Rudolf Steiner (1899)
L'égoïsme
en philosophie (IV & fin)
La voie qu'avait prise Fichte, Friedrich Joseph Schelling (1778-1854) voulut
l'explorer plus loin, en partant d'une connaissance objective du Je, à
laquelle son prédécesseur était parvenu. Le Je était
reconnu comme une entité puisant son existence d'elle-même.
La tâche suivante consistait à mettre en relation ce Je édifié
sur lui-même avec la nature. Il était clair que si l'on ne devait
plus transférer le Je, en tant qu'essence véritablement supérieure
des choses dans le monde extérieur, on devait montrer qu'il engendre
aussi de lui-même ce que nous désignons comme les lois naturelles.
L'édifice de la nature devait donc être, à l'extérieur
dans l'espace, la construction matérielle de ce que le Je édifiait
dans son intériorité d'une manière spirituelle. "La
nature doit être l'esprit visible, l'esprit doit être la nature
invisible. Ici, dans l'identité absolue de l'esprit en nous et de
la nature en dehors de nous, doit se résoudre le problème de
la manière dont une nature est possible en dehors de nous." -
"La nature extérieure s'étend devant nous comme un "livre
ouvert", afin d'y retrouver l'histoire de notre esprit."
Schelling met donc subtilement
en lumière ce processus que les philosophes ont mal interprété
pendant si longtemps. Il montre que l'explication clarifiante doit émaner
d'une entité-Je et tomber sur tous les phénomènes du
monde, que le Je peut donc reconnaître une entité dans tous
les événements; mais qu'il ne la situe plus en dehors de lui;
il la voit dans le Je même. Le Je se sent enfin suffisamment fort pour
vivifier le contenu des phénomènes universels à partir
de lui-même. On n'a pas besoin d'exposer ici la manière dont
Schelling a décrit en détail la nature comme un "façonnement"
matériel du Je. Ce qu'il importe de montrer dans cet exposé,
c'est de quelle façon le Je reconquiert une sphère de compétence,
qu'il avait abandonnée à une création auto-engendrée,
au cours de l'évolution de la pensée occidentale. C'est la
raison pour laquelle, dans le contexte présent, on ne tiendra pas
compte du reste des productions de Schelling. Elles ne font tout au plus
qu'apporter un peu plus de détails par rapport à la question
abordée. - De même que Fichte, Schelling s'éloigne de
nouveau d'une connaissance de soi évidente et cherche à faire
dériver les attributs émanant du Soi à partir d'autres
entités. L'enseignement ultérieur de ces deux penseurs consiste
en rechutes dans des conceptions qu'ils avaient surmontées parfaitement
à un âge précédent de leur existence.
Une autre tentative hardie pour expliquer la totalité de l'univers
sur la base du contenu reposant dans le Je, c'est celle du philosophe Georg
Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831). Ce que Fichte avait caractérisé,
à vrai dire dans des termes incomparables, l'essence du Je humain,
Hegel tenta d'en explorer à fond le contenu, et cela dans les moindres
recoins, afin de la décrire. Car il considère aussi cette essence
comme la chose originelle, comme "l'En-Soi des choses". Mais il
en retire seulement quelque chose de singulier. Il dépouille le Je
de tout élément individualisé, de tout ce qui lui est
personnel. En dépit du fait qu'il s'agisse d'un Je vrai et authentique,
ce Je, que Hegel place à la base des phénomènes du monde,
agit d'une manière impersonnelle, non individuelle, bien éloignée
de celle d'un Je intime et familier, presqu'à la façon d'un
dieu. C'est dans une forme aussi inabordable et strictement abstraite, que
Hegel sépare l'En-Soi du monde dans sa logique et selon son contenu.
L'activité la plus personnelle du penser est ici représentée
comme la plus impersonnelle. Selon Hegel, la nature n'est à présent
rien d'autre que le contenu du Je disloqué dans l'espace et le temps.
Ce contenu idéel dans sa différence de nature. "La nature
est l'esprit qui s'est rendu étranger à lui-même."
Selon l'arrangement de Hegel, le Je impersonnel devient personnel dans l'esprit
humain individualisé. Dans la conscience de soi, l'essence du Je n'est
pas seulement en soi, elle l'est aussi pour soi; l'esprit découvre
que le contenu le plus élevé du monde est son propre contenu
- Parce que Hegel tente d'appréhender l'essence du Je d'une manière
impersonnelle d'abord, il ne la caractérise donc pas comme un Je,
mais comme une idée (De la réalité primordiale infiniment
plus riche et substantielle du Je, il n'en extrait qu'une simple idée.
