait pousser une soif de vivre, l’impulsion indécente à rechercher dans de pures sensations un succédané du sens de l’existence et à s’étourdir par des actions et des « réalisations ». Il y a donc coexistence d’un détachement avec l’expérience pleinement vécue, la conjonction récurrente entre « l’être » calme et la substance de la vie. La conséquence de cette conjonction est, existentiellement, un genre tout particulier, lucide, pourrions-nous dire quasiment intellectualisé et magnétique d’ébriété, complètement en opposition avec celle qui découle de l’ouverture extatique au monde des forces élémentaires, de l’instinct et de la « nature ». Dans cette ébriété extrêmement particulière, à la fois subtilisée et apurée [On pense ici à la Söffchen de Novalis, dont le sens est à la fois « petite Sophie » et « grisette », c’est-à-dire légère soûlerie; ndt], on doit voir l’aliment vital nécessaire à une existence à l’état libre dans un monde chaotique abandonné à lui-même.

Apollon/Dionysos n’est donc pas une dichotomie à l’instar de raison/sentiment. S’il est vrai que le premier en appelle au sens du contrôle et de l’harmonie, le second se constelle « d’instinctualité », il est également vrai qu’il serait extrêmement réducteur de faire l’équation ci-dessus. Avant tout, parce que l’on ne doit pas oublier la clef de lecture aussi bien du fameux « dionysisme » que du sentiment « apollinien » : le réveil de la transcendance, coeur de la sacralité « olympienne » d’Apollon au travers de l’expérience vécue dionysiaque. C’est sur cette longueur d’onde que se déroule la convergence des deux symbolismes synthétisée par la formule : « apollinisme dionysiaque » qui donne le titre de ce paragraphe. Dans d’autres ouvrages, le terme « dionysiaque » sera utilisé par Evola dans une acception tendancieusement négative, en référence à des civilisations, quand bien même traditionnelles mais caractérisées par un hédoniste sensualiste (civilisation « démétério-lunaire », civilisation « aphroditienne ») dans lesquelles l’élément tellurique dépasse celui uranien à la base des institutions sociales (par exemple le matriarcat) et dans la conduite de la vie en général (c’est le cas de l’aire méditerranéenne, par exemple, dans la civilisation pélagique pré-aryenne ou dans certaines sociétés tribales africaines). Dans Chevaucher le Tigre , on restitue à la voie dionysiaque sa signification originelle, non dégradée et inférieure, qui équivaut à ce qu’on a appelé la « Voie de la Main Gauche » ». Même si dans le texte présenté ici, comme dans le reste de l’oeuvre en général, le Baron n’en fait pas explicitement référence (comme il arrive de manière très claire dans la chapitre Dionysos et la Voie de la Main Gauche , dans le livre Hommes et Problèmes ), mais il dit, sibyllin, que : De ce dernier point, on pourrait signaler diverses correspondances en doctrines, voies et pratiques bien élaborées du monde de la Tradition, l’analogie, et même nous dirions, l’identification osmotique, est évidente, la Voie de la Main Gauche étant la plus fidèle correspondance au dionysisme mystérique.

Qu’est-ce que cette Voie de la Main Gauche ? C’est l’une des deux orientations de la Bhagavad-Gîtâ, le texte sacré du Brahmanisme. Le Brahmanisme a pour pivot la fameuse Trimurti, à savoir les trois divinités Brahma, Shiva et Vishnu (respectivement, divinités de la création, de la conservation et de la destruction). La Voie de la Main Droite (Svadharna) est un ensemble de préceptes religieux fondés sur une coparticipation dévote au culte des pratiques et des rites, sur la sacralisation de l’existence et sur la conformité à la loi (Dharma), au travers d’une participation intense visant à l’extase unitive avec Dieu ; la Voie de la Main Gauche (Vamacara) se fonde sur le détachement de tout ce qui est fini et sur l’extinction de toute limite (en effet, les adeptes de la Voie de la Main Droite sont fidèles à Vischnu, dieu de la conservation, et suivent principalement les enseignements contenus dans les textes sacrés des Veda ; les adeptes de la Voie de la Main Gauche sont adorateurs de Shiva, dieu de la destruction, et reconnaissent dans les Agama et dans les Tantra les sources de la doctrine ésotérique). Dans plusieurs de ses écrits, Evola a affirmé que parcourir la Voie de la Main Gauche, c’est comme cheminer sur le fil de l’épée : cette voie présente des dangers qui ne sont pas minces, et dans un certain sens, c’est un forme de dionysisme « avancée » (auquel elle correspond en tant que domaine et sens). Dans la Voie de la Main Gauche, l’idée prédominante est donc celle de la destruction et comporte le détachement de toute norme existante, une « anomie » (étymologiquement adharma , c’est-à-dire la non-possession d’un nomos ¸ soit d’une loi). Le concept de destruction doit être associé à celui de transcendance (et ici la liaison avec le dionysisme le plus « pur ») : ce n’est pas un détruire pour détruire, mais un détruire pour transcender. Il ne s’agit pas tant de destructions matérielles mais beaucoup plus et surtout d’expériences destructives. La Voie de la Main gauche, donc, a un objectif précis, dit Evola « déconditionnant » : il ne s’agit pas d’une « destruction » entendue comme une épreuve de son propre tempérament et de ses capacités de résistance (comme cela se produisait dans « l’épreuve de la souffrance » au sein de l’idéalisme magique), mais d’une évocation du substrat psychique qui puisse libérer l’individu des enchaînements de l’existence, une évocation que le philosophe synthétise de la manière suivante : activer ce qui se trouve en-dessous de la forme pour le mettre au-dessus de la forme, où par forme, on entend « tout ce qui dans l’être humain est conditionné dans une structure donnée, par sa fixité, qui subjugue et lie l’informe et l’élémentaire — si l’on veut, le « démoniaque » dans le sens antique et non chrétien du terme. En termes ésotériques, Evola parle aussi d’une « instrumentalisation blanche de la magie noire », en transférant le même concept du domaine de l’existence à celui, plus complexe, de l’occultisme, avec des significations identiques de fond : l’expérience « destructive » utilisée dans un sens positif, pour une remontée vers le haut. Si la Voie de la main Droite est celle qui est plus propre aux « ascètes » ; celle de la Main Gauche est plus que jamais « dionysiaque ». Évidemment, comme on l’a dit avant, la route est hérissée de dangers : l’appel à Shiva, à la « destruction », dans le cas où il n’a pas pour fondement une réel volonté de réveil de la transcendance, risque de devenir une forme de brutale concession aux expériences négatives, sans une finalité propre, mais avec l’intention destructive comme une fin en soi (parallèlement, le dionysisme a pu s’associer à des formes de déchaînement frénétique et orgiaque de la bacchante, de la ménade et du corybante, et en cela, on voit le sens « de mauvaise qualité » du dionysisme dont on a fait précédemment allusion). Ce n’est pas le lieu d’analyser ici à fond toutes les nuances et surtout les pratiques relatives à la Voie (pour la compréhension desquelles, il faudrait une étude spécifique sur l’hindouisme et sur tout ce qui le concerne), mais nous croyons avoir rendu de manière assez claire l’idée sur le sens primaire de la Voie de la Main Gauche. Elle, parallèlement au dionysisme, voire en correspondance parfaite avec ce dernier, est la Voie qui le mieux rend compte du concept de « transformer le poison en remède », à laquelle on a déjà fait allusion dans les paragraphes précédents. En termes pratiques, elle se rappelle d’expériences « négatives » comme le sexe par exemple (que l’on voie le paragraphe Métaphysique du sexe  ; l’éros sacralisé par sa connexion avec le « sadisme ») ou les drogues, non pas par un hédonisme de pacotille et plébéien, par incapacité de subsister à soi et donner libre cours à ses propres insuffisances avec de telles expériences, mais au contraire, pour utiliser justement dans une direction positive la volupté et le déchaînement des forces primordiales, une exfoliation qui mène elle aussi à une union au divin. C’est un sentier opposé, par modalité, à celui « ascétique » (Voie de la Main Droite) mais qui apporte des finalité identiques, toutefois : et donc parfaitement adaptable à la maxime du Chevaucher le Tigre . Dans le cas où cette volonté de réveil de la transcendance n’est pas présente, cette tentative de « surmonter en s’élevant » (qui est le sens étymologique de transcender), qu’on ne parle plus ni de la Voie de la Main Gauche, ni de dionysisme !

