En mémoire de la doctoresse Ita Wegman

Ludwig Polzer-Hoditz (1)

Sous le coup de l'émotion provoquée par l'inattendue et soudaine mort de la doctoresse Ita Wegman, je m'empare de papier et d'un crayon.

D'ici quelques jours, j'entrerai dans ma soixante-quinzième année de vie, tout mois de vie ultérieure est une grâce du destin. Avant d'abandonner cette vie terrestre, je me sens le devoir de mettre la vérité par écrit, conformément à un point de vue important de mon développement ésotérique. Au moment où, en 1935, j'intervins dans le destin de la Société, ce fut dans l'intention de préserver l'unité de sa Présidence. Cet événement est si profondément uni au destin de la doctoresse Ita Wegman, qu'à présent, sur la base des souvenirs, je veux le mettre par écrit avec un peu plus de détails. Ceci ne veut pas être une justification, mais une contribution à l'histoire de la Société Anthroposofique. Sur des choses d'une telle portée, on n'écrit pas par amour de la polémique. Je dois pourtant dire ce qui peut faire la lumière sur des événements, obscurs à la conscience de la plupart, qui furent la cause de maintes incompréhensions et qui détériorèrent l'oeuvre de Rudolf Steiner.

Après l'incendie qui détruisit le premier Goetheanum dans la nuit de la Saint Sylvestre 1922-23, Rudolf Steiner ne vit pas d'autre possibilité pour faire avancer son oeuvre que de se sacrifier en prenant lui-même la direction de la Société qui s'était formée en grande partie sous ses actes. Cette reconstruction de la Société advint lors du Congrès de Noël 1923-24; Rudolf Steiner mit alors en place une Présidence qui, en vertu de l'institution elle-même, devint une Présidence ésotérique, étant lui-même en mesure de pénétrer les destins et les capacités des personnalités individuelles qui la composèrent. Il se désigna lui-même comme premier président, nomma Albert Steffen second président, à la doctoresse Ita Wegman il confia le soin de rédiger les procès-verbaux, et désigna en outre Marie Steiner et la doctoresse Vreede, comme membres de la présidence, avec le docteur Günther Wachsmuth, qui assura les fonctions de secrétaire et de trésorier.

Rudolf Steiner connaissait très bien les qualités et les défauts de ces personnalités et au moment de leur désignation, il souligna qu'il avait dû choisir des personnalités qui avaient leur lieu de résidence à Dornach, afin de les avoir toujours à ses côtés. Il aurait pu également choisir d'autres personnes de la périphérie. Le Collège, au travers de son institution et de sa présidence, recevait donc un caractère ésotérique.

Diverses départements furent créés pour les divers champs d'activité. Le département d'Anthroposophie générale et de Pédagogie fut confié au même Rudolf Steiner. Le département d'Eurythmie et d'Art de la Parole à Madame Marie Steiner, celui des Belles Lettres à Albert Steffen, le département de Médecine fut dirigé par la doctoresse Ita Wegman, celui d'Astronomie par la doctoresse Vreede. Le département des Sciences naturelles fut confié au docteur Wachsmuth. Un département des Arts Plastiques fut aussi créé, qui devait être dirigé par Madame Maryon, bien qu'elle fût gravement malade. Elle mourut le 2 mai 1924. Rudolf Steiner n'en confia plus la direction à personne par la suite.

Par la volonté de Rudolf Steiner, la nouveauté principale consistait dans le fait qu'à partir de ce moment et dorénavant l'on aurait dû parler comme le requérait le monde de l'esprit, à savoir, sans compromis. Ce qui jusque là ne s'était jamais produit. Rudolf Steiner répéta plus d'une fois que désormais, dans la Société, serait entré un vent nouveau, un principe nouveau, un courage spirituel plus vigoureux. Le grand et très important Congrès se conclut par une soirée heureuse qui se déroula dans la menuiserie, dans l'espace affecté aux conférences.

Au début de février, déjà comme un premier effet de cette refondation, il se produisit quelque chose de très significatif. La doctoresse Wegman prit l'initiative et demanda à Rudolf Steiner d'introduire à nouveau quelque chose d'ésotérique. Rudolf Steiner accueillit promptement cette initiative en fondant l'École de Michel sur la Terre, à propos de laquelle il précisa qu'il s'agissait d'une disposition du ciel, voulue par le monde spirituel. “  Le temps la requérait  ”. Il indiqua comme collaboratrice la personne de la doctoresse Ita Wegman et représentante de ce champ ésotérique. Avec cela, des difficultés surgirent au sein du Collège, bien qu'encore non exprimées. Extérieurement, on n'en percevait rien encore. Le 15 février, Rudolf Steiner tint la première heure de cours de cette École de Michel, dans la menuiserie. Précédemment, quelques membres avaient demandé par écrit à être admis dans cette école, comme il fallait le faire afin de recevoir un document d'admission nominatif.