N.D.T.). Mais cette idée de Hegel n'est rien d'autre que le contenu
du Je humain débarrassé de tout caractère personnel.
Cette abstraction de tout ce qui est personnel se révèle le
plus fortement dans les conceptions de Hegel sur la vie spirituelle et morale.
Ce n'est pas l'individualité personnelle, le Je individuel de l'être
humain, qui peut se proposer de suivre sa propre détermination, mais
le grand Je-Univers, objectif, impersonnel, qui en a été abstrait,
la raison universelle générale, l'idée du monde.
Le Je individuel doit s'adapter à cette abstraction générale,
qu'il a retirée de sa propre essence. Au sein des institutions juridiques,
politiques, morales, dans les processus historiques, l'idée universelle
a fait table rase de l'esprit objectif. Face à cet esprit objectif,
l'esprit individualisé est de moindre valeur, voire contingent. Hegel
ne cessera jamais de souligner lourdement que le Je individuel, accessoire,
devrait s'intégrer dans les ordonnancements généraux,
le cours historique de l'évolution spirituelle. C'est la tyrannie
de l'esprit sur les porteurs de cet esprit qu'exige Hegel. C'est un ultime
vestige bizarre de l'ancienne croyance en Dieu ou en l'au-delà, qui
surgit ici encore chez Hegel. On laisse tomber avec lui tous les attributs,
au moyen desquels le Je humain, devenu maître extérieur du monde,
fut autrefois pourvu, et pour finir, il ne subsiste plus que la pure logique
générale. L'idée du monde de Hegel c'est le Je humain;
la doctrine de Hegel le reconnaît expressément puisqu'au sommet
de la culture, l'être humain parvient, selon cette doctrine, à
y ressentir sa pleine identification avec l'idée universelle. Dans
l'art, la religion et la philosophie, l'être humain cherche à
incorporer l'élément le plus universel du Soi qui lui est particulier,
l'esprit individualisé se laisse complètement envahir par la
logique universelle et générale. Hegel décrit dès
lors le cours historique universel de la manière suivante: "Si
nous jetons un regard sur le destin des individus significatifs dans l'histoire
du monde, ils ont eu la chance d'être les agents d'une finalité
qui représentait une étape dans la progression de l'esprit
universel. En se servant de la logique de cet instrument, nous pouvons désigner
cette finalité comme un stratagème qui accomplit ses propres
objectifs avec tout l'emportement de sa passion et se maintient non seulement
intact, mais s'engendre encore au travers de ce processus. Le particulier
est le plus souvent trop insignifiant face au général: les
individus sont sacrifiés et sont à sa merci. L'histoire universelle
se décrit jusqu'à un certain point comme la lutte des individus,
et dans le champ de cette singularité cela se fait tout naturellement.
Comme dans la nature animale, le maintien de la vie est le but et l'instinct
de l'individu, ici c'est la raison, l'idée générale
qui prédomine et les individus périssent, ainsi en va-t-il
dans le monde spirituel. Les passions s'autodétruisent mutuellement,
seule la raison veille, poursuit son objectif et se fait prévaloir."
Pour Hegel, le degré d'évolution le plus élevé
de l'éducation humaine ne se présente pas dans ce sacrifice
de l'individu particulier au profit de la raison universelle générale,
mais dans l'interpénétration complète des deux. Dans
l'art, la religion, et la philosophie, l'individu agit d'une manière
telle que son action est en même temps le contenu de cette raison universelle
générale. - Chez Hegel, par le facteur décisif de l'universalité,
qu'il posait dans un Je-Univers, la subordination du Je-singulier humain
persiste à l'égard de ce Je-Univers.
Ludwig Feuerbach (1804-1872) tenta de mettre fin à cette subordination
en exprimant par de fortes paroles la manière dont l'être humain
transpose l'essence de son Je dans la nature pour lui faire ensuite face
en la reconnaissant, en lui obéissant et en l'honorant comme un dieu.