Troisième sous-section : individu – société – apolitía

Chevaucher le Tigre est un livre d’une ample respiration qui mérite d’être lu. Il est considéré comme le livre « le plus pessimiste » d’Evola, et il fut écrit par l’auteur dans un contexte où lui-même considérait le monde comme totalement non-modifiable, au point d’exclure la possibilité d’actions et d’implications « politiques » et s’adressait à un type d’homme qui ne ressentait plus d’appartenance ni d’attaches spirituelles avec le monde moderne : un manuel d’autodéfense personnelle, comme il eut à le définir lui-même. C’est pour cette raison qu’il a suscité des équivoques, étant vu par beaucoup de « spécialistes » (…) comme une incitation au repli sur soi, une exhortation au « type d’homme différencié » à se réfugier dans une tour d’ivoire. C’est bien précisément le contraire le sens réel de cette oeuvre importante du philosophe romain. Il est clair que celui qui ne se ressent pas comme participant à la réalité, qui vit dans un contexte dans lequel il se trouve en très profond désaccord avec les structures, les institutions et le climat général dont il est imprégné, qui éprouve de l’hostilité à l’égard de la société, soit dans un certain sens un « étranger », un apatride (où l’appartenance à une patrie, selon la définition évolienne elle-même, n’est pas à entendre comme une attache territoriale, mais comme un partage d’idées d’expression varié mais de fondement unique : la Tradition [ Heimatlos , allemand voir la définition qu’en donnait aussi R. Steiner, ndt]), un « marginal ». Loin d’être un livre qui admette la défaite et la nécessité de se réfugier dans un misonéisme [hostilité au changement, ndt] nostalgique, Chevaucher le Tigre parcourt à jamais la voie opposée : il donne des indications au type d’homme en question pour ne pas se faire prendre aux tenailles de cette réalité qui est autant opulente de bien-être qu’elle est vidée de réalités supérieures. Il cherche à illustrer la ligne de démarcation qui court sous le nom de compromis et qui est la courroie de transmission entre l’idéel et le réel, la volonté et la possibilité ; il cherche à fournir des instruments d’orientation qui visent à la construction métaphorique d’une « forteresse intérieure », non entamable par le monde extérieur et ses déformations, il cherche à entrer à fond dans les périphéries et au centre de l’existence dans lequel l’individu est jeté pour faire en sorte qu’il agisse comme la branche d’un arbre qui inspira l’art du judo : opprimée par le poids de la neige qui lui était tombée dessus, elle la laissa glisser très lentement et alors que, justement elle semblait céder en se brisant, elle la fit tomber à terre en restant intacte : CHEVAUCHER LE TIGRE… Dans l’analyse de quelques phénomènes sociaux et du comportement, que l’homme différencié devrait adopté face à eux, Evola est plutôt clair. Par exemple, sur le sujet de la drogue. Dans sa biographie, nous avons lu que, dans sa période juvénile, il fit usage de substances stupéfiantes (acides en l’espèce). Pour arracher le petit sourire imbécile de la face d’idiot de service qui viendrait à mal interpréter cette expérience personnelle d’Evola, il est opportun de proposer certains passages, de lui toujours, dans Chevaucher  : « la diffusion toujours croissante des drogues dans la jeunesse d’aujourd’hui est un fait très significatif. Ces considérations peuvent être généralisées, à savoir étendues à des cercles beaucoup plus larges de personnes qui ne sont pas névrotiques au sens propre, clinique, du terme ; il s’agit surtout de jeunes qui ont perçu le vide de l’existence moderne et de la routine de la civilisation actuelle et qui recherchent une évasion. L’impulsion peut être contagieuse, l’usage de la drogue peut s’étendre à des individus chez lesquels cette cause originelle n’existe pas, ce point de départ, et à l’égard desquels on peut seulement parler de vice blâmable ; une fois initiés à la drogue par vogue ou par imitation, ceux-là se soumettent à la séduction des états rendus propices par la drogue, qui très fréquemment mènent à la ruine de leur personnalité déjà faible . […] Ce sont des états souvent transposés sur le plan profane et « physique » de moyens qui, à l’origine, furent aussi utilisés comme coadjuvants pour des ouvertures vers le suprasensible, dans le domaine des initiations. Comme les danses modernes à la musique syncopée dérivent des danses nègres extatiques, il en est de même des drogues utilisées et diversement élaborées par la pharmacopée qui correspondent à des drogues qui, dans les populations primitives étaient utilisées fréquemment à une fin « sacrée », suivant d’antiques traditions. De toute manière, ce sont « l’équation personnelle » et la zone spécifique sur laquelle vont agir drogues et substances hallucinogènes (en pouvant inclure ici également l’alcool) à mener l’individu vers l’aliénation, vers une ouverture passive à des états qui lui donnent l’illusion d’une liberté supérieure, d’une ivresse et d’une intensité inconnue de sensations, mais qui en réalité ont un caractère dissolutif et en aucun cas ne le « mènent au-delà ». Pour s’occuper de trouver un issue différente à ces expériences, on devrait disposer d’un exceptionnel degré d’activité spirituelle, et l’attitude devrait être opposée à celle de celui qui la recherche et en a besoin pour échapper aux tensions, aux traumatisations, aux névroses ».

