Rudolf Steiner (1899)

L'égoïsme en philosophie (IV & fin)

La voie qu'avait prise Fichte, Friedrich Joseph Schelling (1778-1854) voulut l'explorer plus loin, en partant d'une connaissance objective du Je, à laquelle son prédécesseur était parvenu. Le Je était reconnu comme une entité puisant son existence d'elle-même. La tâche suivante consistait à mettre en relation ce Je édifié sur lui-même avec la nature. Il était clair que si l'on ne devait plus transférer le Je, en tant qu'essence véritablement supérieure des choses dans le monde extérieur, on devait montrer qu'il engendre aussi de lui-même ce que nous désignons comme les lois naturelles. L'édifice de la nature devait donc être, à l'extérieur dans l'espace, la construction matérielle de ce que le Je édifiait dans son intériorité d'une manière spirituelle. "La nature doit être l'esprit visible, l'esprit doit être la nature invisible. Ici, dans l'identité absolue de l'esprit en nous et de la nature en dehors de nous, doit se résoudre le problème de la manière dont une nature est possible en dehors de nous." - "La nature extérieure s'étend devant nous comme un "livre ouvert", afin d'y retrouver l'histoire de notre esprit."

Schelling met donc subtilement en lumière ce processus que les philosophes ont mal interprété pendant si longtemps. Il montre que l'explication clarifiante doit émaner d'une entité-Je et tomber sur tous les phénomènes du monde, que le Je peut donc reconnaître une entité dans tous les événements; mais qu'il ne la situe plus en dehors de lui; il la voit dans le Je même. Le Je se sent enfin suffisamment fort pour vivifier le contenu des phénomènes universels à partir de lui-même. On n'a pas besoin d'exposer ici la manière dont Schelling a décrit en détail la nature comme un "façonnement" matériel du Je. Ce qu'il importe de montrer dans cet exposé, c'est de quelle façon le Je reconquiert une sphère de compétence, qu'il avait abandonnée à une création auto-engendrée, au cours de l'évolution de la pensée occidentale. C'est la raison pour laquelle, dans le contexte présent, on ne tiendra pas compte du reste des productions de Schelling. Elles ne font tout au plus qu'apporter un peu plus de détails par rapport à la question abordée. - De même que Fichte, Schelling s'éloigne de nouveau d'une connaissance de soi évidente et cherche à faire dériver les attributs émanant du Soi à partir d'autres entités. L'enseignement ultérieur de ces deux penseurs consiste en rechutes dans des conceptions qu'ils avaient surmontées parfaitement à un âge précédent de leur existence.

Une autre tentative hardie pour expliquer la totalité de l'univers sur la base du contenu reposant dans le Je, c'est celle du philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831). Ce que Fichte avait caractérisé, à vrai dire dans des termes incomparables, l'essence du Je humain, Hegel tenta d'en explorer à fond le contenu, et cela dans les moindres recoins, afin de la décrire. Car il considère aussi cette essence comme la chose originelle, comme "l'En-Soi des choses". Mais il en retire seulement quelque chose de singulier. Il dépouille le Je de tout élément individualisé, de tout ce qui lui est personnel. En dépit du fait qu'il s'agisse d'un Je vrai et authentique, ce Je, que Hegel place à la base des phénomènes du monde, agit d'une manière impersonnelle, non individuelle, bien éloignée de celle d'un Je intime et familier, presqu'à la façon d'un dieu. C'est dans une forme aussi inabordable et strictement abstraite, que Hegel sépare l'En-Soi du monde dans sa logique et selon son contenu. L'activité la plus personnelle du penser est ici représentée comme la plus impersonnelle. Selon Hegel, la nature n'est à présent rien d'autre que le contenu du Je disloqué dans l'espace et le temps. Ce contenu idéel dans sa différence de nature. "La nature est l'esprit qui s'est rendu étranger à lui-même." Selon l'arrangement de Hegel, le Je impersonnel devient personnel dans l'esprit humain individualisé. Dans la conscience de soi, l'essence du Je n'est pas seulement en soi, elle l'est aussi pour soi; l'esprit découvre que le contenu le plus élevé du monde est son propre contenu - Parce que Hegel tente d'appréhender l'essence du Je d'une manière impersonnelle d'abord, il ne la caractérise donc pas comme un Je, mais comme une idée (De la réalité primordiale infiniment plus riche et substantielle du Je, il n'en extrait qu'une simple idée. N.D.T.). Mais cette idée de Hegel n'est rien d'autre que le contenu du Je humain débarrassé de tout caractère personnel. Cette abstraction de tout ce qui est personnel se révèle le plus fortement dans les conceptions de Hegel sur la vie spirituelle et morale. Ce n'est pas l'individualité personnelle, le Je individuel de l'être humain, qui peut se proposer de suivre sa propre détermination, mais le grand Je-Univers, objectif, impersonnel, qui en a été abstrait, la raison universelle générale, l'idée du monde.

