Ce que Rudolf Steiner voulait

Jens Heisterkamp

Qui voudrait savoir quelle image du monde défend un Sri Aurobindo, un C.G. Jung, un Martin Buber ou un Ken Wilber, peut non seulement s'assimiler leur oeuvre entière, mais aussi, à l'appui de quelques brèves et diverses introductions, se faire une première vue d'ensemble. Cela est-il impossible pour celle de Rudolf Steiner? C'est ce qu'on va tenter de faire dans ce qui suit.

Si Rudolf Steiner était notre contemporain, on le retrouverait peut-être au milieu des thérapeutes travaillant dans le domaine spirituel, parmi les physiciens orientés sur le Zen, ou les praticiens transpersonnels. Il existe aujourd'hui une revendication de spiritualité — souvent par les détours de la médecine traditionnelle redécouverte ou de la sagesse des religions — qui est en train de devenir une partie discutable et qui avant tout agit avec force. "L'Anthroposophie" de Steiner apparut cependant au tournant du vingtième siècle, alors qu'en Europe les derniers restes du Classicisme, du romantisme et de la philosophie idéaliste se couvraient de poussière dans la bourgeoisie, que le matérialisme scientifique célébrait son grand triomphe et que la spiritualité n'était pas un sujet d'étude que l'on abordait ouvertement. Pourtant, le mouvement de Steiner prit des formes étonnantes et ceci de son vivant encore. Et longtemps avant que se fasse jour le concept de "culture intégrale", les héritiers de Steiner pratiquaient — même si de temps à autre dans un isolement conceptuel quant à leur vision du monde et dans une fixation unilatérale sur l'oeuvre de leur fondateur — des formes de vie, dans lesquelles la pratique spirituelle intérieure, l'engagement social, devaient être reliés à l'ensemble de ce qui était mené à bien. Cette vision du monde, qui se trouve à l'arrière plan et a toujours un charme de pionnier, peut être redécouverte par notre présent qui est justement plus ouvert sur la spiritualité.

Éveil spirituel — l'enfance de Steiner

Comme pour de nombreux autres instructeurs spirituels, il y a dans la vie de Rudolf Steiner (né en 1861) une "expérience d'éveil". Cet événement décisif d'une enfance vécue dans des conditions modestes, Steiner lui-même l'a raconté dans une conférence: Il était en train de jouer dans la salle d'attente de la gare où son père était employé comme chef de gare dans le Burgenland autrichien, "quand apparut à l'enfant âgé de sept ans la figure d'une femme qui lui cria: "Tente dès maintenant et plus tard, de faire autant que tu peux pour moi!" L'apparition s'évanouit ensuite — que l'on se représente un peu cette situation pour le jeune homme! — dans le feu. Peu après il fut clair pour lui qu'il avait dû s'agir dans cette scène, qui avait surgi devant lui à la manière d'une vision, de l'apparition de sa tante qui s'était suicidée immédiatement avant. Un moment extraordinaire de plein bouleversement et d'étonnement, qui ouvre un nouveau monde." Pour le développement de Rudolf Steiner cet événement fut comme le fanal d'une expérience spirituelle qui fait brusquement irruption: l'esprit, qu'il soit incarné dans la nature ou dans l'homme, était donc quelque chose qui existait indépendamment du monde matériel visible. Steiner dira par la suite à ce sujet, en parlant de lui à la troisième personne, "qu'à partir de cet événement, commença une vie dans l'âme du garçon à qui se révélèrent absolument ces mondes, à partir desquels non seulement les arbres extérieurs, les montagnes extérieures, parlaient à l'âme de l'homme, mais aussi les mondes, qui sont derrière ceux-ci. À partir de ce moment, le garçon vécut avec les esprits de la nature... avec les entités créatrices qui sont derrière les choses de la même façon qu'il laissait le monde extérieur agir sur lui (d'après Contributions à l'oeuvre complète de Rudolf Steiner , N°83/84, Dornach 1984).