Il est clair et concis que sa position à l’égard de ce phénomène n’est pas de condamnation moraliste (et elle ne pourrait jamais l’être d’un personnage si délicieusement antibourgeois) ni non plus d’acceptation du phénomène en tant que tel (et de fait l’un de ses points pivots est l’antiprogressisme). Son acceptation de la prise en charge, de la part de l’individu différencié, de substances hallucinogènes évidemment part de critères encore une fois traditionnels (qui sont les mêmes à la base de son expérience personnelle) : ses référentiels sont le chamanisme, le monde tribal et archaïque, les cultures « primitives » et magiques, tous des contextes dans lesquels de telles expériences ont toujours vécu sous l’égide du sacré et de la transcendance, dans des circonstances rituelles, initiatiques, divinatoires et ésotériques dans le sens le plus élevé — celui de la réalisation spirituelle — des contextes qui n’ont rien à voir avec l’usage des drogues dans le monde moderne, qui s’avère être, justement une gigantesque déformation de telles conceptions, un transfert du sacré au profane. Encore une fois, et même plus que jamais dans ce domaine, de pareilles actions devraient être l’héritage d’une élite laquelle, assurément ne ressentirait plus le besoin de ces expériences par ennui, insatisfactions, malaises ou tout autre ; mais au contraire, identifierait en elles des moyens pour « une ouverture vers le suprasensible ». Cette mise au point est plus que jamais indispensable en 2003, où la drogue est devenue un phénomène de masse répandu comme une tâche d’huile parmi les très jeunes : Evola n’a rien à faire avec les hordes barbares de beatniks , héroïnomanes et toxicodépendants qui ont recours à la drogue pour combler le vide dont ils sont constitués. Au contraire, on doit le considérer avec raison comme l’adversaire d’un tel phénomène « plébéien » ; aucune ouverture vers le suprasensible, aucune recherche de transcendance, aucune rationalité dans l’identification d’une telle expérience, toujours comme moyen et jamais comme fin, mais seulement des sentiments diffus de versatilité et d’envie d’aller « en dehors de sa tête » qui portent à l’adhésion vers ce qui est désormais un véritable modèle. Julius Evola ne pourrait que répondre, du haut de sa disposition de caractère, par un sourire sarcastique aux très vulgaires cris de « Légalisation » toujours plus fréquents dans les manifestations de folie actuelles.

En référence au monde politique, dans l’oeuvre en question, L’attitude d’Evola est celle du rejet presque total. Dans l’après-guerre, Il ne voit pas de partis ou de mouvements qui soient dignes de considération pour la perspective traditionnelle. Évidemment, cela est prévu, vu qu’une telle contingence historique voit s’affirmer de manière impétueuse les principes de l’illuminisme et du laïcisme : libéralisme, démocratie, parlementarisme, économisme… « Je tournai le dos aux gouvernants quand je vis ce qu’ils appelaient gouverner : marchander et pactiser avec la plèbe… au milieu de toutes les hypocrisies, ceci me parut le pire : voir que même ceux qui commandaient simulaient les qualités des esclaves… — ces paroles nietzschéennes conservent leur valeur pour toute la soi-disant « classe dirigeante » de nos jours, sans exception. […] Le régime des politiciens, souvent des hommes de paille au service d’intérêts financiers, industriels ou syndicaux, épuise le monde actuel des partis, au-delà de la variété des étiquettes. […]…les droits égalisateurs accordés par la démocratie absolue à l’individu-atome, en dehors de toute qualification qu’il ait ou de tout rang qu’il soit, l’irruption des masses dans l’assemblage politique, dans son sens d’une « effective invasion verticale d’en bas des barbares « (W. Ratenau) ont mené à tout. Et reste vrai, comme conséquence ce qu’a dit l’essayiste Ortega y Grasset : « le fait caractéristique du moment c’est que l’âme vulgaire en se reconnaissant vulgaire a l’audace d’affirmer le droit de la vulgarité et l’impose partout ». […] La politique, chez J. Evola mérite un traitement spécifique (que l’on consulte le paragraphe sur le Traditionalisme intégral). Toutefois, dans cette dose remarquable de pessimisme, Evola esquisse le signe du compromis au travers de la fameuse « action impersonnelle » : en se réclament toujours, plus ou moins indirectement, du Stoïcisme, du Taoïsme et du Zen, il indique un type d’orientation selon lequel on peut développer des fonctions et des activités à l’intérieur de la société même en restant virtuellement en dehors de son système. Ce n’est pas un concept si éloigné des idées de Tacite exprimées dans De vita et moribus Iulli Aegricolae liber , quand il soutient que le « bon citoyen, l’homme en vie et de capacité éprouvée, a le devoir précis de s’engager dans l’armée et dans l’administration publique, « en dépersonnalisant » du point de vue politique son rapport avec le pouvoir central » (Bruno Gentili, Histoire de la littérature latine , Laterza 1991). Le contexte était de toute manière différent dans ce cas, l’exhortation tacitienne étant fondée sur la contestation, non du principat en tant que tel, mais en considérant délétère la gestion politique de tel ou tel tyran ; tandis que dans le cas d’Evola, nous nous trouvons en face d’un radicalisme critique à l’égard du système en vigueur. La comparaison peut rendre l’idée cependant, en intégrant ces paroles du même Evola : comme elle est ici conçue, l’ apolitìa ne crée donc aucun préjudiciel dans le domaine extérieur, elle n’a pas pour corollaire un nécessaire abstentionnisme pratique. L’homme vraiment détaché n’est ni un outsider professionnel et polémique, ni « l’objecteur de conscience », ni l’anarchique. Une fois qu’il fait en sorte que la vie avec ses intégrations n’engage pas son être propre, il pourra éventuellement manifester aussi les qualités du soldat qui, pour agir et réaliser une tâche, ne demande pas préventivement une justification transcendante ou une assurance quasi théologique de la bonté de la cause. […] Apolitìa est la prise de distance intérieure irrévocable de cette société-ci et de ses valeurs ; c’est de ne pas accepter d’être liés à elle par quelque lien d’ordre spirituel ou moral. Cela dit, en restant ferme avec un esprit différent, les activités qui, chez d’autres présupposent de tels liens, pourront être exercées. Naturellement, il faut toujours posséder un bon sens et une capacité de discernement qu’on ne retrouve pas toujours chez tout le monde pour comprendre à fond les contenus de ce message. Evola ici, ne dit certainement pas qu’une solution à la crise moderne soit le conformisme et l’adaptation passive. Il dit au contraire qu’une contestation globale adressée au monde moderne ne présuppose pas forcément l’isolement et la vie d’ermite : quelques activités peuvent être développées par un type d’homme différencié avec une mentalité différente. Pour donner un exemple, une personne pourrait bien être un magistrat ou un enseignant (autant dire deux métiers « respectables ») en cherchant à « faire ce qui doit être fait », en participant à l’exécution des objectifs de telles activités, sans être pour cela impliquée spirituellement dans tout ce que cela comporte d’être une cheville (ouvrière, ndt) de la société (en conservant par exemple, un style de vie qui n’a rien à faire avec celui commun, en laissant de côté l’argent, les petites vacances sur la Costa Smeralda et la semaine aux sports d’hiver, une belle vie, des fréquentations de la Rome/Milan/Florence-chic et en comprenant le travail comme un moyen de subsistance — parce que c’est ainsi qu’il doit être compris — et certainement pas comme une « réalisation » comme le veut la morne mythologie bourgeoise du « gagnant »). Il est clair que ce discours doit être canalisé dans la décision et dans l’autonomie de l’individu singulier, lequel doit, en premier chef, choisir selon les circonstances et les situations quels sont les styles de vie et les choix professionnels qui n’impliquent pas de compromis inacceptables.