Une joyeuse atmosphère ésotérique sublime imprégna toute la Société. Une vie et une espérance nouvelles se mirent à battre même ailleurs. Des Sociétés nationales se formèrent, ainsi que des Groupes autonomes. Rudolf Steiner travaillait sans répits en accomplissant des voyages dans diverses villes. En Angleterre, on réagit avec une vigueur toute particulière à l'appel lancé de Dornach et adressé aux âmes humaines. À Dornach, on se préparait alors au Congrès de la Saint Michel, qui aurait lieu en septembre et qui devait présenter un programme particulièrement riche de contenus. Moi-même, je me rendis à ce Congrès, quoique les mois précédents j'eusse souvent séjourné à Dornach et que je participasse également au congrès d'agriculture de Koberwitz (près de Wroklaw, la Breslau d'alors, où fut donné le Cours aux Agriculteurs , base historique de la biodynamie, ndt).

Le 24 septembre, je reçus un télégramme de mon frère m'annonçant la mort imminente de ma mère. Avant mon départ, Rudolf Steiner me reçut dans son atelier . Il me sembla mécontent de la tournure qu'avaient pris les rapports à Dornach et à Stuttgart. Tandis que je lui faisais part de ma joie devant la croissance de l'activité au sein de la Société, il fit un signe de refus qui me surprit alors, mais que je n'oubliai jamais. Il me donna la permission de tenir les heures des Classes à Vienne (les Classes représentaient alors une série de conférences progressives d'introduction ésotérique à l'Anthroposophie; elles étaient privées, à savoir qu'il fallait demander à y participer, Rudolf Steiner s'accordant lui-même la possibilité d'en refuser l'admission. Le contenu de ses conférences a été rendu public depuis. ndt); le jour de la Saint Michel, je tins ma première heure. Le 11 novembre, j'étais à nouveau à Dornach. Rudolf Steiner était malade. Il me fit appeler, il était assis sur un fauteuil et me fit l'impression d'être très éprouvé physiquement. Je lui demandai alors comment je devais procéder pour les heures de la Classe, la réponse fut: “  Faites comme vous voulez  ”.

Mes deux fils, qui depuis 1920 travaillaient à Dornach et qui depuis l'incendie surveillaient la zone de la menuiserie, me racontèrent par la suite que, sans l'avoir voulu, ils avaient entendu au travers des cloisons en bois de la menuiserie comment, à l'occasion de réunions éprouvantes de la Présidence, l'un ou l'autre membre s'opposait à Rudolf Steiner. Quoi que fit la doctoresse Ita Wegman. Je me trouvais alors à Dornach, on était en novembre, et je remarquai nettement comment certains membres travaillaient pour créer un climat hostile à l'égard de la doctoresse Wegman, en dépit du fait que Rudolf Steiner faisait montre de la plus grande confiance à son égard, souvent exprimée oralement et couchée par écrit dans divers textes. Durant sa maladie, le climat de conspiration à l'égard de la doctoresse Wegman était déjà palpable. Au début pourtant, je ne pus comprendre correctement de quoi il retournait. Nous étions tous confiants dans la guérison de Rudolf Steiner et nous pensions qu'il aurait tout remis en ordre comme cela était toujours advenu dans le passé.

Le docteur Roman Boos se trouvait, déjà depuis quelques années avant ces événements, dans un état de déséquilibre psychique et depuis lors, il se trouvait absolument en marge de tout ce qui se produisait à Dornach. Il ne rendit plus visite à Rudolf Steiner, quoique plus d'une fois il fût aperçu dans les environs du Goetheanum. En son temps, Rudolf Steiner l'avait confié aux soins du docteur Kolisko, mais Roman Boos s'y était soustrait. Il reparut immédiatement après la mort de Rudolf Steiner et intervint très activement dans le mouvement.

Durant les obsèques déjà, la lutte entre Marie Steiner et la doctoresse Ita Wegman éclata au grand jour. Marie Steiner adopta une attitude agressive, Ita Wegman un comportement plus conciliant, en défendant avec calme ses arguments.

À l'intérieur de la communauté des membres de Dornach, se formèrent ainsi deux coalitions assez actives. Cette division ne se poussa que lentement vers la périphérie. On y avait là partout une confiance justifiée à l'égard de toute la Présidence. Initialement, je me sentais principalement du côté de Marie Steiner, l'épouse du docteur, puisque à ce moment-là je ne connaissais pas beaucoup la doctoresse Wegman, alors que j'entretenais une relation amicale avec Marie Steiner. Le 3 mars, je me trouvais à nouveau au chevet de Rudolf Steiner, dans son atelier dans la menuiserie, aménagée pour l'occasion en chambre d'hospitalisation. Il me fit appeler, il était au lit et parlait avec difficulté. Il voulait me parler d'une affaire qui concernait mes fils, mais il voulait aussi m'entretenir de questions de travail. Le jour de sa mort, à dix heures du matin, le 30 mars, je reçus à Prague une lettre de lui écrite le 25 du même mois. Quelques heures plus tard, le docteur Eiselt aurait reçu le télégramme qui annonçait la mort de Rudolf Steiner.

J'écris tout cela parce que je l'estime nécessaire, afin de comprendre pourquoi je me sentis en devoir, après la mort de Rudolf Steiner, de tenter d'empêcher la division imminente de la Présidence instituée par lui et donc également de la Société Anthroposophique.