Éveil à la réalité et à la liberté — les bases idéelles

Énergiquement, Rudolf Steiner montrera, dès l'école primaire — par l'étude de l'oeuvre de Kant dissimulée sous son banc — et plus tard, en tant qu'étudiant et investigateur de l'oeuvre de Goethe, qu'au moyen de la philosophie un éveil à la vraie réalité, à cet état d'unité spirituelle transdualiste avec le monde, est possible, parce qu'il n'y a pas réellement de séparation entre sujet et objet, entre monde intérieur et monde extérieur. Pour étayer conceptuellement cette certitude et pour permettre d'en débattre dans les cercles intellectuels et publics de son temps, Steiner se confronte en particulier avec le néokantisme alors virulent, qui affirme que l'homme, enfermé qu'il est dans le système de ses sens et des commutations nerveuses de son cerveau, ne pourrait jamais connaître la "réalité vraie". C'est pourquoi, Steiner commence son chemin libérateur par l'auto-confirmation de l' activité du penser comme cet élément du monde ne nécessitant aucune explication en dehors de lui-même, mais qui s'explique lui-même, en tant qu'élément unique au sein des données qui ont été rencontrées dans le monde, en établissant lui-même ses conclusions par le penser. De cette manière, le facteur idéel et conceptuel des choses se révèle en tant qu'élément, qui apparaît certes dans l'espace de la conscience de l'être humain, mais qui appartient, conformément à sa nature, aux choses elles -mêmes. Dans le devenir conscient des faits, que la spiritualité universelle ne fait pas seulement surgir au sein de l'intériorité humaine, mais qui parvient lui-même à l'auto-conscience, Steiner voit se lever le sens de l'être humain: "Aussi longtemps que l'homme s'appréhende simplement au travers de la perception sensible, il se considère comme cet être particulier; aussitôt qu'il perçoit ce monde idéel qui s'illumine en lui en embrassant tout ce qui est particulier, il voit briller en lui la réalité vivante absolue", comme le dit Steiner dans sa Philosophie de la Liberté parue en 1894 (chapitre des questions ultimes). Ici et dans ce qui suit, il faut tenir compte du fait que Steiner, avec son discours à la résonance platonicienne sur le monde idéel, ne veut pas désigner cette pensée intellectuelle à la base de la compréhension qui, précédée de son mouvement combinatoire anticipatif, vient au contraire entraver tout développement spirituel, mais il veut signifier la présence rendue consciente du fondement spirituel unitaire en tout être humain, qui se reflète dans le processus de connaissance comme sa partie idéelle. Il est significatif dans ce contexte, que Steiner lui-même ait accordé beaucoup d'importance à ce que son ouvrage fondamental traduit en anglais se s'intitulât point "Philosophy of Freedom" mais "Philosophy of Spiritual Activity". (Philosophie de l'activité spirituelle, ndt)

Mais quelles conséquences cela a-t-il, à présent, pour la vie pratique, pour l'action? Existe-t-il — au-delà des illusions et tromperies qui existent sans doute et qui étendent leurs filets sur notre vie quotidienne — une notion comme celle de la Liberté ? La réponse de Steiner: Tout comme l'éveil à la réalité, en rendant conscient ce monde idéel "embrassant tout", se produit progressivement en moi, une action non déterministe est précisément possible ensuite, si nous relions un motif purement idéel (qui n'est pas conditionné par notre organisation subjective) de ce monde universel avec notre mobile, pour vouloir le réaliser par amour de ce motif . Alors ce n'est plus notre égoïté qui agit, mais notre attitude procède et découle de ce fondement primordial. Ainsi est-ce un " acte libre qui afflue du Je universel ." ( Steiner, La Mystique , p.36) On voit ainsi: quoique Steiner lui-même ait caractérisé son essai par, entre autres aussi, le terme de "individualisme éthique", le "lieu" de la liberté n'est pas au sens usuel du terme qu'individuel: "L'individuel en moi n'est pas mon organisme avec ses instincts et ses sentiments, mais c'est le monde idéel unique qui brille dans cet organisme", précise Steiner dans sa Philosophie de la Liberté.