Le Je individuel doit s'adapter à cette abstraction générale, qu'il a retirée de sa propre essence. Au sein des institutions juridiques, politiques, morales, dans les processus historiques, l'idée universelle a fait table rase de l'esprit objectif. Face à cet esprit objectif, l'esprit individualisé est de moindre valeur, voire contingent. Hegel ne cessera jamais de souligner lourdement que le Je individuel, accessoire, devrait s'intégrer dans les ordonnancements généraux, le cours historique de l'évolution spirituelle. C'est la tyrannie de l'esprit sur les porteurs de cet esprit qu'exige Hegel. C'est un ultime vestige bizarre de l'ancienne croyance en Dieu ou en l'au-delà, qui surgit ici encore chez Hegel. On laisse tomber avec lui tous les attributs, au moyen desquels le Je humain, devenu maître extérieur du monde, fut autrefois pourvu, et pour finir, il ne subsiste plus que la pure logique générale. L'idée du monde de Hegel c'est le Je humain; la doctrine de Hegel le reconnaît expressément puisqu'au sommet de la culture, l'être humain parvient, selon cette doctrine, à y ressentir sa pleine identification avec l'idée universelle. Dans l'art, la religion et la philosophie, l'être humain cherche à incorporer l'élément le plus universel du Soi qui lui est particulier, l'esprit individualisé se laisse complètement envahir par la logique universelle et générale. Hegel décrit dès lors le cours historique universel de la manière suivante: "Si nous jetons un regard sur le destin des individus significatifs dans l'histoire du monde, ils ont eu la chance d'être les agents d'une finalité qui représentait une étape dans la progression de l'esprit universel. En se servant de la logique de cet instrument, nous pouvons désigner cette finalité comme un stratagème qui accomplit ses propres objectifs avec tout l'emportement de sa passion et se maintient non seulement intact, mais s'engendre encore au travers de ce processus. Le particulier est le plus souvent trop insignifiant face au général: les individus sont sacrifiés et sont à sa merci. L'histoire universelle se décrit jusqu'à un certain point comme la lutte des individus, et dans le champ de cette singularité cela se fait tout naturellement. Comme dans la nature animale, le maintien de la vie est le but et l'instinct de l'individu, ici c'est la raison, l'idée générale qui prédomine et les individus périssent, ainsi en va-t-il dans le monde spirituel. Les passions s'autodétruisent mutuellement, seule la raison veille, poursuit son objectif et se fait prévaloir." Pour Hegel, le degré d'évolution le plus élevé de l'éducation humaine ne se présente pas dans ce sacrifice de l'individu particulier au profit de la raison universelle générale, mais dans l'interpénétration complète des deux. Dans l'art, la religion, et la philosophie, l'individu agit d'une manière telle que son action est en même temps le contenu de cette raison universelle générale. - Chez Hegel, par le facteur décisif de l'universalité, qu'il posait dans un Je-Univers, la subordination du Je-singulier humain persiste à l'égard de ce Je-Univers.

Ludwig Feuerbach (1804-1872) tenta de mettre fin à cette subordination en exprimant par de fortes paroles la manière dont l'être humain transpose l'essence de son Je dans la nature pour lui faire ensuite face en la reconnaissant, en lui obéissant et en l'honorant comme un dieu. "Dieu est l'intériorité manifestée du soi avoué de l'être humain, la religion est le dévoilement solennel des trésors cachés de l'être humain, l'aveu de ses idées les plus secrètes, la profession de foi publique de ses connaissances d'amour." Mais Feuerbach n'a pas encore vraiment purifié non plus cette idée du Je du facteur décisif de la généralité. Pour lui, ce Je humain général est une entité plus haute que le Je humain individualisé. Et bien qu'en tant que penseur, il n'objective pas ce Je général comme une entité universelle, existante en soi, à la manière de Hegel, il confronte pourtant, au plan moral, l'entité humaine individuelle au concept général d'un être humain conforme à son espèce et prétend que l'individu doit s'élever au-delà des limites de son individualité.