Je me rendis donc à plusieurs reprises à Dornach et je m'entretins individuellement avec les membres de la Présidence. La Présidence, dans son ensemble m'ignora. Moi, j'espérais qu'un jour elle me convoquerait pour rapporter ce que Rudolf Steiner m'avait dit dans ses derniers moments et quelles tâches il m'avait confiées. Par la suite, il allait clairement se faire jour que personne, au sein de la Présidence, ne disposait d'informations à ce propos. En face de moi, on éprouvait une sorte de timidité, puisque l'on pensait que Rudolf Steiner m'avait beaucoup parlé et qu'il m'avait fait des confidences sur le compte des membres individuels de la Présidence. On pensait peut-être même que moi, je pouvais avoir la prétention d'être accueilli au sein de la Présidence. De mon côté, je n'y pensais point, puisque lorsque Rudolf Steiner m'avait offert le poste dans l'association du “  Goetheanum Bauverein  ” (celle qui, finalement, existe toujours comme telle, mais sous le nom de “ Société Anthroposophique Générale ”, qu'elle adopta le 8 février 1925, lors d'une mémorable séance en pleine confusion. ndt) — un poste resté vacant depuis le décès de Madame Stinde — il avait lui-même convenu par la suite avec moi que j'aurais été plus utile au mouvement dans les pays austro-hongrois. Cette timidité, que la Présidence ressentait à mon égard avant la mort de Rudolf Steiner, se présenta clairement à ma conscience par un symptôme. Dans la pièce où Steiner était hospitalisé, à part les membres de la Présidence et les chefs des travaux du second Goetheanum, personne en dehors de moi n'était admis. Quand je fus appelé le 3 mars, on me fit d'abord rencontrer le docteur Noll qui me demanda, un peu excité, de ne pas contribuer à ce que les prescriptions et remèdes donnés par les médecins fussent entravés! Cela me surprit vraiment, puisque cela semblait donner lieu à une espèce de complot entre Rudolf Steiner et moi. Étant donné que la doctoresse Wegman, en qualité de médecin traitant était toujours proche du docteur Steiner, je supposai que dans la Présidence, ma personne fût surfaite. Comme personne d'autre que les personnes citées plus haut n'avait accès à la chambre de soin, on surévaluait mon autorisation d'accès et on ne voulut pas me placer devant toute la Présidence.

On était encore en 1925 quand Albert Steffen me dit que lui, en réalité, n'aurait pu travailler qu'avec Marie Steiner et non avec la doctoresse Wegman. À cause du legs de Rudolf Steiner, j'eus l'occasion de m'entretenir souvent avec Marie Steiner — en tant qu'autrichien, elle m'avait demandé d'en prendre soin —, j'avais donc d'excellents rapports avec elle, mais je ressentais toujours quelque chose qui me repoussait d'elle, surtout à cause de la grande discourtoisie qu'elle montrait souvent à l'égard de mon épouse.

Ce fut probablement une erreur de m'être initialement uni avec ceux qui se dressèrent contre la continuation des “  Maximes  ” dans le journal Das Goetheanum de la part de Ita Wegman. Moi, je savais que ces “  Maximes  ” avaient certainement été écrites par un autre, puisque la doctoresse Wegman n'était pas assez maîtresse de la langue. On aurait peut-être mieux fait de lui laisser du temps et de lui faire confiance.

Les deux femmes voulaient cependant toutes deux m'entretenir mais individuellement, pour me démontrer à quel titre elles s'estimaient certaines de jouir de la confiance de Rudolf Steiner pour la continuation de son travail. De cela, moi, je n'en doutais pas du tout , pour ce qui concernait le domaine d'activité de leur département. Un jour, Marie Steiner me montra la dernière lettre que Rudolf Steiner lui avait écrite. Je la lus en entier devant elle. La doctoresse Wegman m'appela ensuite. Elle avait devant elle toute une série de documents parmi lesquels il y en avait peut-être certains qui dataient. J'étais quant à moi, un peu embarrassé. Elle prit deux feuilles et me les tendit. Je lus — l'écriture était celle de Rudolf Steiner — le contenu était de haute tenue, difficile à saisir d'emblée, au point que je ne pourrais le récapituler. Un beau dessin, aux entrelacs multiples, était placé en en-tête, au-dessus des lignes écrites. J'en fus de quelque manière ébranlé et il me fit grande impression. La lettre adressée à Marie Steiner était très affectueuse, mais ne contenait aucune allusion ésotérique. En elle s y exprimait la façon dont Rudolf Steiner avait dû lutter affectueusement pour dire quelque chose, dont il savait, toutefois, que ce ne serait pas compris par elle. “  Tu m'as toujours compris  ”. Entre les lignes, il demandait en même temps de comprendre que son oeuvre sur Terre était bien trop vaste pour se lier ésotériquement uniquement à elle. Une telle exclusivité n'était pas possible pour lui. Dans sa mission terrestre, il ne pouvait pas se lier “ civilement ”, son destin était au-dessus d'une telle expression.

Une cause du litige — peut-être la plus importante — fut que divers écrits et documents du legs de Rudolf Steiner furent pris et gardés par la doctoresse Ita Wegman. Marie Steiner considérait l'ensemble comme son héritage, elle était d'avis qu'elle était la seule à pouvoir en disposer. Il est pourtant certain que la doctoresse Wegman ne garda par-devers soi que tout ce que Rudolf Steiner lui avait confié personnellement. Ce que lui-même fit avec le crucifix qu'il portait au cou, certainement le fit-il aussi avec d'autres objets. Rudolf Steiner ne se laissa certainement pas priver du droit de prendre dans ses affaires personnelles certains objets pour les donner à sa collaboratrice.