Qu'une attitude, qui n'a en vue que la satisfaction de sa propre nécessité naturelle, ne constitue pas directement au plan de l'éthique l'état évolutif le plus élevé, cela peut certes du premier coup être évident; la fixation du besoin d'après un certain modèle moral confirmant mon image de moi, peut tout aussi bien agir de manière égocentrique. En harmonie avec le principe, libre donc, on se comporte seulement, non pas en fixant par avance un programme éthique déterminé ou bien un but moral à atteindre, mais dans chaque cas particulier et en vertu de l'intuition, en étant en mesure de saisir ce qui est adapté effectivement au motif moral qui se place dans une situation donnée: c'est pourquoi il peut, selon Steiner, "se produire que quelqu'un dans des circonstances données, considère comme juste le progrès de la civilisation, puis celui du bien-être commun et troisièmement le progrès de son bien-être propre" ( Philosophie de la Liberté ). Ce qui est toujours décisif: c'est d'abord que, dans le transindividuel et donc dans la part idéelle de notre essence individuelle" (Steiner), nous réalisons notre vrai Soi, qui est identique avec la sphère supérieure qui est la même pour tous les hommes. Pour le dire simplement encore une fois: la liberté, comprise ici une fois pour toutes non pas comme un contre-concept mais comme une quintessence de l'éthique, résulte de la métamorphose en comportement individuel de notre Soi universel, existant toujours de manière latente et rendu conscient par nous.

Chemin de connaissance et mondes supérieurs

Au tournant du vingtième siècle, Steiner commença à faire de la libération de la prison de la conscience isolée du je un thème de premier rang. Peu après, il devient, dans le cadre d'une "école ésotérique", l'instructeur spirituel personnel d'un cercle croissant de personnes. Étant donné qu'à partir de ses conférences, toujours plus nombreuses, commenceront à circuler des textes non autorisés, il met en place des sténographes professionnels et sa femme (il l'épousera en 1914, ndt) se charge de la publication de son oeuvre. De l'activité de Steiner en tant qu'instructeur spirituel, sortiront une multitude de mantras et de formules de méditations qu'il donnera à ses élèves personnels. Dans son activité déclenchée par l'intérêt du cercle théosophique de Berlin, Steiner en tant que conférencier, auteur et enseignant, quoiqu'en s'adressant complètement vers ce mouvement imprégné d'hindouisme, rechercha également pour son cheminement des points de rattachement à l'Occident. Il les trouva d'abord chez Goethe et dans la mystique du Moyen-âge. Commence alors à se révéler la manière dont Steiner, face à un public ouvert au spirituel, peut répandre le caractère d'éveil de sa philosophie de la liberté: "De profondes natures ont considéré la compréhension pour l'élévation de l'individuel, du je particulier, vers le Je-universel au sein de la personnalité comme un Mystère manifeste de la Vie, un Mystère primordial de la vie", expose à présent Steiner ( La Mystique, p.34 ). Maître Eckhart, Johannes Tauler, Nicolas de Cusa, Paracelse ou Jacob Böhme, deviennent pour lui des témoins éminents de l'illumination du Soi en Occident. Et celui-ci ne représente plus, comme l'écrit Steiner, la personnalité individuelle, mais "l'entité universelle générale, qui a supprimé les limites entre le monde intérieur et le monde extérieur, et qui désormais embrasse les deux". ( La Mystique , p.54)