Seul Max Stirner (1806-1856) dans son ouvrage paru en 1844 "l'Unique et sa propriété" a radicalement exigé du Je qu'il reconnaisse nécessairement enfin que toutes les entités qu'il a placées tout au long de l'histoire au-dessus de lui, ne sont que des éléments empruntés, qu'il a retirés de sa propre essence, qu'il a transposés à l'extérieur de lui-même, afin de les idolâtrer. Tout Dieu, toute logique universelle n'est qu'une projection à l'identique du Je et n'a pas d'autres propriétés que celles du Je humain. Et même le concept de Je universel est une notion qui prend naissance et se développe au sein de l'ensemble du Je individualisé de chacun.

Stirner invite l'homme à s'affranchir de tout ce qui est général en lui et à s'admettre comme individu unique à part entière. "Tu es plus que juif, plus que chrétien, etc., mais tu es aussi plus que homme. Tout cela ne sont que des idées, toi, par contre tu es personnifié. Penses-tu donc ne devenir jamais "être humain en tant que tel" ? - Je suis homme, je n'ai pas besoin d'abord d'instaurer l'humain en moi, car cela m'appartient déjà, comme toutes mes propriétés." - "Moi seul, ne suis pas un abstraction, je suis tout en tout; ... je ne suis pas une simple idée, mais je suis en même temps et entièrement toutes les idées, un univers d'idées. Hegel condamne ce qui m'est propre, ce qui est mien... La "pensée absolue" c'est ce genre de pensée qui oublie que c'est ma pensée que Je pense, et que cela n'existe que par Moi. En tant que Je, j'absorbe cependant de nouveau ce qui est mien, j'en suis le maître, ce n'est que mon opinion, que je change à tout instant, c'est-à-dire que je l'anéantis, que je peux la reprendre en moi et la consumer..." - "Ce qui m'appartient en propre c'est l'idée, seulement si ensuite elle ne peut jamais m'asservir, jamais me fanatiser ou faire de moi l'instrument de sa réalisation." Toute entité placée au-dessus du Je vole finalement en éclats face à la connaissance qu'elle n'a pris naissance dans le monde que par l'action du Je. "Il faut dire que pour mon penser, le commencement n'est pas une idée, mais le Je, et c'est la raison pour laquelle je suis son but, tout comme l'entièreté de son développement, qui n'est qu'un développement de la jouissance de mon soi."