Un jour le docteur Roman Boos entra de force chez la doctoresse Wegman avec l'intention de s'approprier certains documents, sans d'ailleurs y parvenir. La doctoresse Ita Wegman, comme j'en vins à le savoir par la suite, avait déjà veillé à mettre en lieu sûr les documents les plus importants.

Je dois à présent parler de chose que Ita Wegman me confia personnellement. Immédiatement après la mort de Rudolf Steiner, Marie Steiner vint chez elle pour savoir si Rudolf Steiner lui avait dit quelque chose sur les réincarnations la concernant elle (Ita Wegman). Elle hésita un peu avant de répondre, tandis que Marie Steiner était d'avis qu'entre ésotéristes, on doit s'entendre. Après que la doctoresse Wegman eut parlé, Maris Steiner se leva et s'en alla sans la saluer.

Ma femme me raconta que le jour suivant la mort de Rudolf Steiner elle s'était rendue en visite chez Marie Steiner. Quelque peu éprouvée, elle voulait lui témoigner combien la perte du Docteur était douloureuse également pour elle et lui faire part de sympathie et de sa participation. La visite troubla mon épouse, car elle trouva Marie Steiner dans un état d'esprit plein de rancune et de récriminations, elle s'abandonna aussi en lourdes invectives contre la soeur et le frère de Rudolf Steiner. Sur le chemin du retour, ma femme rencontra la doctoresse Ita Wegman, ne recevant d'elle que des paroles affectueuses remplies de chaleur. Les états d'âme de ces deux femmes étaient si différents.

Beaucoup plus tard, c'était peut-être en 1937 [janvier 1937], je fis un rêve. Il me semblait que je fusse de quelque manière en connexion avec la lutte tragique en cours dans la présidence. Ce n'est que peu à peu, et dans une ardente aspiration continuelle à la vérité, que l'on parvient à de profondes connaissances concernant les questions historiques du destin. Je me trouvais dans la sacristie d'une église ou d'une chapelle. On me fit rencontrer un cardinal très affable avec lequel je pouvais m'entendre en toute tranquillité et d'une manière agréable au travers des yeux et du visage. Puis je perçus comme tombant depuis l'arrière un autre prélat, que je ne parvins pas à le voir, et qui se jeta avec rage sur le cardinal. Entre les deux éclata une dispute épouvantable. J'entendais une voix qui me disait: “ Ce seond prélat vient du monastère de Saint Jacques de Compostelle ”. Je me sentais intérieurement calme face à cette dispute. On me raconta un jour que les Arabes subtilisèrent d'importants documents au monastère de Saint Jacques, documents qui purent être à nouveau arrachés aux Arabes après la bataille de Grenade, mais qui ne revinrent plus au monastère. La situation ésotérique réclamait que ces documents fussent gardés ailleurs. Il devait s'agir des écrits d'Aristote. Je mets cela par écrit avec une grande réserve, je veux pourtant y faire allusion puisque c'est tout ce qui me vint à ce moment-là, aussi bien de l'extérieur que de l'intérieur.

Les incompréhensions se firent de plus en plus profondes, les formes de lutte toujours plus incompatible avec une Présidence ésotérique.

Jusqu'à un certain point, Rudolf Steiner avait eu son épouse comme assistante dans ses actions ésotériques. Avec l'Institution de l'École de Michel, une telle fonction fut assumée par la doctoresse Ita Wegman. Les temps exigeaient que la femme fût admise aux Mystères. Dans le développement occulte, c'était ceci la grande difficulté qui devait être surmontée. Cela requérait sacrifice et souffrance. C'est celle-ci la situation dans laquelle nous nous trouvons. [Soulignement du traducteur, ndt]

L'affrontement contre la doctoresse Wegman prit des formes qui frisaient le démoniaque. Le docteur Roman Boos assuma en cela une fonction de bélier, en portant l'affrontement au point de tension maximale. Moi, j'étais présent.

La doctoresse Ita Wegman tenait l'heure de Classe. Ce jour-là j'étais assis au premier rang et je pus tout observer parfaitement. Madame Wegman venait de commencer lorsque le docteur Boos surgit lourdement de l'arrière sur le podium, avec les traits tirés et défaits, en se laissant aller à des paroles offensantes à l'égard de la doctoresse. Ce fut une véritable agression, la perturbation d'une fonction de culte. Après tout ce qui survint et l'attitude de faiblesse démontrée chez certains membres de la Présidence, ce que devait être ma position m'apparut clairement. Malgré l'événement, la persécution monta et on continua à utiliser le docteur Boos comme bélier.

Dans les années qui suivirent, les Assemblées Générales furent toujours l'occasion pour attaquer de la pire manière possible la doctoresse Wegman. Jusqu'en 1935, aussi bien à Vienne qu'à Prague, on parvint à maintenir un équilibre et à travailler en harmonie. À Vienne, la présidence du pays, mise en place en présence de Rudolf Steiner le jour de la Saint Michel 1923, résista jusqu'à l'Assemblée Générale de Dornach en 1935.