« Soit le type idéal stoïque que l’homme différencié ne permette pas que de tels motifs le touchent intimement, au point que sa dignité en soit lésée, de quelque manière, quand il se lie à la vie en société ».

Bibliographie consultée :

Chevaucher le Tigre, Julius Evola, Ed. Mediterrannée, Rome, octobre 1995.

Hommes et problèmes, Julius Evola, Ed. Mediterrannée, Rome 1985.

Le racisme de l’esprit

Première sous-section : Précisions nécessaires

La question du racisme chez Julius Evola doit être traitée très, très attentivement. En effet, c’est justement l’un des sujets qui ont donné lieu aux plus grandes équivoques, aussi bien de la part des « philo-évoliens » que des « anti-évoliens ». Les premiers se sont souvent subdivisés (inconsciemment) en deux courants : ceux qui ont vu en lui un justificateur du racisme en soi et pour soi — à l’instar d’Hitler, en somme — et ceux qui ont minimisé la question en laissant penser quasiment qu’Evola n’était pas raciste, mais simplement qu’il pensait (voir justement l’expression « racisme de l’esprit ») qu’il existait des hommes meilleurs que d’autres — d’un point de vue intellectuel, culturel et moral — sans que pourtant cela eût à faire avec la race entendue dans le sens physique. À gauche, ou plus généralement chez les spécialistes politiques qui se trouvaient sur des fronts opposés par rapport à Evola (et donc aussi les libéraux, démocrates, et hommes « de droite »), la condamnation a été univoque et sans appel : elle est toujours présente dans l’esprit de ceux qui ont lu superficiellement et écarté tout de suite le Baron comme étant ce que dit Furio Jesi : «  un raciste si sale, à ne pas pouvoir le toucher des doigts  »(F. Jesi, Culture de droite , Garzanti Milan 1979, p.91). Evola a été surtout exclu du diorama culturel italien, républicain et démocratique, parce qu’il a été considéré comme une sorte de théoricien des lois raciales de 1938 qui sangla « culturellement » l’Italie à l’Allemagne nazie. Tout cela n’est pas totalement dénué de fondement : c’est cependant mystifié, interprété de travers dans plusieurs sens et non compris dans sa totalité. Avant tout, il faut dire que cet élément de sa production culturelle, de quelque façon qu’on le juge, ne peut être suffisant pour liquider Evola in toto . Parce que le Baron a été un penseur si multiforme, au point de faire en sorte que l’on puisse diriger son attention dans différents domaines, qui ne sont pas forcément corrélés entre eux : par exemple, nombreux sont ceux qui ont lu ses livres uniquement en référence à ses écrits sur l’ésotérisme et sur la magie. Les plus grands experts de la Kabbale, des Rose-Croix, du néopaganisme, et de la culture orientale, ont eu presque toujours affaire avec les études de Julius Evola. Ou encore, on peut le prendre en considération pour son activité artistique, pour celle philosophique, sans justement que cela implique une adhésion à ses idées sur la race et à son racisme. Pour faire une comparaison, peut-être un peu impropre mais qui peut en rendre l’idée, Knut Hamsun, écrivain norvégien prix Nobel en 1920, fut un philo-nazi dans le cours de la Seconde Guerre mondiale : cela lui coûta une exclusion partielle — au sein du monde de la culture — de la part des spécialistes et des simples lecteurs ; cela n’empêche pourtant qu’il ait laissé des oeuvres de littérature de grande valeur, bien qu’elles soient contestables et que ses idées politiques aient été contestées. Tout cela ne signifie pas qu’il faille dire : « Bon, rejetons-le sur le racisme, pourtant dans les autres sujets, il mérite d’être écouté », mais que de s’intéresser à un auteur ne signifie pas forcément partager tout ce qu’il écrit, en le prenant comme s’il était argent comptant (au contraire, quand on en arrive à ce fidéisme et à cet esprit partisan, on risque de déformer le sens de ce dont on parle parce qu’on a perdu l’esprit critique). Cela en manière de considération préliminaire, pour clarifier les idées de ceux qui, dégoûtés par une position de ce genre sur la question du racisme, lisent Evola avec des préjugés et avec superficialité et le réfutent a priori . Au contraire, pour celui qui souhaite approcher Evola dans sa totalité, une approche qui prenne en compte chaque partie de son idée liée aux autres, il est nécessaire d’entrer dans la jungle conceptuelle de son racisme de l’Esprit, et essentiellement aussi parce que le racisme fait partie de la Tradition. On ne veut pas ici prononcer de jugements d’ordre éthique sur l’élaboration évolienne du racisme de l’Esprit : on veut faire la clarté sur lui et l’exposer dans sa complexité. Pour réaliser ce point, il est indispensable de se débarrasser des lieux communs. Comme nous l’expliquerons dans les prochaines sous-sections, l’idée de la race pour Evola est quelque chose qui va bien au-delà de l’aspect physique et morphologique des hommes : bien loin de vouloir classifier zoologiquement les races humaines, le philosophe romain expose une conception — traditionnelle — de l’ethnie : la « race » est d’abord une qualité intérieure à l’être humain, on doit donc parler de « race intérieure », à savoir d’un patrimoine inné d’aptitudes, de tendances, de morphologies « psychiques », qui distingue les hommes entre eux (des différences non pas acquises mais innées), qui se déversent ensuite dans la race physique, la race proprement dite. C’est une conception, comme nous aurons l’occasion de l’expliquer plus avant, qui a une logique et une linéarité à soi (d’un point de vue théorico-conceptuel, comme on l’a dit, elle est en dehors des considérations éthiques) et surtout une base réelle à elle, mais qui, finalement, au jugement de celui qui écrit ces lignes, risque de s’effondrer puisqu’elle trahit les prémisses dont elle était partie (le refus absolu du déterminisme biologique). Race, pour Evola, est synonyme de qualité : on doit donc opposer un refus catégorique à toute interprétation qui veuille faire de lui une justification, sinon carrément, un théoricien, de la xénophobie populaire actuelle, des calicots et des choeurs racistes dans les stades, des attentats de vandalisme sur les immigrés du Tiers Monde [ extracomunitari, ndt], et des instrumentalisations aberrantes et insensées qu’ont fait de lui, et que continuent à faire de lui, les groupuscules « d’extrême-droite ». Et ceci parce que son « racisme », avec toutes les critiques et contestations qu’on peut lui alléguer, est une transposition matérielle d’une vision aristocratique de la vie : par conséquent, il faut considérer Evola raciste à l’instar d’un Grec Antique qui pouvait se comporter à l’égard d’un Métèque (un sentiment de différence qui est cependant bien loin de la haine ethnique de la part du Ku Klux Klan). Evola a été raciste comme l’ont été Aristote, Platon, Jules César, Julien Empereur, Frédéric Barberousse, Fichte, Nietzsche, Bismarck et ainsi de suite (Pas tous des hommes de la « Tradition », effectivement, mais qui ont exprimé un racisme qui est différent de la xénophobie d’aujourd’hui). Un racisme justement de la vision traditionnelle, une vision aristocratique, différencialiste et qualitative, qui ne se prête en rien aux généralisations banales et aux inepties irrationnelles (telles que : « Les immigrants nous enlèvent notre travail » « Les Albanais sont voleurs il faut tirer sur les canaux pneumatiques », une marchandise de Borghezio ou Bossi !!!) si typiques du « racisme «  actuel qui n’est rien d’autre que l’exutoire de la stupidité et la violence de groupes ou d’individus fanatiques, sots et/ou ignorants, que stigmatiserait probablement Evola par un de ses mots : plébéiens.