"Dieu est l'intériorité manifestée du soi avoué
de l'être humain, la religion est le dévoilement solennel des
trésors cachés de l'être humain, l'aveu de ses idées
les plus secrètes, la profession de foi publique de ses connaissances
d'amour." Mais Feuerbach n'a pas encore vraiment purifié non
plus cette idée du Je du facteur décisif de la généralité.
Pour lui, ce Je humain général est une entité plus haute
que le Je humain individualisé. Et bien qu'en tant que penseur, il
n'objective pas ce Je général comme une entité universelle,
existante en soi, à la manière de Hegel, il confronte pourtant,
au plan moral, l'entité humaine individuelle au concept général
d'un être humain conforme à son espèce et prétend
que l'individu doit s'élever au-delà des limites de son individualité.
Seul Max Stirner (1806-1856) dans son ouvrage paru en 1844 "l'Unique
et sa propriété" a radicalement exigé du Je qu'il
reconnaisse nécessairement enfin que toutes les entités qu'il
a placées tout au long de l'histoire au-dessus de lui, ne sont que
des éléments empruntés, qu'il a retirés de sa
propre essence, qu'il a transposés à l'extérieur de
lui-même, afin de les idolâtrer. Tout Dieu, toute logique universelle
n'est qu'une projection à l'identique du Je et n'a pas d'autres propriétés
que celles du Je humain. Et même le concept de Je universel est une
notion qui prend naissance et se développe au sein de l'ensemble du
Je individualisé de chacun.
Stirner invite l'homme à s'affranchir de tout ce qui est général
en lui et à s'admettre comme individu unique à part entière.
"Tu es plus que juif, plus que chrétien, etc., mais tu es aussi
plus que homme. Tout cela ne sont que des idées, toi, par contre tu
es personnifié. Penses-tu donc ne devenir jamais "être
humain en tant que tel" ? - Je suis homme, je n'ai pas besoin d'abord
d'instaurer l'humain en moi, car cela m'appartient déjà, comme
toutes mes propriétés." - "Moi seul, ne suis pas
un abstraction, je suis tout en tout; ... je ne suis pas une simple idée,
mais je suis en même temps et entièrement toutes les idées,
un univers d'idées. Hegel condamne ce qui m'est propre, ce qui est
mien... La "pensée absolue" c'est ce genre de pensée
qui oublie que c'est ma pensée que Je pense, et que cela n'existe
que par Moi. En tant que Je, j'absorbe cependant de nouveau ce qui est mien,
j'en suis le maître, ce n'est que mon opinion, que je change à
tout instant, c'est-à-dire que je l'anéantis, que je peux la
reprendre en moi et la consumer..." - "Ce qui m'appartient en propre
c'est l'idée, seulement si ensuite elle ne peut jamais m'asservir,
jamais me fanatiser ou faire de moi l'instrument de sa réalisation."
Toute entité placée au-dessus du Je vole finalement en éclats
face à la connaissance qu'elle n'a pris naissance dans le monde que
par l'action du Je. "Il faut dire que pour mon penser, le commencement
n'est pas une idée, mais le Je, et c'est la raison pour laquelle je
suis son but, tout comme l'entièreté de son développement,
qui n'est qu'un développement de la jouissance de mon soi."
Au sens de Stirner, on ne doit pas vouloir définir le Je particulier,
individualisé par une pensée, une idée. Car les idées
sont des notions générales; et par ce genre de définition,
l'individualité unique - logiquement pour le moins - se retrouverait
aussitôt subordonnée à cette notion générale.
Tout le reste du monde peut être défini par des idées,
le Je individualisé, nous devons en faire l'expérience unique
en nous. Tout ce qui est exprimé sur l'unique au moyen de pensées,
ne peut pas y emprunter son contenu; il ne peut qu'en faire allusion. On
dit: Je regarde en toi; c'est quelque chose pour lequel tout concept, toute
idée est trop pauvre pour en dompter intellectuellement la richesse
incarnée. Ce qui produit en soi les idées, dispose même
d'une source intarissable en soi, dont le contenu est infiniment plus étendu
que tout ce qu'il produit. Dans une riposte écrite par Stirner (Conférer
J. H. Mackay:
Telle est la voie de Stirner. On peut encore en emprunter une autre pour
parvenir à la nature du Je. On peut l'observer dans son activité
cognitive. Qu'on se concentre attentivement sur le processus de la connaissance.