Pour l'Assemblée Générale de 1929 [1930], j'avais quant à moi élaboré une proposition que je voulais présenter. Avant de l'aborder par écrit, je voudrais raconter un épisode dont je fus témoin, immédiatement après la mort de Rudolf Steiner. J'étais alors dans la maison du Comte Lerchenfeld qui était habitée par Madame von Vacano. Beaucoup d'activités de la Société s'y déroulaient. Madame von Vacano était fanatiquement alignée contre Madame Wegman, quoique avant la mort de Rudolf Steiner elle cherchât à l'attirer dans son propre cercle. Je remarquai un soir qu'il y avait des mouvements de nature politico-sociétaire. Le Docteur Unger était arrivé de Stuttgart. Je me proposai de me rendre le soir même chez Monsieur Steffen. Jusqu'en 1935, mes relations avec lui avaient été amicales. Il m'ouvrit la porte en restant un peu surpris de ma visite à une heure aussi tardive. La porte de son studio était restée ouverte et se tournant dans cette direction-là, il dit: “ Docteur Unger, est-ce que cela vous dérange si je fais entrer le Comte Polzer? ”. Il n'attendit pas la réponse et moi, j'entrai en saluant le docteur Unger, qui se montra plutôt surpris. J'étais arrivé au moment où le docteur Unger avait posé une question à Monsieur Steffen et celui-ci n'avait pas encore répondu. Steffen en s'adressant donc au docteur Unger déclara: “ Je réfléchirai sur la proposition dont vous vous êtes fait le porte-parole et je vous donnerai une réponse ”. Peu après que le docteur Unger s'en fut aller, Steffen me dit que le docteur Unger s'était fait le porte-parole du désir de certaines dames de confier le département d'Anthroposophie Générale et avec cela aussi la section ésotérique à Marie Steiner. “ Et vous qu'en pensez-vous? ”. Étant donné que je savais que Steffen en qualité de président en second, après la mort de Rudolf Steiner avait certainement la prétention de devenir président, je répondis que le département d'Anthroposophie général était en connexion avec une telle charge et qu'en outre, Marie Steiner avait déclaré à plusieurs reprises qu'elle ne voulait pas assumer la présidence. Il se révélait manifestement de plus en plus comment, des deux côtés, soit du côté de Marie Steiner soit de celui de Steffen, on déclarait ne pas vouloir cette charge tout en la désirant. Dans le cas d'Albert Steffen, on doit ajouter, qu'à toute occasion, il menaçait de se retirer. Cela était pour moi, un signe d'indécision: dire ce non continuel qui voulait pourtant dire oui. Albert Steffen me dit aussi que souvent des membres âgés se présentaient à lui, en lui disant qu'étant donné qu'il était un des membres les plus jeunes, il ne savait rien de ce que Rudolf Steiner avait préparé et donné du point de vue ésotérique avant la Guerre et que donc, Marie Steiner aurait seule été en mesure de poursuivre le travail ésotérique au centre du mouvement.

Plus tard, j'aperçus en cela une négation de tout ce que Rudolf Steiner fit avec la refondation de la Société, à la noël 1923-24. Je le mis même en connexion avec la maladie qui s'ensuivit bientôt. Pour ce qui concerne toutes les récriminations de Steffen sur le fait qu'on l'accusait de ne pas connaître le travail ésotérique de Rudolf Steiner d'avant la Guerre, je lui dis seulement que je me serais très volontiers rendu chez Marie Steiner pour la prier de le mettre au courant de tout et de lui fournir les documents et écrits nécessaires. Mais Steffen était d'avis que Marie Steiner aurait été très réservée à ce sujet et pas mal réticente.

Le jour suivant, je me fis recevoir chez Marie Steiner. Je lui expliquai pourquoi Steffen se sentait aussi mal assuré et qu'il était toujours attaqué par des membres plus anciens à propos de l'ésotérisme, et qu'il était donc nécessaire — pour le rendre plus assuré — qu'elle lui fournisse les informations et ce dont il avait besoin — au moins extérieurement — du point de vue ésotérique pour pouvoir repousser de telles attaques. Marie Steiner me répondit que par cela, elle ne voulait pas léser la liberté de Steffen. Je compris ainsi comment entre les deux ne régnait pas cette confiance qui aurait été au contraire nécessaire entre ésotéristes, entre des membres d'une Présidence ésotérique, dans des circonstances aussi difficiles. J'étais très déprimé et je ne fis plus aucune tentative pour résoudre cette situation. L'affrontement se poursuivit d'Assemblée Générale en Assemblée Générale.

Je reviens à la proposition que j'avais préparée pour l'Assemblée Générale de 1929 [1930]. Je l'avais rédigée en deux exemplaires, dans celle-ci je disais que les responsables individuels des départements devaient se limiter uniquement à leur propre département et que, pour le moment, la responsabilité du Département d'Anthroposophie Générale devait rester vacante. Les questions générales concernant la Société auraient dues être réglées uniquement du point de vue administratif par un bureau. Aucun responsable de département ne pouvait viser à contrôler d'autres départements. Aucun ton autoritaire n'était admis entre les responsables de département. Si l'on avait travaillé de cette manière, dans un futur proche des aides nous seraient parvenues du monde spirituel. On devait mettre de côté la prétention de faire avancer le travail de manière telle que l'on puisse considérer le premier Président, ou un autre membre de la Présidence, comme le remplaçant de Rudolf Steiner. Ceci aurait été une prétention, puisque certainement personne ne pouvait opérer avec une telle universalité de connaissances. [Soulignement du traducteur] Tel était à peu près le contenu de ma proposition. Je ne voulais toutefois pas me présenter à l'Assemblée Générale en les surprenant avec une proposition de cette teneur, avant d'en avoir parlé personnellement avec Marie Steiner et Albert Steffen. Autant Marie Steiner qu'Albert Steffen se montrèrent très réservés, et même Steffen profondément offensé. Je reconnus de cette façon qu'Albert Steffen, en tant que premier Président, croyait vraiment pouvoir être représentatif d'une Société qui, précédemment, était conduite de manière aussi significative. Je leur remis en mains propres à tous deux les exemplaires de ma proposition et je ne pris plus part aux douze heures et plus d'Assemblée Générale. Dès lors, je ne participai plus à aucune Assemblée Générale jusqu'en 1935.