Seconde sous-section : le sens de la « race »

Une des études les plus intéressantes et « aseptiques » sur la question du racisme chez Evola, a été publiée dans l’ouvrage : Race du Sang, Race de l’Esprit — Julius Evola, l’antisémitisme et le national-socialisme (Bollati Boringheri, première édition janvier 2001), du Dr. Francesco Germinario, une étude très bien faite parce qu’elle contextualise et circonscrit de manière très précise les rapports du philosophe avec le fascisme et le national-socialisme, en référence particulière avec le problème des races. Pour bien comprendre cet aspect de la pensée évolienne (la théorisation du « Racisme de l’Esprit »), il faut nécessairement revenir à la vision de l’homme propre à Evola, vision exposée assez clairement dans le cinquième paragraphe Qu’est-ce que la Tradition ? , au moment de la précision apportée au différencialisme. En reprenant des thèmes « classiques », antiques et traditionnels, Evola se fait le promoteur de l’idée d’une nature inégalitaire des êtres humains. C’est une « inégalité qui concerne l’essence », ou encore le patrimoine inné, les capacités et dispositions naturelles de l’individu singulier qui, c’est bien connu, ne sont pas un produit de l’expérience et de l’environnement extérieur, mais une prérogative primordiale de la personne. Cela ne doit pas faire penser à un fatalisme stérile, sorte de prédestination de l’être humain, étant donné que l’on parle de « patrimoine », et donc d’un ensemble d’éléments se trouvant à l’état potentiel. Evola l’explique très clairement : il est faux que l’environnement détermine l’individu et les races. L’environnement — soit naturel, soit historique, soit social, soit culturel — ne peut influer que sur le « phénotype », ce qui revient à dire sur la manière extérieure et contingente de se manifester, chez l’individu ou dans un groupe déterminé, de certaines tendances héréditaires ou de race, qui restent toujours l’élément primaire, originel, essentiel, incoercible. Comme nous l’écrivîmes déjà, donc, l’influence extérieure peut modérer, atténuer, dissimuler de telles caractérisations; elle peut en empêcher le développement mais jamais les déterminer ou « les produire ». Par exemple, un souverain de grande épaisseur est tel en tant que tel : si dès la naissance, il était placé dans un autre environnement de celui royal, il ne développerait plus ses qualités naturelles à cause d’empêchements extérieurs et matériels, et ses capacités resteraient à l’état potentiel et ne s’affirmeraient qu’en partie [Les Anthroposophes disposent d’un très bel et terrible exemple avec l’ Affaire Kaspar Hauser , ndt]. Mais un homme ordinaire quand bien même eût-il grandi dans une environnement royal ne parviendrait pas à devenir un grand souverain parce que ses qualités naturelles, son « potentiel » ne le lui consentirait pas. Ainsi, tout comme un artiste « n’apprend » pas à peindre, mais sa peinture est simplement le fruit d’un talent naturel (d’ordre spirituel), les actions et comportements humains sont des expressions de caractères innés. Il est clair que si l’artiste ne se trouvait jamais au contact d’une toile et d’un pinceau, il ne deviendrait pas artiste, tout comme l’homme, ôté de la situation qui lui est propre n’aurait pas la possibilité d’exprimer ses qualités : mais ce n’est ni le pinceau, ni la toile à rendre l’artiste artiste, il est en effet tel « par nature », pinceau et toile n’étant que des instruments de sa réalisation, et non des éléments qui déterminent son être d’artiste. Un tel innéisme n’est pas gnoséologique mais ontologique : on ne parle pas de connaissances innées, ni non plus, de manière simpliste, « d’intelligences » qualitativement supérieures ou inférieures. On parle de dispositions, ou mieux, de prédispositions, d’inclinations de l’individu qui ne sont pas « acquises » mais qui coïncident, justement, avec son patrimoine inné. (Cité dans le cinquième paragraphe : Qu’est-ce que la Tradition ? ) Un tel patrimoine inné réunit les individus en groupes : les races. Laissons la parole au même philosophe romain pour comprendre à fond l’idée de race : Qu’est-ce que signifie la « race » ? Voici certaines définitions parmi les plus connues : « La race est une unité vivante d’individus d’origine commune, avec des caractéristiques corporelles et spirituelles identiques » (Woltmann) ; « c’est une groupe humain qui, de par la connexion qui leur est propre des caractéristiques physiques et des qualités psychiques, se distingue de tout autre groupe humain et produit des éléments toujours semblables à eux-mêmes » (Gunther) ; « c’est un type héréditaire » (Topinard) ; « c’est une souche définie de groupes de gènes identiques, et non d’hommes extérieurement semblables dans les formes » (Fischer-Lenz) ; « c’est une groupe défini non pas par la possession de telles ou telles caractéristiques spirituelles ou corporelles particulières, mais par le style qui se manifeste au travers d’elles » (Clauss). Nous n’avons pas cité au hasard ces définitions de la race. […] Originellement, la race s’épuisait dans un concept anthropologique, à savoir un concept d’une discipline qui a cessé d’avoir le sens antique et étymologique de « science de l’homme », en général, pour prendre celui d’une science naturelle particulière ne considérant l’homme qu’à l’instar des aspects, par rapports auxquels il constitue une des si nombreuses espèces naturelles. On obtint ainsi un concept purement naturaliste et descriptif de la race : comme se décrivirent dans leur inégalité naturelle évidente les variétés