L'alitement, les
derniers jours
et les ultimes heures du Docteur
Steiner
Ce n'est qu'avec une crainte sacrée que je m'apprête à
parler de ces choses. Mais le désir des membres, qui pendant six mois
n'ont plus vu ni entendu parler le maître et guide qu'ils aimaient
tant, leur désir de savoir quelque chose sur cette période
est tel qu'il me résout à écrire ce texte. Tous doivent
savoir combien il était grand et puissant même durant sa maladie.
Nous vivions dans une retraite silencieuse. À l'exception
de Madame Steiner qui, lorsqu'elle se trouvait à Dornach et n'était
pas ailleurs pour résoudre des tâches importantes, lui rendait
quotidiennement visite, on permettait seulement de brèves visites
aux membres de la présidence (1)
. Madame Steiner et les autres membres de la présidence étaient
ceux qui l'unissaient au monde extérieur. Il se réjouissait
quand il les voyait arriver et si eux-mêmes, à cause des tâches
qui leur avaient été confiées, se trouvaient être
retenus loin de lui, comme il se réjouissait de nouveau ensuite de
recevoir de bonnes nouvelles. Avec quelle émotion il recevait de temps
en temps les télégrammes que Madame Steiner lui envoyait de
toutes les villes où s'étaient déroulées des
représentations d'Eurythmie, des télégrammes qui l'informaient
des grands succès obtenus par cet art. Quelle satisfaction intime
il éprouvait chaque fois pour ces belles représentations, pour
l'accueil triomphal réservé à la beauté que Madame
Steiner amenait partout avec son groupe d'Eurythmie. Il ne pouvait que se
féliciter de chaque succès, lui qui était la beauté,
la dignité, la bonté et l'amour en personne.
Avec patience et dignité il a supporté sa maladie. Il souffrait
indiciblement de sentir ses forces physiques diminuer peu à peu, de
devoir requérir toujours plus de soins, lui, qui avait toujours été
autonome, qui n'avait jamais eu besoin d'aide. Mais son esprit resplendissait
d'autant plus radieusement, et cette splendeur a été pour moi
la plus belle expérience en ce temps de douleur. Vers les cinq heures
du matin, il se produisait une transformation en lui. Sa voix, qui m'éveillait
à cette heure, résonnait déjà différente,
plus robuste, sereine, avec un léger ton d'impatience, indiquant que
nous devions nous dépêcher, afin que ce temps précieux
ne fût pas perdu. Moi, je m'employais fébrilement, car je savais
aussi combien était important ce moment de la journée; je préparais
donc toutes choses en vitesse, et lui, après avoir bu une tasse de
thé avec un peu de jus de citron, se mettait au travail. C'est durant
ces heures que furent écrits les essais magnifiques qui constituaient
pour nous des cadeaux inattendus
Une inappétence invincible s'était emparée de lui.
C'était comme si toute absorption d'aliment faisait l'effet d'un poison,
il éprouvait une répulsion prononcée à l'égard
d'une grande partie des aliments, contre le type de préparation. Ce
qui aujourd'hui était encore de son goût, pouvait, le lendemain
déjà, susciter sa répugnance, c'est pourquoi nous, qui
prenions soin de son régime, étions dans un souci continuel
quant au juste choix à faire.
En tant que médecin d'orientation anthroposophique, je pus me rendre
compte du cas, et cette conscience accroissait justement ma souffrance et
mon effarement. Je vais tenter d'expliquer de quoi il s'agissait. L'appareil
digestif et métabolique dans son entier ne fonctionnait que très
faiblement, parce que le corps éthérique ne parvenait plus
à saisir de manière juste les organes relatifs. Ce corps éthérique
était utilisé à d'autres fonctions, de nature spirituelle,
il était sacrifié pour nous. Ces organes étaient ainsi
soumis dans une mesure excessive aux forces physiques, lesquelles ont un
caractère destructeur, tandis que le Je et le corps astral, qui devaient
suppléer au travail du corps éthérique, et lui suppléaient
de fait, étaient trop occupés dans le monde spirituel à
en retirer les vérités spirituelles. L'équilibre se
révélait ainsi perturbé. L'aliment agissait comme un
poison, puisqu'il ne pouvait plus être suffisamment spiritualisé
et transformé aux fins de l'assimilation. C'était pour lui
un martyre de supporter cette lutte pour transformer les aliments, une lutte
qui devait être menée de nouveau chaque jour. Et c'était
chaque jour une souffrance, pour celui qui était à ses côtés,
de voir comment tout de suite après l'absorption de la nourriture
la fraîcheur du teint disparaissait tandis que surgissait la fatigue,
laquelle ne disparaissait à son tour qu'au cours de la nuit et dans
les premières heures du lendemain matin, après que la digestion
s'était accomplie. Malgré cela, on ne devait pas interrompre
l'absorption de nourriture si on voulait éviter la sous-nutrition,
laquelle était déjà chronique suite aux difficultés
d'assimilation qui existaient déjà avant la maladie, et d'une
certaine façon depuis toujours, car elles étaient dues à
un travail spirituel dont l'intensité est en dehors des concepts terrestres
communs qu'on peut avoir sur la question. Des complications surgissaient
ainsi, des processus inflammatoires qui n'étaient plus contrôlables
par aucun remède. Nous les médecins le docteur Noll
Dans les derniers jours une légère tristesse le frappa. Il
me donnait l'impression d'avoir à résoudre de graves problèmes.