Au début de mars 1935, parvint à Vienne une lettre recommandée et adressée au docteur Lauer en provenance de Dornach. Il devait tâter le terrain au sujet d'une instance d'un groupe de travail qui s'était formé à Dornach, avec l'intention d'exclure de la Présidence la doctoresse Ita Wegman et la doctoresse Vreede. Il était chargé de recueillir les voix en soutien d'une telle instance. Le docteur Lauer lut la lettre dans le Collège de la Société autrichienne. L'effet fut dévastateur. Tel un arbre qui se fend en deux, suite à un coup de foudre, la Présidence, qui jusqu'alors avait travaillé toujours unie et sereine, se coupa en deux.

En mon âme, j'avais l'impression qu'une catastrophe naturelle à cause de l'excitation qui s'en suivit. En faveur de la demande de Dornach se prononcèrent le docteur Lauer, le docteur Thieben et Monsieur Breitenstein; contre elle, le président Alfred Zeissig, le docteur Halla et moi. À ce moment, je décidai de me rendre à Dornach pour demander à Steffen que cette instance ne soit pas publiée dans le bulletin d'information joint à l'hebdomadaire Das Goetheanum , avant l'Assemblée Générale, comme c'était prévu. Le temps pressait et le jour suivant j'étais déjà en route. Monsieur Steffen se montra plutôt surpris de mon arrivée. Je le mis aussitôt en garde en lui disant que cette expulsion de la Présidence aurait été la fin de la Société et l'affrontement au sein de la Présidence se serait poursuivi en s'étendant vers l'extérieur. Albert Steffen était extrêmement embarrassé et indécis, il me dit seulement qu'il aurait à parler avec les membres du groupe de travail, donc il s'en remettait à eux. Il me dit aussi que lui non plus n'était pas libre dans ses décisions. Je refusai catégoriquement cet argument, profondément indigné. Ce groupe de “ travail ” plutôt hétérogène, n'avait plus rien à faire avec tout ce qui avait été institué par Rudolf Steiner. Il était complètement à côté, seulement composé de membres plus jeunes. Pour certains, le motif de leur mandat était uniquement économique. Je ressentais une telle prétention comme offensante et je lui dis que j'étais venu à Dornach pour parler avec lui en qualité de président. Dans ces dix dernières années, Albert Steffen n'avait pas trouvé le moyen de consolider sa position au moyen d'un travail spirituel et d'un comportement ferme, tels qu'ils lui amenassent liberté et confiance. Le lendemain je retournai chez moi, non sans passer d'abord chez la doctoresse Wegman pour lui dire qu'à l'Assemblée Générale je me serais exprimé contre cette instance.

On convoqua une Assemblée Générale de la Société autrichienne à Vienne et ce fut un véritable pandémonium. Le docteur Thomsche se révéla être un jésuite, Monsieur Baltz un fanatique perfide. Je reçus ensuite une pétition contre l'instance d'expulsion renfermant 50 signatures, que je devais faire parvenir à Dornach. De la Présidence de Vienne jusqu'à Dornach, le ProF Halla m'accompagna pour me soutenir. Quelques amis de Prague voyagèrent égalemant avec moi. Mon cher ami, le docteur Hans Eiselt, à ma grande douleur, était absolument sous l'influence d'Albert Steffen et vota en faveur de la demande d'expulsion. Nous restâmes cependant amis, il ne prit pas part aux attaques personnelles dont je fus l'objet.

Avant mon départ pour Dornach, j'avais passé presque trois semaines à Mariensee dans la propriété de Madame Dora Schenker, ne me rendant à Vienne que si nécessaire et pour peu de temps. Je voulais me préparer dans la paix des bois et des lieux champêtres et je rédigeai là le discours que je prononçai ensuite à Dornach. Il devait toutefois être conservé pour l'avenir, je remis donc le texte au docteur Wachsmuth au moment où je montai sur l'estrade de l'orateur.