Au sens de Stirner, on ne doit pas vouloir définir le Je particulier, individualisé par une pensée, une idée. Car les idées sont des notions générales; et par ce genre de définition, l'individualité unique - logiquement pour le moins - se retrouverait aussitôt subordonnée à cette notion générale. Tout le reste du monde peut être défini par des idées, le Je individualisé, nous devons en faire l'expérience unique en nous. Tout ce qui est exprimé sur l'unique au moyen de pensées, ne peut pas y emprunter son contenu; il ne peut qu'en faire allusion. On dit: Je regarde en toi; c'est quelque chose pour lequel tout concept, toute idée est trop pauvre pour en dompter intellectuellement la richesse incarnée. Ce qui produit en soi les idées, dispose même d'une source intarissable en soi, dont le contenu est infiniment plus étendu que tout ce qu'il produit. Dans une riposte écrite par Stirner (Conférer J. H. Mackay: Petits écrits de Stirner ), il déclare: "L'unique est un mot, et avec un mot, on doit encore pouvoir penser quelque chose, un mot devrait donc avoir un contenu d'idées. Mais l'Unique est un mot dépourvu d'idée, il n'a aucun contenu d'idée. Mais quel est donc son contenu, s'il n'est pas une idée? Un "unique", dont l'existence ne peut pas être exprimée deux fois de suite; car si elle pouvait l'être, réellement et entièrement exprimée, ce "un" serait présent une seconde fois, il serait là "en expression"... Ce n'est qu'à partir du moment ou on ne peut plus rien dire d'autre de toi, sinon t'appeler “ Tu ”, alors tu es reconnu comme un Tu. Aussi longtemps qu'on exprime quelque chose sur toi, tu n'es reconnu que par ce quelque chose (homme, esprit, chrétien, etc.)." - Le Je unique est donc celui qui, par tout ce qu'il est, ne l'est que par lui-même et ne tire le contenu de son existence qu'en puisant en lui-même, en l'enrichissant constamment de lui-même. - Ce Je unique ne peut reconnaître aucune complaisance éthique, qu'il ne se soit lui-même imposée. "Que ce que je pense et fasse soit chrétien, ou non, que m'importe? Que ce soit humain, libéral, avec humanité, que ce soit inhumain, non libéral, sans humanité, pourquoi m'interroger? Quand je n'ai pour but que ce que je veux, quand ce n'est qu'en cela que je peux me satisfaire, alors vous pouvez m'imposer les prédicats que vous voulez: ça m'est égal..." Je peux bien m'opposer peut-être déjà à mes idées précédentes; je peux bien changer aussi subitement ma manière d'agir, mais non pour la raison qu'elle ne correspond pas aux sentiments chrétiens, ou qu'elle va à l'encontre des droits éternels de l'être humain, non du fait qu'elle est contraire à l'idée d'humanité, de l'humanisme ou de l'humanité, mais - parce que je n'y suis pas totalement existant, parce qu'elle entrave l'entière jouissance de moi, parce que je doute de mes pensées antérieures ou que ma manière d'agir exercée à l'instant précédant ne me plaît plus. La manière dont Stirner s'exprime sur l'amour à partir de son point de vue est caractéristique: "J'aime aussi les hommes, non pas simplement les individus, mais chacun. Mais je les aime dans la conscience de l'égoïsme; je les aime, parce que l'amour me rend heureux; j'aime parce que l'amour m'est naturel, parce qu'il me plaît d'aimer. Je ne connais aucun "commandement d'amour"..." Vis-à-vis de cet individu souverain, toutes les organisations politiques, sociales, ecclésiastiques, sont des entraves. Car toutes les organisations présupposent que l'individu soit nécessairement de tel ou tel type pour être accepté dans leur communauté. Mais l'individu ne veut pas se laisser déterminer par cette communauté, ni que celle-ci le détermine de telle ou telle manière ou détermine ce qu'il doit faire. Ce qui importe à Stirner, J. H. Mackay l'a exprimé dans son livre " Max Stirner, sa vie et son oeuvre " (P. 155) c'est "l'anéantissement de toutes ces forces étrangères qui tentent d'opprimer et d'anéantir le Je, sous les modes les plus variés, en premier lieu"; et "l'exposition des relations naissant de nos échanges mutuels, telles qu'elles ressortent de la contradiction ou de l'harmonie de nos intérêts, en second lieu". L'unique ne peut pas se satisfaire lui-même au sein d'une communauté organisée; mais seulement dans le libre échange ou l'associationnisme. Cet échange ne connaît aucun pouvoir reposant sur les structures particulières statutaires. En lui, tout arrive par les uniques. Rien n'y est établi. Ce qui arrive, s'y ramène toujours à la volonté des uniques. Une volonté commune ne représente rien, ni personne. Stirner ne veut pas que la société veille à l'unique, protège ses droits, promeut son bien-être, etc. Quand l'organisation est prise en main par les hommes, elle régule ses échanges d'elle-même. "Je veux de préférence m'en remettre à l'intérêt