La splendeur de ses yeux me paraissait plus faible que d'habitude, et une
grande inquiétude, inexplicable, m'envahit. Physiquement, les conditions
n'étaient pas pires que d'ordinaire, au contraire elles étaient
même meilleures, toutefois mon inquiétude persista. Une demande
de ma part, adressée à lui sur ce point, fut éludée
par lui avec quelques paroles bienveillantes et il m'assura en même
temps qu'il se sentait bien.
Le dimanche matin
Une tristesse profonde m'assaille quand je pense à la façon
dont il entendait développer la médecine. Il voulait dévoiler
la sagesse entière des Mystères de Mercure, ce qui à
présent n'a pu advenir qu'initialement, tandis qu'il était
prévu de faire suivre le volume qui sortira bientôt, et qu'aurait
dû suivre une série d'autres travaux.
Vers les quatre heures de l'après-midi, les douleurs reprirent, mon
inquiétude intérieure ne montra aucun signe d'apaisement et
j'insistai à vouloir mettre au courant Madame Steiner qui se trouvait
à Stuttgart. Mon inquiétude n'était partagée
par personne et, en vérité, d'un point de vue clinique, elle
n'était pas du tout de motivée, elle n'était donc pas
rationnellement justifiée. Le Docteur lui-même ne montra aucun
signe qui pût donner lieu à des craintes, au contraire, il demanda
carrément si le laboratoire à côté de sa chambre
était désormais prêt afin qu'il pût y travailler
au modèle intérieur du nouveau
Le trépas fut semblable à un miracle. Il s'en alla comme si
cela avait été une chose évidente. Il me sembla qu'au
moment ultime les dés étaient jetés. Il n'y eut plus
de lutte à ce point, aucune tentative de vouloir rester sur la Terre.
Il tourna pour quelque temps son regard paisible devant lui, me dit quelques
paroles affectueuses et ferma consciemment ses yeux, en joignant les mains.
On avait besoin de lui dans le monde spirituel, cela était clair,
tout comme il était clair que lui avait des choses importantes à
communiquer à ce monde; des choses que lui seul pouvait communiquer.
Nous devons désormais pourvoir à nous-mêmes. Lui savait
que cela était possible, il le compris justement dans la toute dernière
phase de sa maladie, et cela le remplit de joie, mais aussi de mélancolie,
parce que cela lui déplaisait de nous abandonner. Oh, il nous aimait
tous grandement!
Nous devons à présent préparer le temps où lui
sera de nouveau assigner une mission terrestre, et ce temps arrivera vite.
Nous voulons espérer, et être forts et chercher à recevoir
ses intentions du monde spirituel. Nous le sentons présent au milieu
de nous, lui, l'homme grand et merveilleux, l'Ami de Dieu.
19 avril 1925
Discepoli nella luce di Michele
Scritti sulla storia spirituale dell'umanità
Edizioni "Tre Uno", pp123-128
Notes:
(1)
(4) Le 29 mars
1925.
(5) Le volume en
question est Éléments fondamentaux
pour un élargissement de l'art de guérir
(GA 27). Sa
rédaction avait débuté à l'automne de 1923 et
Ita Wegman le publia en 1925. Selon les recherches de Walter Holzapfel et
de Emmanuel Zeylmans van Emmichoven, le premier chapitre de l'ouvrage aurait
été rédigé par Rudolf Steiner, peu de jours
avant sa mort et constiturait ainsi son ultime écrit. Voir E. Zeylmans
op. cit. (note 1 du Préambule, vol.III, pp.83 et 181-182 et aussi
sur le Cahpitre II, paragraphe 1 de l'Essai introductif du présent
ouvrage).
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