En 1902, il fait encore un pas de plus avec son interprétation du Christianisme comme un "fait mystique", en présentant la mort et la résurrection de "Dieu fait homme" comme un appel historiquement manifesté à une "initiation" désormais universellement possible dans le Je-Universel. Ce qui jusqu'alors, dans le secret des Mystères antiques, avait été prévu pour quelques élus, pouvait désormais être accessible à tous en devenant un but d'évolution personnelle. "En tout homme sommeillent des facultés par lesquelles il peut prendre connaissance des mondes supérieurs", ainsi commence en guise de programme pour ce qui suit, l'un de ses plus importants ouvrages principaux portant le titre: Comment on acquiert des connaissances des mondes supérieurs (1904). Il est dédié à la question de savoir comment la totalité de la vie humaine — sans renoncer pour autant aux obligations du monde — se laisse orienter par l'objectif de l'illumination et de l'initiation —: c'est ainsi que paraît publiquement le premier ouvrage de pratique spirituel du vingtième siècle. Steiner, entre temps devenu président de la section théosophique allemande, se rattache désormais à la sagesse orientale — avec l'objectif virulent d'une union entre les spiritualités occidentale et orientale. En fait partie pour lui, par exemple, une description très différenciée de la modification des chakras , qui doivent être édifiés au long du développement moral et spirituel en un appareil de perception très différencié. Expressément, Steiner intègre aussi le "sentier octuple" du Bouddhisme. Une condition pour une vie en tant "qu'élève de l'esprit" sont ces huit exercices élémentaires d'attention, par exemple, dans le contact avec la nature ou au sein de la vie sociale. Et sans épuiser le sujet, ce livre contient des indications de méditation pour l'essentiel développées par Steiner comme celle d'apprendre concrètement à "contempler" les forces spirituelles formatrices du monde végétal à partir de l'observation de la graine (cent ans plus tard caractérisées par Rupert Sheldrake par la notion de "champs morphologiques"). Dans cet ouvrage est exposé concrètement le croisement du Soi et de l'Esprit du monde, la manifestation trans-duelle de l'essence des choses dans une conscience suprapersonnelle.

En 1904 également, Steiner présente le concept central de sa conception spirituelle de l'être humain, qui repose sur un modèle "triplement organisé", dans son ouvrage fondamental Théosophie : ici il s'agit désormais d'appréhender en concepts clairs et précis les diverses parties corporelle, psychique et spirituelle de l'être humain. Il sera montré ensuite comment le Soi, en tant que noyau méta-biographique de l'être humain, doit sans cesse évoluer, au travers d'une série de réincarnations, dans la confrontation avec les conséquences de son comportement. Comment se métamorphosent donc la vie, la relation à soi-même et avec les semblables, si on inclut cette perspective? Réincarnation et Karma , restent essentiels pour l'ensemble de l'oeuvre de Steiner — en tant que loi cadre de la libération saisissant la biographie vers le Soi authentique. Une autre partie fondamentale de Théosophie présente en plus — en une anticipation détaillée du premier récit d'expériences au-delà du seuil devenu populaire vers la fin du vingtième siècle —, ce que le Soi de l'être humain traverse dans l'environnement purement psychique et spirituel durant son périple dans le temps entre la mort et une nouvelle naissance. Dans toutes ses descriptions, Steiner en appelle exclusivement à ses propres expériences extracorporelles qui en constituent la source. Il documente ainsi une revendication qui ne veut pas uniquement atteindre une conscience extracorporelle et des expériences d'illumination, mais pour qui il s'agit d'acquérir, dans une sorte "d'inspirations contrôlées", des renseignements détaillés sur les contextes suprasensibles de phénomènes déterminés.

Spiritualité évolutionnaire: le Je dans le Cosmos

Dès le premier écrit de Steiner, Lignes directrices d'une théorie de la connaissance de la vision du monde de Goethe (1886), le Je est considéré comme la continuation du fondement universel. "Le fondement universel s'est entièrement déversé dans le monde... il le meut de l'intérieur", y explique-t-il. Cet horizon évolutionnaire, que Steiner avait déjà suivi, à l'appui du biologiste évolutionniste (alors contesté) Haeckel, se concrétise à présent en devenant une Cosmologie spirituelle . Sa Science de l'occulte en esquisse , parue en 1909, en se détachant par son titre de l'oeuvre théosophique qui passait pour un standard jusqu'alors, la Doctrine secrète de Blavatsky, est dans ses grandes parties une exposition de cette idée fondamentale: celle de montrer comment la Terre s'est développée à partir d'un état calorique primordial tout au long de divers stades évolutifs en portant en elle le germe de l'être humain; et comment, avec la densification croissante de la Terre, les conditions de vie extérieures de l'être humain sont apparues de plus en plus nettement.