personnel des êtres humains plutôt qu'à leur complaisance, leur pitié, etc. Chacun requiert la réciprocité (comme de toi à moi et de moi à toi), ne fait rien "en vain", et se laisse gagner et payer. Laissez son entière liberté à l'échange, et il crée d'une manière illimitée cette réciprocité qui ne pourrait pourtant n'être que partiellement instaurée par une communauté quelconque. "L'association ne maintient ni un lien naturel, ni un lien spirituel, et n'est elle-même aucun lien naturel ou spirituel. Ce ne sont ni le sang, ni la croyance (c'est-à-dire l'esprit) qui la réalisent. Dans un lien naturel - comme une famille, une lignée, une nation, l'humanité en effet - les uniques n'ont que la valeur d'exemplaires du même genre ou espèce; dans un lien spirituel - comme une communauté, une église - l'unique n'a de signification qu'en tant que participant au même esprit; ce que tu es dans les deux cas, en tant qu'unique, cela doit donc être opprimé. En tant qu'unique tu peux simplement t'affirmer toi-même dans les associations, car l'association ne te possède pas, mais toi tu la possèdes ou bien tu t'en sers." La voie sur laquelle est parvenue Stirner dans sa conception de l'unique, peut être caractérisée comme la critique universelle de tous les pouvoirs ou puissances générales qui sont en train d'opprimer le Je. Les Églises, les systèmes politiques (le libéralisme politique, le libéralisme social, le libéralisme humain), les philosophies: tous mettent en place et exercent de tels pouvoirs généraux sur l'unique. Le libéralisme politique détermine le "bon citoyen", le libéralisme social le travailleur identique à tous ceux qui appartiennent à la communauté des travailleurs, le libéralisme humain, "l'homme en tant qu'homme". En détruisant tous ces pouvoirs, Stirner fonde la souveraineté de l'unique sur des ruines. "Que tout cela ne soit pas ma cause! Avant tout la bonne cause, puis la cause de Dieu, celle de l'humanité, la vérité, la liberté, l'humanitarisme, la justice; plus loin, la cause de mon peuple, de mes princes, de mon pays natal; et finalement même la cause de l'esprit et des milliers d'autres causes. Seule, ma cause ne doit jamais être mienne?; - Regardons donc comment s'y prennent ceux, pour la cause desquels nous devons travailler, nous dévouer et nous enthousiasmer. Vous savez proclamer beaucoup de choses fondamentales de Dieu, et durant des millénaires nous avez exploré "les profondeurs divines", vous lui avez sondé le coeur et les reins, si bien que vous pouvez bien nous dire, comment promouvoir par vous-mêmes la "cause de dieu", que nous sommes appelés à servir. Et vous ne dissimulez pas non plus les agissements du Seigneur. Quelle est donc sa cause à présent? A-t-il réalisé, comme on nous le demande de le faire, une cause étrangère, a-t-il réalisé la cause de la vérité, de l'amour des siens? Ce malentendu vous révolte et nous enseigne que la cause de Dieu à vrai dire c'est la cause de la vérité et de l'amour, mais que cette cause ne pourrait pas être désignée comme lui étant étrangère, car Dieu lui-même est en effet vérité et amour; l'hypothèse vous indigne que Dieu pourrait ressembler à nous, pauvres vermisseaux, en faisant avancer une cause étrangère comme la sienne propre. "Dieu devrait-il embrasser lui-même la cause de la vérité, même s'il n'était pas lui-même la vérité?" Il ne veille qu'à sa cause, mais comme il est tout en tout, tout est donc aussi sa cause; nous par contre, nous ne sommes pas tout en tout, et notre cause est bien minuscule et abjecte; c'est pourquoi nous devons servir une "cause plus haute" - Eh bien! Désormais, c'est clair! Dieu ne se soucie que de son affaire, ne se préoccupe que de lui, ne pense qu'à lui et ne s'envisage que lui-même; malheur à tout ce qui ne le contente pas! Il ne sert rien d'élevé et ne satisfait que lui-même. Sa cause est une cause - purement égoïste..." - "Qu'en est-il avec l'humanité, la cause que nous devons faire nôtre? Sa cause est-elle par exemple celle d'un autre, et l'humanité sert-elle une cause plus élevée? Non, l'humanité n'a l'oeil que sur elle, l'humanité ne veut encourager que l'humanité, l'humanité est elle-même sa cause. Afin qu'elle se développe, elle laisse les peuples et les individus se tuer à son service et lorsque ces derniers ont produit ce dont l'humanité a besoin, il sont rejetés sur le fumier de l'histoire en remerciement des services rendus. La cause de l'humanité n'est-elle pas une cause "purement égoïste"? De toutes ces critiques quant à ce que l'homme doit adopter comme sa cause, il résulte donc pour Stirner: "Dieu et l'Humanité n'ont basé leur cause sur rien qu'eux-mêmes. Je baserai donc ma cause pareillement sur moi: aussi bien que dieu, je suis la négation de tout le reste, je suis pour moi tout, je suis l'Unique".