Les instances d'expulsion furent néanmoins publiées dans la feuille d'information aux Membres, jointe au journal Das Goetheanum , avant l'Assemblée Générale, avec l'avis que les orateurs pour s'exprimer devraient s'inscrire auparavant. Deux semaines avant mon départ pour Dornach j'eus une expérience nocturne sous la forme d'une voix qui me disait: “ Inscris-toi tout de suite, autrement il n'y aura plus de temps pour ton intervention ”. Je télégraphiai donc ma requête pour pouvoir parler contre les instances. Pour les demandes de prise de parole, on aurait tenu compte de la date à laquelle elles seraient parvenues. Une autre expérience nocturne avec le docteur Steiner renforça ma décision d'intervenir contre ces instances d'expulsion. Il me demanda si je reconnaissais le jésuite qui était à l'oeuvre destructrice dans la Société. D'esprit jésuite, voilà donc de quoi il s'agissait! Ce signe devint pour moi le fil conducteur de mes observations ultérieures, à l'intérieur comme à l'extérieur, des événements anthroposophiques. La lutte contre la Société Anthroposophique, la lutte contre l'esprit se tenait toujours et continuait à se tenir derrière les coulisses de tous les événements extérieurs et intérieurs surtout à partir de la Guerre de Trente Ans. Pénétrer tout cela dans le détail, telle fut ma préoccupation dorénavant. L'expérience que j'eus la nuit précédant l'Assemblée Générale me montra la direction dans laquelle je devais travailler pour ne pas perdre le lien avec le Grand Maître. Que le “  Demetrius  ” de Schiller fut resté inachevé était pour moi une souffrance et l'aspiration ardente ne laissait pas en moi qu'il dût être réécrit en partant des connaissances anthroposophiques. Le dernier discours de Steiner dans lequel le grand problème ésotérique des deux Jean y est placé en perspective, fut aussi une tâche qu'il nous confia. Je m'en occupai sans cesse. La troisième tâche me sembla être le rapport du je-Jésus avec Christian Rose-Croix. Toutes des tâches que Rudolf Steiner nous confia avant de partir. Dans toutes, nous avions à surmonter l'opposition du jésuitisme.

Pâques 1935! Deux fois 33 ans après ma naissance et du dernier Concile Vatican I à Rome!

Quand je rejoignis Dornach, la doctoresse Wegman me dit que les Anglais et les Hollandais ne viendraient pas. Dans les précédentes Assemblées Générales, ils avaient été violemment attaqués en dépit de la loyauté et du sacrifice profus dont ils faisaient preuve dans les manifestations qu'ils organisaient en se réclamant de Rudolf Steiner et de son oeuvre. À Dornach, on combattait de telles initiatives et on considérait qu'elles concurrençaient le Goetheanum. Je savais donc que je devrai parler contre une majorité très consistante. Je ne vis jamais plus le Goetheanum aussi rempli de gens qu'en ce jour-là. L'auditorium comme la scène étaient remplis de gens, le moindre espace exploité et occupé de sièges. Il devait y avoir 1 500 membres [1 800]. La majeure partie provenait du voisinage immédiat [comme c'est devenu souvent le cas pour les coups “ de force ”, ndt] et manifestement de Dornach et Arlesheim. Au bureau de la Présidence ne siégeaient qu'Albert Steffen et le docteur Wachsmuth. Marie écoutait, assise dans un fauteuil derrière les coulisses. L'ordre du jour fut limité à un bref laps de temps. Si ma demande d'intervention n'était pas parvenue aussi vite, je n'aurais pas pu dire ce que j'avais à dire. Après l'introduction, à caractère économique, Steffen parla et posa la question de confiance. Les instances furent présentées et certains orateurs prirent brièvement la parole à leur sujet. Les onze heures étaient passées quand je montai sur le podium de l'orateur. J'étais très calme et mon intervention fut bien supportée par les congressistes. J'en éprouvai une intime satisfaction, bien que la grande majorité fût en faveur (de l'expulsion, ndt) il y eut des applaudissements répétés. Le premier quart d'heure passé, j'avais la bouche si sèche [il n'y avait pas de micro, ndt] que je demandai un verre d'eau. L'interruption fut très brève. Le docteur Wachsmuth qui m'apporta le verre d'eau, se permit une plaisanterie inopportune, alors qu'en riant dans la direction de ceux qui était à proximité, il glissa la bouteille sous le podium de l'orateur. Quand j'en vins au moment dans lequel j'affirmais que Steffen , tout de suite après la mort de Rudolf Steiner, m'avait confié ne pouvoir travailler qu'avec Marie Steiner, le même Steffen bondit sur son siège en me demandant la date de ce jour-là. Je pus seulement dire que je n'avais pas pris note du jour et que cela était aussi absolument insignifiant puisque le fait s'est vérifié de toute manière après la mort de Rudolf Steiner. Je poursuivis ensuite tranquillement et en environ 40 minutes, je fus à même de tout dire de ce que j'avais espéré dire. Il y eut ensuite quelques brèves interventions adressées de manière absolument personnelle contre moi. Juste à midi, l'Assemblée fut interrompue jusqu'à trois heures de l'après-midi. Durant la pause, on s'interrogea sur la manière dont on devait procéder me concernant. En tant que rapporteur principal se présenta ensuite le docteur Erhard Lauer, lequel, de manière calomnieuse, se sentit obliger de brandir une épée de Saint Michel en bois contre moi. Puis l'Assemblé Générale poursuivit à huis clos et l'autorité locale fut admise à voter. La majorité en faveur des demandes d'expulsion fut éclatante [1691], un peu plus d'une centaine de personnes votèrent à l'encontre [76 contre; 53 abstentions]. À cinq heures de l'après-midi, l'Assemblée était close.

Trente-trois ans après le commencement des activités anthroposophiques de Rudolf Steiner, l'ultime institution de sa vie, dans laquelle il avait placé de si grands espoirs, était enterrée.