Par l'observation pensante des phénomènes, le Je tente de se
rendre véritablement compte de ce qui leur est sous-jacent. Que veut-on
atteindre par cette observation pensante? Pour répondre à cette
question, on doit observer d'une part ce que nous aurions possédé
des processus, sans cette observation, et, d'autre part, ce que nous n'obtenons
que par elle? (je dois ici ne me limiter qu'à une esquisse bien médiocre
de ce problème universel et fondamental et je ne peux que renvoyer
le lecteur pour plus de détails à mes écrits
Que l'on observe un phénomène
quelconque. Je lance une pierre dans la direction horizontale: elle suit
une ligne qui s'incurve vers le sol avant de tomber quelques instants plus
tard. Je vois la pierre en différents points successifs de sa trajectoire,
après qu'elle m'a coûté un certain effort pour la lancer
au loin. Par mon observation pensante, j'en déduis la chose suivante:
pendant sa trajectoire, la pierre subit de nombreuses influences. Si elle
ne subissait que la force que je lui ai appliquée pour la lancer,
elle continuerait sa trajectoire en ligne droite, sans changer sa vitesse.
Mais, à présent, la terre exerce une influence sur elle, que
l'on caractérise comme une force d'attraction. Si je l'avais laissée
tomber sans la lancer au loin, la pierre serait simplement tomber verticalement
sur le sol et à cette occasion, sa vitesse aurait crû constamment.
Par l'interaction de ces deux influences, surgit ce qui se passe réellement.
Tout cela représente des considérations idéelles qui
viennent s'ajouter à ce qui s'offre à mon observation du phénomène
en absence d'observation pensante.
Dans tout processus cognitif,
nous avons de cette manière un élément qui nous serait
présenté sans autre observation pensante, et un autre, que
nous pouvons acquérir qu'en nous exerçant à l'observation
pensante. - quand nous avons acquis ces deux éléments, il est
clair pour nous qu'ils appartiennent l'un à l'autre. Un événement
se déroule conformément à la loi que j'acquiers sur
lui par mon activité de penser. Que pour moi, ces deux éléments
soient d'emblée séparés avant d'être réadaptés
l'un avec l'autre dans mon processus cognitif, c'est mon affaire. L'événement,
lui-même, ne se soucie aucunement de cette séparation. Mais
il s'ensuit que la connaissance, c'est surtout mon affaire! Quelque chose
que je ne réalise purement et simplement que selon mon bon plaisir.
Mais à présent, quelque chose d'autre vient s'y ajouter. Les
choses et les événements ne me donneraient jamais par eux-mêmes,
ce que j'acquiers sur eux par mon activité pensante. Ils me donnent
justement d'eux-mêmes quelque chose que je possède déjà
sans cette observation. On a déjà dit, au long de cet exposé
que je puise en moi-même ce que je considère comme étant
l'essence la plus profonde des choses. Les pensées que je me fais
sur les choses, je les produis en les puisant en moi. Elles appartiennent
malgré tout aux choses, comme on l'a montré ici. Je n'en viendrais
jamais à me demander ce qu'est l'essence des choses, si je ne trouvais
pas en moi ce quelque chose que je caractérise comme cette essence
et qui leur appartient, mais qu'elles ne peuvent pas me donner d'elles-mêmes
parce que je ne peux la puiser qu'en moi. - Dans le processus cognitif, je
retire l'essence des choses en la puisant en moi. J'ai donc l'essence de
l'univers en moi. Conséquemment, j'ai bien mon essence propre en moi.
Mais pour toutes les autres choses deux éléments distincts
m'apparaissent: un événement sans essence et l'essence (de
cet événement, N.D.T.) en moi. En moi-même, événement
et essence coïncident. L'essence de tout le reste du monde, je la puise
aussi en moi, de même que la nature de mon être propre.
Mon agir n'est qu'une partie de l'ensemble de l'action universelle. Il a
donc aussi son essence en moi, comme tous les autres événements
du monde. Chercher les lois de l'agir humain cela revient à les puiser
au contenu du Je. Comme le croyant en Dieu faisait dériver les lois
de son action de la volonté divine, celui qui a pris conscience que
dans le Je repose l'essence de toute chose, ne peut trouver qu'en lui les
lois de son action. Que le je ait pénétré l'essence
réelle de son action, alors il se ressent maître de cette action.