d’animaux et de plantes, ainsi se regroupèrent les êtres humains en catégories diverses en se basant sur la principale récurrence de caractéristiques essentiellement corporelles, somatiques, présentes chez l’un et chez l’autre. Un critère, donc « statistique » et quantitatif : les caractéristiques communes vérifiables dans le plus grand nombre d’individus ont été caractérisées comme celles de la race. Dans l’anthropologie plus ancienne, la recherche s’arrêta ensuite à l’extériorité la plus immédiate : couleur de la peau, des cheveux, des yeux, stature, traits du visage, proportions, conformations crâniennes. […] Puis vint l’apport de la psychologie : on chercha à identifier alors les qualités correspondantes de la manière la plus récurrente, ou que l’on présumait qu’elles correspondissent, aux divers groupes humains. L’anthropologie ancienne avait aussi considéré l’élément héréditaire : une fois les différences morphologiques constatées entre les êtres vivants, on présupposait naturellement la constance de telles différences, aussi bien chez les parents que dans la descendance. Cependant, l’importance particulière de l’élément « hérédité » est une chose propre à l’anthropologie moderne, déjà proche du racisme proprement dit. D’où les définitions à présent référées de Topinard, Lenz et Fischer. Dans le racisme actuel, la théorie de l’hérédité constitue un point fondamental. On y affirme, à l’encontre des manières de voir de l’ancienne anthropologie, que toutes les caractéristiques qui sont vérifiables dans un groupe humain donné ne sont pas toutes à inscrire en propre à une race, mais seules celles aptes à se transmettre héréditairement. Il y a plus. Après avoir constaté certaines modifications extérieures (dites aussi paravariations) qu’un type donné peut subir selon des causes diverses, sans pourtant qu’elles se transmettent héréditairement, on formule la distinction importante entre le gène et son phénotype. Le « gène » est, pour ainsi dire, une potentialité : c’est la force qui fait naître un type, ou une série de types qui peuvent varier dans des limites déterminées. La forme extérieure (extérieure dans le sens général, puisque la théorie de l’hérédité ne considère pas seulement les caractéristiques morphologiques, mais aussi les qualités psychiques), qui découle de temps en temps du « gène », en effet, peut être diverse et en apparence, elle peut même s’éloigner du type original normal jusqu’à presque devenir méconnaissable. Dans les espèces naturelles, on a constaté que les modifications concernant le « phénotype » ne touchent pas l’essence. Sous une influence qui lui est étrangère (subjective ou d’environnement) la potentialité du « gène » se comporte presque comme une substance élastique : elle semble perdre sa forme, à l’intérieur de certaines limites ; mais elle la reprend dès que cesse la sollicitation dans les types chez lesquels il s’exprime dans les générations successives. Un exemple typique est tiré du monde végétal : la primevère chinoise produit des fleurs rouges à température normale, dans une ambiance surchauffée elle produit à l’inverse des fleurs blanches. Que l’on mette en serre une plante de ces primevères et si on en sème toujours les graines dans une ambiance surchauffée : on aura, dans la série des nouvelles plantes, toujours des fleurs blanches. Mais après un temps à convenance, que l’on prenne les graines de l’une de ces plantes et qu’on les sème dans une ambiance à température naturelle, alors on en verra naître des plantes aux fleurs rouges, comme la plante qui est leur « aïeule ». La variation du « phénotype » n’est donc pas essentielle, mais transitoire et illusoire. La potentialité subsiste intacte, conforme au type originel. Héréditaires — et, selon la manière de voir plus récente — « de race », ne sont donc que des formes extérieures prises en elles-mêmes, mais plutôt des potentialités, des manières constantes de réagir, éventuellement de diverse façon, en correspondance à des circonstances diverses, mais toujours en conformité avec des règles. […] Nous voyons donc rejeté en bloc le rapport d’opposition classique entre innéisme/empirisme pour relancer les manières de voir dans une perspective autre, assurément plus proche de la vérité. Les caractères héréditaires et innés consistent donc en une potentialité qui se transmet à la descendance : alors, cette potentialité constitue le patrimoine, en termes de dispositions, façons d’être de l’esprit, capacité et « morphologies psychiques » mais qui ne se déterminent pas avec une régularité déterministe (autrement, on tomberait dans le fatalisme innéiste) pour que l’influence extérieure entre en jeu. Mais que l’on fasse bien attention, cette influence extérieure n’est certainement pas en mesure de former ou de produire le caractère essentiel des capacités susdites (le « gène »), elle peut pourtant conditionner sa manifestation en particularisant l’existence effective de l’individu : la primevère produit des fleurs rouges ; en altérant les conditions, elle les produit blanches ; tout comme l’exemple du souverain que nous avons donné (un souverain qui, placé dans un autre contexte ne trouverait pas le moyen de manifester le gène dans le phénotype comme la primevère chinoise dans une ambiance différente de celle naturelle) ou bien celui de l’artiste, dont les oeuvres d’art sont « conditionnées » par l’expérience contingente, non pas dans le sens qu’il « apprend » à bien peindre, mais que les conditions phénotypiques donnent le moyen au gène de se manifester et de se développer.