Telle est la voie de Stirner. On peut encore en emprunter une autre pour parvenir à la nature du Je. On peut l'observer dans son activité cognitive. Qu'on se concentre attentivement sur le processus de la connaissance. Par l'observation pensante des phénomènes, le Je tente de se rendre véritablement compte de ce qui leur est sous-jacent. Que veut-on atteindre par cette observation pensante? Pour répondre à cette question, on doit observer d'une part ce que nous aurions possédé des processus, sans cette observation, et, d'autre part, ce que nous n'obtenons que par elle? (je dois ici ne me limiter qu'à une esquisse bien médiocre de ce problème universel et fondamental et je ne peux que renvoyer le lecteur pour plus de détails à mes écrits Science et Vérité (Thèse de philosophie, 1892) et Philosophie de la Liberté (Weimar, 1894).

Que l'on observe un phénomène quelconque. Je lance une pierre dans la direction horizontale: elle suit une ligne qui s'incurve vers le sol avant de tomber quelques instants plus tard. Je vois la pierre en différents points successifs de sa trajectoire, après qu'elle m'a coûté un certain effort pour la lancer au loin. Par mon observation pensante, j'en déduis la chose suivante: pendant sa trajectoire, la pierre subit de nombreuses influences. Si elle ne subissait que la force que je lui ai appliquée pour la lancer, elle continuerait sa trajectoire en ligne droite, sans changer sa vitesse. Mais, à présent, la terre exerce une influence sur elle, que l'on caractérise comme une force d'attraction. Si je l'avais laissée tomber sans la lancer au loin, la pierre serait simplement tomber verticalement sur le sol et à cette occasion, sa vitesse aurait crû constamment. Par l'interaction de ces deux influences, surgit ce qui se passe réellement. Tout cela représente des considérations idéelles qui viennent s'ajouter à ce qui s'offre à mon observation du phénomène en absence d'observation pensante.

Dans tout processus cognitif, nous avons de cette manière un élément qui nous serait présenté sans autre observation pensante, et un autre, que nous pouvons acquérir qu'en nous exerçant à l'observation pensante. - quand nous avons acquis ces deux éléments, il est clair pour nous qu'ils appartiennent l'un à l'autre. Un événement se déroule conformément à la loi que j'acquiers sur lui par mon activité de penser. Que pour moi, ces deux éléments soient d'emblée séparés avant d'être réadaptés l'un avec l'autre dans mon processus cognitif, c'est mon affaire. L'événement, lui-même, ne se soucie aucunement de cette séparation. Mais il s'ensuit que la connaissance, c'est surtout mon affaire! Quelque chose que je ne réalise purement et simplement que selon mon bon plaisir.

Mais à présent, quelque chose d'autre vient s'y ajouter. Les choses et les événements ne me donneraient jamais par eux-mêmes, ce que j'acquiers sur eux par mon activité pensante. Ils me donnent justement d'eux-mêmes quelque chose que je possède déjà sans cette observation. On a déjà dit, au long de cet exposé que je puise en moi-même ce que je considère comme étant l'essence la plus profonde des choses. Les pensées que je me fais sur les choses, je les produis en les puisant en moi. Elles appartiennent malgré tout aux choses, comme on l'a montré ici. Je n'en viendrais jamais à me demander ce qu'est l'essence des choses, si je ne trouvais pas en moi ce quelque chose que je caractérise comme cette essence et qui leur appartient, mais qu'elles ne peuvent pas me donner d'elles-mêmes parce que je ne peux la puiser qu'en moi. - Dans le processus cognitif, je retire l'essence des choses en la puisant en moi. J'ai donc l'essence de l'univers en moi. Conséquemment, j'ai bien mon essence propre en moi. Mais pour toutes les autres choses deux éléments distincts m'apparaissent: un événement sans essence et l'essence (de cet événement, N.D.T.) en moi. En moi-même, événement et essence coïncident. L'essence de tout le reste du monde, je la puise aussi en moi, de même que la nature de mon être propre.

Mon agir n'est qu'une partie de l'ensemble de l'action universelle. Il a donc aussi son essence en moi, comme tous les autres événements du monde. Chercher les lois de l'agir humain cela revient à les puiser au contenu du Je. Comme le croyant en Dieu faisait dériver les lois de son action de la volonté divine, celui qui a pris conscience que dans le Je repose l'essence de toute chose, ne peut trouver qu'en lui les lois de son action. Que le je ait pénétré l'essence réelle de son action, alors il se ressent maître de cette action. Aussi longtemps que nous croyons en une essence universelle étrangère, les lois de nos actions s'opposent à nous comme étrangères. Elles nous dominent; ce que nous réalisons se trouve sous la contrainte qu'elles exercent sur nous. Sont-elles métamorphosées en passant de cette entité étrangère en un acte originel à notre Je, alors la contrainte disparaît. L'élément contraignant nous est désormais propre. La légitimité (au sens "d'ensemble des lois", N.D.T.) ne règne plus sur nous, mais en nous, sur l'événement actif qui prend sa source du Je. La réalisation d'un processus, qui se trouve sous un pouvoir situé en dehors de la légitimité émanant du réalisateur, est un acte non libre; Celui qui se trouve sous le pouvoir du réalisateur lui-même est un acte libre. Se donner les lois de son action, cela veut dire agir en individu libre. L'observation du processus cognitif révèle à l'être humain qu'il ne peut trouver les lois de son action qu'en lui-même. Concevoir le Je pensant, cela veut dire créer la base nécessaire pour fonder tout ce qui émane du Je uniquement sur le Je. Le Je qui se comprend lui-même, ne peut dépendre de rien d'autre que de lui-même. Et personne d'autre que lui ne peut être responsable. Il apparaît presque superflu de dire, après tous ces développements, qu'avec le Je on désigne bien l'individualité réelle, l'entité “ en chair et en os ” et non quelque chose de général qui ne pourrait effectivement en dérivé que par un processus d'abstraction. Ce Je est donc dépendant de l'individualité réelle. (Cette orientation idéelle et cette conception qui ressortent aussi de mes oeuvres citées plus haut, sont également partagées par Benj. R. Tucker et J. H. Mackay. Conférez du premier “  Instead of a book  ” et du second “  Les Anarchistes  ”.)