Aussi longtemps que nous croyons en une essence universelle étrangère,
les lois de nos actions s'opposent à nous comme étrangères.
Elles nous dominent; ce que nous réalisons se trouve sous la contrainte
qu'elles exercent sur nous. Sont-elles métamorphosées en passant
de cette entité étrangère en un acte originel à
notre Je, alors la contrainte disparaît. L'élément contraignant
nous est désormais propre. La légitimité (au sens "d'ensemble
des lois", N.D.T.) ne règne plus sur nous, mais en nous, sur
l'événement actif qui prend sa source du Je. La réalisation
d'un processus, qui se trouve sous un pouvoir situé en dehors de la
légitimité émanant du réalisateur, est un acte
non libre; Celui qui se trouve sous le pouvoir du réalisateur lui-même
est un acte libre. Se donner les lois de son action, cela veut dire agir
en individu libre. L'observation du processus cognitif révèle
à l'être humain qu'il ne peut trouver les lois de son action
qu'en lui-même. Concevoir le Je pensant, cela veut dire créer
la base nécessaire pour fonder tout ce qui émane du Je uniquement
sur le Je. Le Je qui se comprend lui-même, ne peut dépendre
de rien d'autre que de lui-même. Et personne d'autre que lui ne peut
être responsable. Il apparaît presque superflu de dire, après
tous ces développements, qu'avec le Je on désigne bien l'individualité
réelle, l'entité “ en chair et en os ” et non quelque
chose de général qui ne pourrait effectivement en dérivé
que par un processus d'abstraction. Ce Je est donc dépendant de l'individualité
réelle. (Cette orientation idéelle et cette conception qui
ressortent aussi de mes oeuvres citées plus haut, sont également
partagées par Benj. R. Tucker et J. H. Mackay. Conférez du
premier “
Dans le siècle précédent et dans la plus grande partie
de celui-ci, le penser s'efforçait de conquérir pour le Je
une position dans l'univers. Des esprits qui s'opposèrent déjà
à cette tendance, car ils la ressentaient comme étrangère,
sont Arthur Schopenhauer (1788-1860) et Édouard von Hartmann, toujours
vigoureusement actif parmi nous. Tous les deux n'ont plus transposé
l'intégralité de notre Je, telle que nous la trouvons dans
notre conscience, dans le monde extérieur comme essence universelle
primordiale. Schopenhauer a considéré une part inhérente
à ce Je, la volonté, comme une essence universelle, et Hartmann
fait de même avec l'inconscient. Le dernier des individualistes stricts,
Nietzsche, s'y oppose; partant des idées de Schopenhauer, il parvient
à des conceptions qui mènent tout à fait sur la voie
d'une appréciation absolue du Je unique. Selon lui, la culture authentique
consiste dans les soins apportés à l'unique, afin qu'il acquière
la force de développer la totalité de son talent potentiel.
Jusqu'à présent, cette éventualité ne pouvait
survenir que par un heureux hasard. “ Ce type, d'une teneur supérieure,
a déjà suffisamment existé; mais comme une chance, une
exception, jamais il n'a été délibérément
voulu. Bien plus, il a justement été au mieux redouté,
car il apparaissait jusqu'alors comme une perspective terrible; - et du fond
de cette appréhension, on a voulu le type inverse: la bête de
troupeau, l'animal domestique, l'animal-homme malade, - le chrétien... ”
(Oeuvre VIII, P;218 et suiv.). Nietzsche a poétiquement éclairé
son type d'être humain idéal dans son “
(Traduit de l'allemand par Daniel
Kmiécik)
On doit la résurgence de ce texte
à Félix Hau
Max Stirner est le pseudonyme de Johann Kaspar Schmidt
Engels. Ceux-ci consacreront de longs passages de leur Idéologie
Allemande à la critique des idées avancées dans
Stirner meurt en 1856, dans une totale obscurité
dont le poète et romancier Allemand John Henry Mackay devait le tirer
en 1898 en faisant paraître Max
Stirner, sein Leben und sein Werk, (Max Stirner, sa vie et son oeuvre)
qui est la première étude exhaustive consacrée au philosophe.
L'Unique deviendra alors le bréviaire des anarchistes individualistes
et aura constamment des lecteurs, parfois peu nombreux sans doute, mais toujours
très enthousiastes.