Se voir soi-même, dans sa part de liberté et dans son comportement libéré, comme la continuation de l'évolution divine, agissant dans la Création jusqu'à l'homme de la Terre — telle est la formule pour comprendre la vision de Steiner sur l'importance de la liberté humaine dans le Cosmos. Le cosmique passe dans une évolution terrestre: à maintes reprises, la Terre transforme massivement son visage par de grandes catastrophes. Les commencements de l'histoire pointent: l'évolution de la Terre et de la nature mène à la préparation d'une forme corporelle, que l'homme continue d'élaborer en l'utilisant dans les temps primitifs de son évolution culturelle: membres et cerveau, en tant que porteur de l'esprit, continuent d'évoluer. L'histoire commence, tout d'abord comme une suite d'événements de dimension collective, en tant qu'évolution d'ethnies et de groupes tribaux entiers, à partir desquels dominent des "initiés" particuliers suprapersonnels. "L'Atlandide" est pour Steiner la mère de toute civilisation. Mais ce n'est qu'après la disparition de cet énigmatique continent que commence à proprement parler le développement d'une civilisation, dans laquelle l'esprit, par l'écrit, le dessin et le souvenir, devient peu à peu conscient de lui-même. La succession des grandes époques de culture, Steiner la caractérise — en anticipant de manière analogue, à ce propos, leur classement typologique par exemple ceux de Jean Gebser ou Ken Wilber — comme un mouvement en soi à contre-courant, dans lequel la substance spirituelle collective d'autrefois de la conscience magique collective ou essence mythique fait place de manière croissante à une conscience intellectuelle individualisée et isolée en même temps. C'est, comme nous pourrions le dire aujourd'hui en nous rattachant à Wilber, le long cheminement qui part de l' antepersonnel au travers du personnel, vers le transpersonnel . L'humanité se tient maintenant devant l'exigence, de briser les culs de sac de l'individualisme unilatéral et de l'imprégner d'une nouvelle spiritualité; l'homme lui-même doit se faire le porteur conscient et le moteur de l'évolution: "Ce qui peut déjà actuellement se développer dans ses prémisses", comme le dit Steiner en 1909, "c'est la découverte des fils qui relient les deux côtés dans la poitrine humaine, la culture matérielle et la vie dans le monde spirituel." Pour le futur de l'évolution, Steiner a également fourni des indications concrètes parfois frappantes: un avenir lointain, pour lequel l'humanité sera co-responsable, dans lequel, après de longs troubles, un cosmos d'amour doit naître un jour à partir de la sagesse métamorphosée de l'être humain.

En 1912, Steiner rompit avec le mouvement théosophique, étant donné que sa direction d'alors avait commis une erreur en "intronisant", de manière scandaleuse à ses yeux, un jeune hindou comme nouvelle incarnation du Christ (il s'agissait de Krischnamurti, qui lui-même par la suite se distanciera de toutes ces prétentions impudentes qui étaient faites à son égard). C'est presque toute la communauté des membres de la section théosophique allemande qui le suivit dans la Société Anthroposophique ainsi nouvellement créée. Ainsi ce changement de programme ne faisait-il que clarifier le cheminement toujours suivi d'ailleurs par Steiner, en abolissant la frontière entre la Sagesse divine (Théosophie) et la sagesse humaine (Anthroposophie). C'est à peu près à partir de ce moment que Steiner insista fortement sur l'élément "chrétien" occidental de ses propres thèses et développa une "christologie". Ce qu'il a véritablement voulu signifier par là — au-delà de la "confessionnalisation" qui s'est introduite de fait depuis lors dans d'autres formes d'expression anthroposophiques — est l'une des questions parmi les plus importantes pour le présent et pour l'avenir de son impulsion, pour laquelle il doit être montré combien cette orientation n'entraîne pas comme conséquence un obstacle au dialogue avec d'autres religions et traditions modernes même orientales.