Cette conception s’avère assurément fondée et imprégnée d’une perfection et linéarité logico-conceptuelle, et elle constitue la base du racisme de l’esprit. Qui lui, part de prémisses complètement différentes par rapport à celles régnant dans cette période historique, imprégnée des idées du comte De Gobineau et de son Essai sur l’inégalité des races humaines et donc de préceptes darwiniens plus ou moins évidents. Le « gène » dont parle Evola ne se limite certainement pas à l’ADN scientifique : ce dernier est la transposition matérielle d’un « gène » entendu comme une « énergie » superbiologique et métaphysique dont le corps est seulement « symbole, signe ou symptôme ». C’est pour cela que chez Evola, le concept de race intérieure et de race du corps sont étroitement reliés : le vrai racisme du philosophe romain est une classification des aptitudes et des qualités psychiques des individus, classification qui se transporte ensuite sur la plan de la race physique. Le problème le plus complexe de l’élaboration de ce racisme c’est effectivement de savoir dans quelle mesure il y a une correspondance entre les capacités psychiques et spirituelles susdites et la manifestation extérieure de caractéristiques somatiques, ou bien combien y a-t-il de crédibilité dans la relation entre le spirituel et le matériel, entre la possession de dons et de qualités mentales et comportementales (race intérieure) et l’enregistrement de typologies physiques qui en soient l’emblème. Ceci, comme nous le verrons plus loin, constitue la limite du racisme évolien (soulignement du traducteur), parce qu’il trahit ses mêmes prémisses antidéterministes : ses conclusions généralisantes récupèrent nécessairement les biologismes du racisme de toujours, et donc nient les prémisses « métaphysiques » de la théorisation. Une limite, au fond, dont Evola lui-même est conscient, par exemple quand il écrit, en référence aux races indo-européennes, dont de présupposées éthiques inséparables sont la fidélité et « l’honneur » : on peut être dans le corps de la race qu’on veut […] mais quand à un moment donné on découvre que la personne en question est bien capable de trahir ou qu’elle permet que des considérations ou intérêts de tout genre que ce soit prévalent sur les sentiments d’honneur et de loyauté, à ce moment là, le jugement décisif au sujet de sa vraie « race » est prononcé […] ou encore : ce sont les qualités de la race intérieure à faire en sorte que tel ou tel homme appartienne à une souche raciale, et quand son appartenance physique ne se vérifie plus automatiquement dans la manifestation des dons spirituels, il n’en fait plus partie (justement parce que la race ce n’est justement pas la couleur de la peau). Écoutons l’analyse de Giovanni Monastra : « Pour Evola, les mêmes races ne constituent pas des monades closes, mais dans de nombreux cas au moins elles présentent des interrelations, qui excluent tout particularisme séparatiste, une vraie transposition de l’individualisme au niveau des entités collectives. » Voyons donc plus en détail la tripartition de l’être humain qu’Evola reprend à la pensée traditionnelle. L’esprit constitue l’élément superrationnel et superindividuel, l’âme la force (ou énergie, ndt) vitale, la passionnalité, la faculté perceptive, le subconscient, en connectant l’esprit avec le corps, qui est assujetti aux deux niveaux supérieurs ». Encore : « Dans la conception évolienne, la « race pure » N’EST PAS une réalité banalement biologique, comme dans la rhétorique national-socialiste avec ses stéréotypes constitués d’immanquables hommes blonds avec les yeux bleus. La « race pure » existe au contraire quand se réalise une parfaite transparence et harmonie entre corps, âme et esprit, quand ce dernier a unifié et domine l’être humain entier ». Pour l’instant, on a pu analyser comment le pivot de la théorisation est dans le concept d’hérédité, ou bien sur le lien qui unit race et descendance. À présent nous verrons mieux ses caractéristiques ; la tripartition du racisme, le refus de la soi-disant « démocratisation du sang », les articulations spirituelles des races humaines, la prophylaxie raciale, l’importance des choix de l’individu, l’antisémitisme, la validité et l’aspect contradictoire du racisme de l’esprit.

Troisième sous-section : Les trois degrés du racisme et l’assiette de l’anthropologie traditionaliste dans sa version évolienne.