Je passai ensuite la soirée très agréablement dans la clinique d'Arlesheim, avec la doctoresse Wegman et en compagnie de quelques amis et je repensai à la phrase qui suit, prononcée par Rudolf Steiner, à Dornach le 20 février 1920: “  Dans les décisions majoritaires, il ne se produit évidemment rien de réel, mais seulement une phase dominante  ”. Le caractère ésotérique de la Présidence était perdu. C'est ainsi que s'achevait pour moi la période de mon activité au Goetheanum de Dornach. J'en commençai une nouvelle très riche dans laquelle je me sentis complètement libre. Je démissionnai de la Société autrichienne, j'avais tout aussi bien les compétences ésotériques que j'avais reçues du docteur Steiner.

La première nuit qui suivit cette journée, pour moi si pleine de sens, j'eus une expérience qui me laissa plutôt ébranlé. Une tempête épouvantable s'était abattue sur le pays, une très haute et puissante tour en fer vacillait. Je craignais qu'elle pût tomber d'un moment à l'autre. J'entendis ensuite une voix semblable au tonnerre me communiquer un message qui me laissa particulièrement satisfait. Il me donna un tel courage, comme si tout ce que j'étais en train de faire était confirmé par l'autre partie du monde. On me donna ainsi du courage dans la vie et dans le travail.

Peu après, la Présidence de Dornach m'invitait par lettre à restituer les textes utilisés lors des heures de la Classe [publiés et accessibles désormais depuis plus de 10 ans, ndt] et à interrompre la lecture de Classe. Je répondis que je n'étais plus en mesure de reconnaître à l'actuel trio de la Présidence un caractère ésotérique, et qu'il n'était pas justifié de me retirer une autorisation que je ne m'étais pas accordée, mais qui m'avait été donnée par le docteur Steiner en personne. Je m'accordai avec la doctoresse Wegman que je lui aurai adressée pour information la lettre d'admission. L'espoir qu'avec l'expulsion des deux membres hors de la Présidence, on aurait agi au nom de la Société Anthroposophique se révéla mal dissimulé. À Dornach, la lutte ne connut point de trêve, la Société était divisée en deux factions, on pouvait encore parler, très certainement, d'un Mouvement anthroposophique, mais non plus d'une Société.

C'est seulement après ces événements que je me rapprochai vraiment de la doctoresse Wegman en appréciant ses manières sereines et affectueuses. En la fréquentant, on percevait une relation avec l'être culto-ésotérique. Au début, ils y eut souvent des occasions pour la rencontrer à Arlesheim ou auprès de la Summer-Schools en Angleterre, je me rappelle aussi quelques belles journées passées en sa compagnie à Paris. Un autre souvenir se fraye un chemin en moi. Après l'attentat sur Rudolf Steiner à Munich, il me dit: “  Si les Allemands ne me veulent pas, j'irai chez quelqu'un d'autre  ”.

À présent, Rudolf Steiner a accueilli sa collaboratrice aimée dans le monde spirituel. Avec une oeuvre loyale et pleine d'abnégations, elle traversa les années après la mort de Rudolf Steiner dans l'infatigable service rendu à son département de Médecine et aux Instituts et institutions qu'elle fit naître, vénérée par ses collaborateurs. Elle traversa la vie avec courage malgré toutes les persécutions injustes. Le lien du destin profond et secret qui l'unissait à Rudolf Steiner est une certitude pour les personnes de bonne volonté du point de vue ésotérique.

Wiesneck, fin mars 1943.

Kairós, n°23 septembre-octobre 2000

Note:

(1) Ludwig Polzer-Hoditz (1868-1945) fit partie du premier cercle de personnes qui se rassemblèrent autour de Rudolf Steiner. Il fut aussi l'un des rares vrais ésotéristes parmi ses élèves. En 1924 — avec Lili Kolisko —il fut le premier lecteur de Classe de la Société Anthroposophique Universelle autorisé par Rudolf Steiner. Après la mort de ce dernier, et au sein des tragiques événements qui suivirent il adopta une position au-dessus des clans. À son intervention lors de l'Assemblée Générale de 1935, succéda ensuite sa démission de la Société, le 30 mai. Avec Otto Lerchenfeld e W.J. Stein, il fut présent à la naissance de l'idée du Dreigliederung [mal traduite par “ tripartition ”, “ trimembrement ” ou “ triarticulation ” en français, ndt], élaborée par Rudolf Steiner. Jusque dans les années trente, il fut le porte-parole de cette nouvelle impulsion sociale, au travers d'innombrables rencontres avec des hommes d'État comme Massaryk et Benesch; Polzer-Hoditz s'aperçut, comme quelques rares autres, du péril qui depuis le Sud et l'Ouest menaçait l'Europe centrale: l'action de l'Église catholique d'un côté et des loges occidentales de l'autre. Il lutta infatigablement pour jeter un pont entre l'Europe centrale et l'Europe orientale.

Ce document est contenu dans le livre de Thomas Meyer “ Ludwig Polzer-Hoditz - un Européen ” [Ludwig Polzer-Hoditz, Ein Europäer], Perseus Verlag, Bâle et a été publié dans Kairós avec l'accord amical de l'éditeur: tel: 004161/2639333).


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