Dans le siècle précédent et dans la plus grande partie de celui-ci, le penser s'efforçait de conquérir pour le Je une position dans l'univers. Des esprits qui s'opposèrent déjà à cette tendance, car ils la ressentaient comme étrangère, sont Arthur Schopenhauer (1788-1860) et Édouard von Hartmann, toujours vigoureusement actif parmi nous. Tous les deux n'ont plus transposé l'intégralité de notre Je, telle que nous la trouvons dans notre conscience, dans le monde extérieur comme essence universelle primordiale. Schopenhauer a considéré une part inhérente à ce Je, la volonté, comme une essence universelle, et Hartmann fait de même avec l'inconscient. Le dernier des individualistes stricts, Nietzsche, s'y oppose; partant des idées de Schopenhauer, il parvient à des conceptions qui mènent tout à fait sur la voie d'une appréciation absolue du Je unique. Selon lui, la culture authentique consiste dans les soins apportés à l'unique, afin qu'il acquière la force de développer la totalité de son talent potentiel. Jusqu'à présent, cette éventualité ne pouvait survenir que par un heureux hasard. “ Ce type, d'une teneur supérieure, a déjà suffisamment existé; mais comme une chance, une exception, jamais il n'a été délibérément voulu. Bien plus, il a justement été au mieux redouté, car il apparaissait jusqu'alors comme une perspective terrible; - et du fond de cette appréhension, on a voulu le type inverse: la bête de troupeau, l'animal domestique, l'animal-homme malade, - le chrétien... ” (Oeuvre VIII, P;218 et suiv.). Nietzsche a poétiquement éclairé son type d'être humain idéal dans son “  Zarathoustra  ”. Il l'appelle surhomme. Ce dernier est libéré de toute norme, un être humain qui n'est plus à l'image de Dieu, l'entité qui contente Dieu, le bon citoyen, etc., mais lui-même et ne veut être rien d'autre que lui-même - le pur et absolu égoïste.

(Traduit de l'allemand par Daniel Kmiécik)

On doit la résurgence de ce texte à Félix Hau

Notes du traducteur:

Max Stirner est le pseudonyme de Johann Kaspar Schmidt. Né en 1806 à Bayreuth, en Bavière, Schmidt étudie la philosophie à l'Université de Berlin, de 1826 à 1828, où il subira l'influence déterminante de Hegel. En 1832, il entreprend un certificat d'enseignement qui lui vaut, après quelques années difficiles, de finalement obtenir un poste de professeur dans une pension de jeunes filles à Berlin. C'est cette situation "respectable" qui explique que le professeur Schmidt choisit bientôt le pseudonyme de Max Stirner pour signer les écrits que le philosophe radical fait paraître. Ces écrits sont en fort petit nombre: si l'on excepte quelques articles parus dans la Rheinische Zeitung (La Gazette Rhénane) alors dirigée par Karl Marx, et quelques autres travaux mineurs, Max Stirner est l'homme d'un seul livre, Der Einzige und sein Eigentum, (L'unique et sa propriété) paru en 1845. Il s'agit d'une oeuvre puissante, radicale et profondément originale. L'ouvrage est rédigé alors que Stirner participe au cercle des Frein (Les Affranchis), assemblée d'hégéliens de gauche où se retrouvent, entre autres Karl Marx et Friedrich

Engels. Ceux-ci consacreront de longs passages de leur Idéologie Allemande à la critique des idées avancées dans L'unique... où ils ne voient essentiellement et injustement qu'un point de vue idéaliste, celui d'un petit-bourgeois qui en resté au stade de la spéculation vide et purement théorique et qui se refuse à faire l'expérience de la pratique.

Stirner meurt en 1856, dans une totale obscurité dont le poète et romancier Allemand John Henry Mackay devait le tirer en 1898 en faisant paraître Max Stirner, sein Leben und sein Werk, (Max Stirner, sa vie et son oeuvre) qui est la première étude exhaustive consacrée au philosophe. L'Unique deviendra alors le bréviaire des anarchistes individualistes et aura constamment des lecteurs, parfois peu nombreux sans doute, mais toujours très enthousiastes.