Certainement, il doit être reconnu à Julius Evola un mérite « antiraciste » : le refus de la vision raciste en termes purement biologiques. En effet, cela est devenu facile pour beaucoup de s’installer sur des positions de condamnation à l’égard des discriminations raciales, une fois que la science eut établi l’insoutenabilité du fait que la couleur de la peau déterminât l’intelligence ou la capacité des hommes ; cela se produisait moins fréquemment dans un climat comme dans celui du milieu du vingtième siècle, dans lequel les théories racistes à la De Gobineau se répandaient et étaient accueillies avec faveur, non seulement par les personnes ordinaires, mais aussi par les intellectuels. Evola, au contraire, se battit contre cette vision du monde qu’il considérait comme naturaliste et « plébéienne » : il ne put jamais accepter l’idée que le dernier allemand, du seul fait d’être tel, indépendamment de ses caractéristiques personnelles et individuelles, fût « meilleur » qu’un chef d’état d’un autre pays (comme l’écrivit Hitler dans Mein Kampf ). Ce n’est pas pour rien que ceci fut l’un des nombreux motifs d’opposition avec les chefs des SS, ou avec la personne de Heinrich Himmler, dans les polémiques épistolaires avec ce dernier comme dans celles avec Alfred Rosenberg. Si le nazisme pouvait en effet attirer Evola parce qu’il représentait une reprise de la Tradition indo-européenne, du prussianisme, un mouvement politique qui proposât une vision néocommunautaire antibourgeoise et antimoderne de l’État, il s’en détacha très rapidement pour ce qui est de l’idéologie (et même, on peut dire que jamais il ne s’y rangea, mais regarda avec faveur certains de ses aspects) une fois qu’il eut pris conscience de ses intrinsèques caractéristiques populistes et plébéiennes. On fait donc bien de préciser le rapport entre le philosophe italien et le Troisième Reich allemand. Tout ce qui est dit du fascisme peut bien valoir aussi pour le national-socialisme allemand : en eux, Evola regardait favorablement les aspects traditionnels « en rejetant » ceux qui, traditionnels ne l’étaient point. Il est évident que dans le nazisme, Evola reconnût l’écho de la tradition allemande monarchique, prussienne et conservatrice ; tout comme il reconnaissait son caractère délicieusement antibourgeois et antimoderne, son rappel au monde archaïque et donc à « l’aryen ». Il est extrêmement important d’expliquer le sens de ce mot. Au contraire de ce que habituellement on trouve écrit sur les livres d’histoire (même à la suite des déformations que le nazisme lui-même pratiqua), le terme « aryen » n’équivaut absolument pas à « allemand » blond avec des yeux bleus et encore moins ne s’avère-t-il être synonyme génériquement de « nordique » : il a une origine et des sens beaucoup plus complexes. Étymologiquement, il dérive du sanscrit Arya , qui signifie « noble », de la même racine ar [lire les oeuvres d’Alexandra David Neel, très compétente sur ce sujet, ndt] — commune au grec aristòs (meilleur) et aretà (vertu) — en dialecte dorien ; dans celui ionien, qui s’étudie dans les écoles serait areté — et même au latin ara (autel) et toujours au grec aretér (celui qui accomplit les actions religieuses) ; de la même matrice le nom grec du dieu de la guerre, Ares . Ces références linguistiques ne sont pas fortuites : elles définissent la filiation sanscrite des langues occidentales antiques (latine et grecque) et sont indicatrices des caractéristiques que la tradition replace en référence aux Aryens, ou de préférence Arii . Les Aryens furent une population indo-européenne à vocation guerrière et profondément sacrale, tendue à la vertu et à l’ascèse chevaleresque, qui s’installa dans l’Inde nord-occidentale et dans la région indo-iranienne à l’époque protohistorique. Les témoignages archéologiques étant assez maigres à leur sujet, il est difficile d’établir une connexion directe entre les Arii et leurs descendants : il est certain qu’une matrice aryenne ne peut jamais être considérée comme un héritage de telle ou telle « nation » (des nations qui s’avèrent être, de toute manière, un résultat d’une sédimentation historique et ne sont jamais caractérisées par une unité ethnique totalisante), mais il est beaucoup plus vraisemblable appartenir à diverses ethnies de souche caucasienne, de langue indo-européenne, comme celle de la Mitteleuropa (zone germano-hongro-roumanienne), certaines s’étant fixées dans le bassin méditerranéen (Doriens et Romains), celles irano-persiques et certaines souches arabes. Établir l’origine aryenne des populations est scientifiquement non-recevable, une fois considérée la datation chronologique de la période de civilisation des Aryens : certes, l’étude ethno-anthropologique de Julius Evola s’avère être plus digne de foi que les instrumentalisations nazies qui monopolisèrent le concept « d’aryen », une étude qui se base, outre sur les critères anthropologiques de l’ethnologie, aussi sur l’examen attentif et comparé des patrimoines culturels, religieux et mythologiques de diverses civilisations : quand Evola parle « d’aryen » il y met en corrélation une autre expression traditionnelle et retrace des éléments communs à diverses civilisations qui s’avèrent avoir en commun cette origine même. Généralement, peut-être trop, nous pouvons dire qu’avec aryen, en comprend « indo-européen ». Et si Evola regardait d’un bon oeil (relatif) le nazisme à cause de sa continuité prussienne et certains contours paganisants, de toute évidence, il ne put que le mépriser à cause de ses agitations populistico-socialisantes, à cause de l’exaspération d’un racisme lu selon une clef biologique et totalement « germanisée » et à cause de sa fougue violente et irrationaliste.

Une fois ces importantes clarifications posées, on peut passer à l’analyse de son Racisme de l’Esprit. Une conception qui se base sur la tripartition de la doctrine de la race, justement « trois degrés du racisme ». Observons tout ce qu’écrit le Dr. Francesco Germinario : Dans la polémique propre avec le nazisme, Evola reconnaissait au racisme biologique un caractère purement descriptif, consistant dans l’énumération de caractéristiques psychophysique, anthropologiques et somatiques des races. Dans ce racisme de « premier degré », on recourt à la méthode des sciences naturelles et on considère « la donnée corporelle, et, en général, cet aspect de l’être humain, selon lequel il obéit à des lois et des déterminismes purement naturels, biologiques, anthropologiques ». Au racisme du corps, Evola fait ensuite suivre le « racisme de l’âme », dont la tâche est de celle d’identifier « les éléments, à leur façon, primaires et irréductibles, qui agissent à l’intérieur en faisant en sorte que des groupes d’individus manifestent un façon d’être, un « style » constant, dans le fait d’agir, de penser et de ressentir ». Entre ces deux degrés du racisme, il existe naturellement un rapport, vu qu’il s’agit d’établir « si la race du corps portée par un individu donné est l’expression adéquate, conforme à la race de l’âme, et inversement. Le troisième degré correspond, enfin, aux « Races de l’Esprit », identifiées par Evola chez les « souches humaines supérieures » : pour une telle recherche, le moyen spécifique de conceptualiser est le sacré et le surnaturel que le rapport de l’homme a vis-à-vis de ce moyen, c’est la vision de la vie dans le sens le plus élevé ; en outre la totalité du monde des symboles et des mythes constituent une matière aussi positive et objective que le sont, pour le racisme de premier degré, les indices faciaux et les structures crâniennes. Trois degrés du racisme, donc, corps, âme et esprit, conformément à la trinité hellénique sòma, psychè, noùs . Le premier degré concerne le corps, ou bien les caractéristiques physiques et somatiques ; le second concerne « l’âme », c’est-à-dire que l’on se réfère à des qualités du caractère, de réactivité intérieure immédiate, de style et de comportement, à des dons qui ni ne s’apprennent ni s’édifient, mais qui sont innés, et donc que l’on a ou pas, qui sont liés au sang et, comme nous le disions, même, à quelque chose de plus profond que le sang qui ne peut être substitué par rien d’autre. Le troisième degré, racisme de l’esprit, se réfère à la matrice transcendante des races ; si l’âme est une forme du caractère individuel, de la sensibilité, de l’inclination naturelle, du « style » dans l’agir et le réagir, l’Esprit est entendu comme une substance métaphysique, un Principe premier supra-humain et supra-individuel (au-delà du simple théisme fidéistico-dévotionnel), donc : le concept de race de l’esprit ne concerne plus les types de réaction de l’homme face à l’expérience de l’environnement et les contenus de l’expérience normale quotidienne, mais bien son aptitude diverse vis-à-vis du monde spirituel, super-humain, divin, comme on l’exprime dans la forme propre aux systèmes spéculatifs aux mythes et aux symboles, aux diversités de l’expérience religieuses elle-même. À cet égard aussi, il existe des « invariants » ou des dénominateurs communs, si l’on veut, de la similitude d’inspiration et d’attitude, qui ramènent justement à une cause intérieure différenciatrice, laquelle est justement la « race de l’Esprit ».

Les races de l’Esprit sont identifiées au nombre de huit :