C'est presque simultanément que Steiner entame, en 1913, un élément fondamental de son oeuvre avec la construction près de Bâle d'un édifice avant-gardiste, le Goetheanum, centre culturel destiné au public international, qui a l'ambition de devenir un centre d'art dramatique. Steiner demeura alors pour tous ceux, par ailleurs nombreux, qui étaient largement intéressés par cette entreprise, un enseignant spirituel direct; il produisit aussi de manière croissante toute une série de réflexions sur l'implantation de son impulsion bien au-delà de son action directe . La question de savoir comment, au travers de la formation d'une conscience commune au milieu d'une communauté travaillant spirituellement unie, l'esprit vivant, la présence d'une réalité spirituelle effective, pouvait être évoquée, donna l'orientation de ses réflexions. Il a formulé par la suite ce motif en 1923, avec la notion de "culte inversé" et, après l'incendie tragique du Goetheanum, en 1924, il en a poursuivi l'élaboration encore avec la refondation de la Société Anthroposofique, par la mise en place (même statutaire, ndt) d'une "haute école" méthodiquement spirituelle, qui devait garantir et accueillir une libre vie spirituelle également en dehors de sa propre action directe — un objectif révolutionnaire, autour duquel, par la suite, s'enflammèrent des confrontations provoquées par ses propres élèves qui s'entre-déchirèrent ensuite.

Spiritualité pratique

Dans son activité de conférencier toujours plus vaste, surtout en Allemagne et en Suisse, Steiner insiste toujours sur l'aspect pratique immédiat de son Anthroposophie pour la maîtrise des crises de l'existence, son importance pour les "détresses actuelles de l'âme" et sa contribution aux besoins spirituels et aussi sociaux de son époque. Tout cela se place sous le signe de la puissante contrainte de changement qui règne dans l'Europe d'avant la Première Guerre mondiale, mais qui ne trouve aucune libération. L'époque qui suit immédiatement la "catastrophe de la guerre mondiale", comme l'a souvent mentionnée Steiner, est une époque d'effondrement total et de reconstruction en Allemagne et en Europe. Steiner s'implique alors complètement par son action dans les efforts de réforme au sein des domaines les plus variés de la société. Ce n'est qu'au début de cette dernière phase de sa vie — il mourra en 1925 — que naquirent les propositions par lesquelles son Anthroposophie put jusqu'à aujourd'hui parvenir à atteindre une action sociale réelle: il faut mentionner ici avant tout le mouvement pédagogique Waldorf (1919), jusqu'à aujourd'hui le mouvement de réforme pédagogique le plus répandu, la médecine élargie par l'anthroposophie (1924), avec ses thérapies respectives particulières, ou l'agriculture bio-dynamique (1924), comme premier mouvement d'agriculture écologique d'Europe. Dans l'immédiat après-guerre, Steiner s'efforce aussi d'introduire dans le domaine politique et social, avec ce qu'on a appelé le "Mouvement Dreigliederung ", un renforcement de ce que nous appellerions aujourd'hui le caractère communautaire de la Société civile , en opposition à une compréhension centralisatrice (voire totipotente, ndt) de l'État: une impulsion qui échoua en tant qu'impulsion sociale globale, mais qui, par la suite, continua de se développer au travers de la création d'innombrables entreprises, d'initiatives et de projets sociaux. Dans tous les domaines mentionnés, tout un ensemble culturel différencié prit ainsi naissance au cours du temps avec des écoles spécialisées parfois reconnues par l'État.