***
Stirner pose que le moi est unique, irréductible aux réalités
et aux catégories dans lesquelles on cherche à l'enfermer et
qu'il peut considérer tout le reste comme étant sa propriété.
“
Ce Moi est encore tenu pour indéfinissable puisque toute définition
l'inclurait dans une catégorie à laquelle on ne saurait le
rapporter sans le mutiler.
Ce point de vue est obtenu par une critique
radicale des positions défendues par le hégéliens de
gauche et en particulier par Feuerbach. La critique de la religion effectuée
par ce dernier aboutissait, on s'en souviendra, à anthropologiser
la théologie, Dieu et la religion. Stirner s'insurge: on crée
ainsi une nouvelle idole, l'Humanité, à laquelle le moi devra
encore se soumettre. La critique de Stirner se poursuit ensuite pour englober
jusqu'aux positions des révolutionnaires qui cherchent à soumettre
l'Unique
à la dictature de catégories
abstraites. La Société, divinisée, à laquelle
nous devons soumission et obéissance; l'État qui n'a, affirme
Stirner, "... qu'un but: limiter, dompter, assujettir l'individu et
le subordonner à quelque chose de général"; la
Révolution elle-même, dernier avatar de la divinisation de la
société, du général, du collectif et nouveau
prétexte à l'oppression du Moi: "Lorsque le communiste
voit en toi l'homme et le frère, cela est conforme à l'avis
que le communiste professe le dimanche.
Selon l'avis qu'il professe tous les jours, il ne te considère aucunement
comme homme tout court, mais comme un travailleur humain ou un homme travailleur.
Le principe libéral anime le premier avis, dans le second se cache
son caractère antilibéral. Si tu étais un "fainéant",
il ne méconnaîtrait certes pas en toi l'homme mais il s'efforcerait
de le purifier, en tant qu'homme paresseux, de la paresse et de te convertir
à la foi selon laquelle le travail est la "destination et la
vocation " de l'homme. "
Le Moi doit donc entreprendre un long travail de réappropriation
de soi et de découverte de son unicité, il doit s'extraire
de cette gangue des idées générales et abstraites ou
tout concourt à l'enfermer. Rien n'échappe à cette virulente
critique: Religion, morale, Dieu, conscience, Parti, devoirs et toutes ces
"bêtises dont on nous a bourré la cervelle et le coeur".
Notons au passage combien l'analyse faite par Stirner de l'éducation
a conservé toute sa puissance et à quel point les idéaux
qu'il met de l'avant
restent stimulants: "On pousse les jeunes en troupeau à l'école
.. et quand ils savent par coeur le verbiage des vieux, on les déclare
majeurs"; et encore: "Toute éducation doit devenir personnelle...
Ce n'est pas le savoir qui doit être inculqué, c'est la personnalité
qui doit parvenir à son plein épanouissement. ... . Le point
de départ de la pédagogie ne doit pas être de civiliser
mais de former des personnalités libres, des caractères souverains."
Au terme de cette critique, Stirner tente
de refonder la vie sociale mais envisagée cette fois comme réunion
d'égoïstes librement et volontairement associés, l'associationnisme.
Ces associations, toujours résiliables, permettent au Moi de préserver
sa souveraineté et son unicité et constituent pour Stirner
les seules qui soient naturelles et acceptables.
Des individualistes, disciples de Stirner,
ont constamment jalonné l'histoire de l'anarchisme. À la Belle-Époque
ils seront même nombreux et feront beaucoup parler d'eux, notamment
en prônant la libération sexuelle et en pratiquant ce qu'ils
nommeront pudiquement la "réappropiation individuelle",
en termes clairs, le vol. Face à ces dernières pratiques comme
devant certaines des idées de Stirner, on ne peut manquer de soulever
des réserves. Cependant, si on accorde à Murray Bookchin que
l'anarchisme se développera largement en travaillant cette tension
entre la tendance vers le développement personnel qu'institue Stirner
et la tendance qui s'efforce, a contrario, de promouvoir une liberté
sociale et ses fondements et conditions collectifs, il faut alors convenir
que l'égoïsme de Stirner et son associationnisme ont joué
un rôle non négligeable dans le développement de la pensée
anarchiste.
Extrait de :
BAILLARGEON, Normand: Anarchisme, Colllection Les Essentiels, L'île
de la Tortue, Montréal, 2000.
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