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Stirner pose que le moi est unique, irréductible aux réalités et aux catégories dans lesquelles on cherche à l'enfermer et qu'il peut considérer tout le reste comme étant sa propriété. “ Dieu et l'Humanité n'ont basé leur cause sur rien qu'eux-mêmes. Je baserai donc ma cause sur Moi: aussi bien que Dieu, je suis la négation de tout le reste, je suis pour moi tout, je suis l'Unique ”.

Ce Moi est encore tenu pour indéfinissable puisque toute définition l'inclurait dans une catégorie à laquelle on ne saurait le rapporter sans le mutiler.

Ce point de vue est obtenu par une critique radicale des positions défendues par le hégéliens de gauche et en particulier par Feuerbach. La critique de la religion effectuée par ce dernier aboutissait, on s'en souviendra, à anthropologiser la théologie, Dieu et la religion. Stirner s'insurge: on crée ainsi une nouvelle idole, l'Humanité, à laquelle le moi devra encore se soumettre. La critique de Stirner se poursuit ensuite pour englober jusqu'aux positions des révolutionnaires qui cherchent à soumettre l'Unique

à la dictature de catégories abstraites. La Société, divinisée, à laquelle nous devons soumission et obéissance; l'État qui n'a, affirme Stirner, "... qu'un but: limiter, dompter, assujettir l'individu et le subordonner à quelque chose de général"; la Révolution elle-même, dernier avatar de la divinisation de la société, du général, du collectif et nouveau prétexte à l'oppression du Moi: "Lorsque le communiste voit en toi l'homme et le frère, cela est conforme à l'avis que le communiste professe le dimanche.

Selon l'avis qu'il professe tous les jours, il ne te considère aucunement comme homme tout court, mais comme un travailleur humain ou un homme travailleur. Le principe libéral anime le premier avis, dans le second se cache son caractère antilibéral. Si tu étais un "fainéant", il ne méconnaîtrait certes pas en toi l'homme mais il s'efforcerait de le purifier, en tant qu'homme paresseux, de la paresse et de te convertir à la foi selon laquelle le travail est la "destination et la vocation " de l'homme. "

Le Moi doit donc entreprendre un long travail de réappropriation de soi et de découverte de son unicité, il doit s'extraire de cette gangue des idées générales et abstraites ou tout concourt à l'enfermer. Rien n'échappe à cette virulente critique: Religion, morale, Dieu, conscience, Parti, devoirs et toutes ces "bêtises dont on nous a bourré la cervelle et le coeur". Notons au passage combien l'analyse faite par Stirner de l'éducation a conservé toute sa puissance et à quel point les idéaux qu'il met de l'avant

restent stimulants: "On pousse les jeunes en troupeau à l'école .. et quand ils savent par coeur le verbiage des vieux, on les déclare majeurs"; et encore: "Toute éducation doit devenir personnelle... Ce n'est pas le savoir qui doit être inculqué, c'est la personnalité qui doit parvenir à son plein épanouissement. ... . Le point de départ de la pédagogie ne doit pas être de civiliser

mais de former des personnalités libres, des caractères souverains."

Au terme de cette critique, Stirner tente de refonder la vie sociale mais envisagée cette fois comme réunion d'égoïstes librement et volontairement associés, l'associationnisme. Ces associations, toujours résiliables, permettent au Moi de préserver sa souveraineté et son unicité et constituent pour Stirner les seules qui soient naturelles et acceptables.

Des individualistes, disciples de Stirner, ont constamment jalonné l'histoire de l'anarchisme. À la Belle-Époque ils seront même nombreux et feront beaucoup parler d'eux, notamment en prônant la libération sexuelle et en pratiquant ce qu'ils nommeront pudiquement la "réappropiation individuelle", en termes clairs, le vol. Face à ces dernières pratiques comme devant certaines des idées de Stirner, on ne peut manquer de soulever des réserves. Cependant, si on accorde à Murray Bookchin que l'anarchisme se développera largement en travaillant cette tension entre la tendance vers le développement personnel qu'institue Stirner et la tendance qui s'efforce, a contrario, de promouvoir une liberté sociale et ses fondements et conditions collectifs, il faut alors convenir que l'égoïsme de Stirner et son associationnisme ont joué un rôle non négligeable dans le développement de la pensée anarchiste.

Extrait de :

BAILLARGEON, Normand: Anarchisme, Colllection Les Essentiels, L'île de la Tortue, Montréal, 2000.

Ao! Espaces de la parole - Autodidactiques > Lectures pour tous par Normand Baillargeon: http://www.ao.qc.ca/


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