La multitude encyclopédique des domaines de vie qu'impulsa Steiner, est impressionnante: avec ses indications spirituelles concrètes, sur lesquelles s'orientent, par exemple aujourd'hui des enseignants Waldorf, des agriculteurs et des médecins, il ne s'est pas seulement révélé comme un philosophe depuis le tournant du vingtième siècle, mais il s'est aussi présenté comme la source personnelle de la "proclamation d'une science spirituelle" qui se rattache, selon la compréhension qu'il en a donnée à une clairvoyance accessible par la volonté. La plénitude des thèmes actuels abordés (son oeuvre imprimées compte plus de 350 volumes) est aussi la raison pour laquelle par la suite on a facilement négligé son apport spirituel essentiel: écrivains, et hommes politiques, artistes, scientifiques, travailleurs sociaux et entrepreneurs, bourgeois et anarchistes, ésotéristes et philosophes de la nature, se réclament également de Steiner et ne le considèrent que dans le domaine d'activité qui leur est propre. Qu'il existe chez Steiner un pivot spirituel sur lequel l'ensemble s'articule, cela est souvent encore difficile à reconnaître. Car ce n'est pas l'illumination autour de la bonne volonté qui se trouve au centre chez Steiner, mais bien la conscience supérieure qu'il met en oeuvre comme un instrument de connaissance d'orientation universelle. Ainsi le Soi universel ne doit pas seulement demeurer un sujet de méditation, mais parvenir à expression de manière exemplaire dans son rapport avec l'individu, par exemple dans la reconnaissance d'intuitions pédagogiques ou sociales, dans les efforts pour l'ennoblissement et la transformation du paysage, de la technique, de fonctions quotidiennes. Tout en accord avec son oeuvre "philosophique", il y a aussi ici l'élévation de l'égoïté au Soi supérieur, la liberté en tant qu' unité de l'individuel et de l'universel indiquant le chemin, vue seulement dans une autre perspective. Le comportement éthique vu ainsi n'est pas ce qu'ajoute seulement l'exercice "pratique" en direction d'un travail spirituel "intérieur", mais c'est en soi la réalisation de l'Esprit. C'est bien la raison pour laquelle on rencontre dans les conférences de Steiner comparativement peu d'indications pratiques explicites pour l'apprentissage spirituel, mais d'autant plus de connaissances détaillées sur de nombreux domaines de la vie — un fonds de connaissance, par ailleurs "foudroyant", d'indications par exemple sur le secret de la vie des abeilles, les fondements spirituels de certains phénomènes naturels, les documents religieux de l'humanité, les hiérarchies angéliques, les phénomènes physiques, la musique, l'alimentation — il n'existe presqu'aucun sujet, pour lequel Steiner n'aurait pas laissé derrière lui des points de vue élargis. C'est pourquoi son oeuvre fonctionne parfois comme une carrière que l'on exploite à partir des intérêts les plus divers. Il est légitime, dans la mesure où l'on peut s'en rendre toujours plus clairement compte — et justement dans cet intervalle de quatre-vingts ans après sa mort — qu'il ne peut s'agir d'un héritage à accepter à la manière de recettes découlant des résultats de son investigation. "Distinguer l'essentiel de ce qui ne l'est pas" — cette règle formulée par Steiner, vaut aussi dans la perspective de son oeuvre propre. Il doit toujours s'y révéler ce qui veut en être exactement actualisé. Beaucoup en est dépassé par le temps —: en particulier certaines déclarations de Steiner sur les hommes avec d'autres couleurs de peau, aujourd'hui discriminantes, ont donné lieu parmi les Anthroposophes à une autocritique, qu'ont appelé en leur conscience cet intervalle de temps écoulé depuis la figure de leur fondateur à l'époque de la Première Guerre mondiale et la civilisation universelle pluraliste du début du vingt-et-unième siècle; beaucoup d'autres choses de l'oeuvre de Steiner ont été justement aujourd'hui "annoncées", et pour beaucoup d'autres, le temps n'est pas encore venu, c'est la raison pour laquelle cela agit à la manière de signe à déchiffrer, sur lequel on peut éventuellement hocher la tête. Ce qui est décisif pour tout, c'est que ce qui remonte à Steiner, aussi bien la pratique spirituelle approfondie que les connaissances supérieures, c'est d'avoir toujours en vue le contexte , dont il s'agissait pour lui —: à savoir la grande ligne d'évolution spirituelle de l'être humain du Créé au Créateur, au Porteur de l'Esprit universel, qui vient à la conscience de lui-même de manière nouvelle au sein la liberté humaine.

Jens Heisterkamp - Info Drei , 2/2005, pp.35-40.


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