La grandeur spirituelle de Léonard
au tournant des temps modernes.(1)
Innombrables sont ceux à qui sans cesse le nom de Léonard est révélé par la popularité du plus célèbre de ses tableaux : la Cène. Qui ne connaît la Cène de Léonard de Vinci ? et qui n'a admiré, lorsqu'il la connaît, l'idée grandiose qui s'y exprime ! Nous y voyons symboliquement reproduit l'instant qui semble à beaucoup le plus essentiel de l'histoire terrestre : le Christ au centre, et de chaque côté ses douze compagnons. Chacun des douze a une attitude et un mouvement profondément expressifs ; et le geste de chacun d'eux est si individualisé qu'on en retire l'impression suivante : en ces douze personnages s'expriment toutes les modalités de la nature humaine, les modalités que, d'après son tempérament et son caractère, une âme peut prendre dans les circonstances qu'exprime le tableau. Dans sa dissertation sur « La Cène de Léonard de Vinci », Goethe la situe au moment décisif où le Christ Jésus vient de prononcer les paroles : « L'un de vous me trahira ! » Ce qui se passe dans chacun des douze êtres si intimement liés à celui qui vient de parler et qui regardent si attentivement, voilà ce que présentent les reproductions de cette oeuvre si universellement répandue. On avait déjà peint la Cène auparavant ; sans remonter plus loin que Giotto, nous pouvons déjà voir, en y comparant Léonard, que celui-ci introduit dans sa conception ce qu'on pourrait appeler l'élément dramatique ; car ce qu'il nous présente est un moment d'un dramatisme merveilleux. Ce qu'on exprimait auparavant, c'était la tranquilité de ce moment, le fait de la réunion du Christ et des apôtres ; mais telle que la Cène nous apparaît à partir de Léonard, c'est par l'intensité d'une vie intérieure en pleine force dramatique qu'elle nous fascine. Telle est l'idée que les nombreuses reproductions vous impriment dans le coeur. Or, lorsqu'on visite à Milan la vieille église des Dominicains, « Santa Maria delle Grazie », on voit sur les murs des taches de couleurs brouillées dues à l'humidité et qui estompent les contours. Si l'on compare ce dernier vestige aux reproductions anciennes, on constate que depuis assez longtemps déjà on ne peut plus voir sur ce mur ce qu'ont vu les contemporains de Léonard, ce qu'ils ont décrit en paroles d'un enthousiasme débordant. On ne peut plus y voir cette merveille de l'art qui a touché les âmes non seulement par une idée exprimée dont nous ne percevons plus qu'un murmure, mais par les couleurs, cette expression magique des couleurs de Léonard, qui laissaient percer le mystère intime des êtres, la pulsation de ces douze personnages. Que n'a dû souffrir cette fresque au cours des siècles ! Léonard éprouva le besoin de délaisser la technique de ses prédécesseurs, la manière dont avant lui on avait peint la fresque ; les couleurs employées jusque là ne lui paraissaient pas assez expressives. Il chercha justement le secret de fixer sur le mur les mouvements les plus subtils de l'âme et il essaya, ce qu'on n'avait pas fait auparavant, d'employer des couleurs à l'huile. Il en résulta une foule de difficultés. La situation du mur et de toute la pièce était telle que fatalement les couleurs furent bientôt attaquées ; le mur était humide et toute cette pièce qui servait de réfectoire aux Dominicains fut à plusieurs reprises inondées par les eaux ; en outre, elle fut occupée par les troupes pendant les guerres, etc. C'est ce qui a peu à peu emporté l'oeuvre. Il y eut un temps où les moines du couvent n'eurent guère de pitié non plus ; trouvant trop étroite la porte du réfectoire qui ouvrait sur la cuisine, ils la firent élargir, ce qui détériora une partie de la fresque. On suspendit une fois un écusson juste au-dessus de la tête du Christ ; bref on agit avec la dernière des barbaries. La-dessus, des « charlatans » de la peinture c'est bien le nom qu'ils méritent la repeignirent, si bien qu'il ne reste quasiment plus rien de la couleur primitive. Et pourtant, lorsqu'on la contemple, il s'en dégage un enchantement indescriptible. Humidité, vandalisme, surcharge, n'ont pu dissiper entièrement ce charme qui en émane. Elle n'est plus guère que l'ombre d'elle-même et c'est moins ce qui reste de la peinture que l'idée même qui agit sur l'âme ; mais elle agit puissament. Et si l'on connaît d'autres oeuvres de Léonard, celles qui sont répandues dans les divers musées d'Europe, si l'on connaît aussi sa vie, telle qu'elle s'est écoulée de 1452 à 1519, on contemple avec un sentiment tout particulier cette fresque du réfectoire des Dominicains à Milan. Sur ce mur, il ne reste que bien peu de traces de l'oeuvre enchanteresse peinte par Léonard ; et dans la conscience des hommes il ne reste guère plus de traces de la majesté, de la puissance, de la profondeur d'une personnalité comme celle du Vinci ! L'oeuvre qu'aujourd'hui nous pouvons connaître de lui est aussi diminuée par rapport à la place qu'occupe cet être universel dans l'évolution que ces couleurs brouillées par rapport à l'enchantement jadis créé sur ce mur par Léonard ! Et la même mélancolie qui vous étreint devant la fresque de Milan vous vient à l'égard de toute la personnalité du Vinci. Goethe également fait remarquer qu'on a l'impression, en lisant les anciennes biographies de Léonard, qu'en lui vécut un être exceptionnellement doué d'une force de vie élémentaire, observant la vie et agissant sur elle avec bonheur, allant vers toute chose avec amour, ayant une soif inouïe de tout comprendre, de tout connaître, ardent d'âme et de corps. Que l'on regarde ensuite ce dessin qui passe pour être un portrait de lui-même, cette figure de Léonard vieilli, aux rides que la souffrance a rendu expressives, à la bouche désabusée, aux traits qui disent toutes les adversités qu'il a fallu supporter ! C'est une personnalité qui se trouve étrangement placée au seuil des temps modernes. Revenant une fois encore au tableau de Santa Maria delle Grazie, si nous essayons de ressusciter en nous cette oeuvre, à l'aide des anciens documents et par le regard de l'esprit, un sentiment alors s'élève en nous : Léonard, lorsqu'il eut posé la dernière touche à son oeuvre, s'en est-il allé satisfait, s'est-il dit qu'il avait vraiment peint ce qui vivait en son âme ? Il me semble qu'on en arrive tout naturellement à se poser cette question. Pourquoi ? * * * Observons la vie de Léonard, car c'est d'elle que nous viendra cette impression. Il est le fils naturel d'un homme médiocre et d'une paysanne qui disparaît de l'histoire sitôt la naissance ; le père, qui se marie selon son rang, le met en nourrice. On le voit grandir solitaire, n'ayant de rapport qu'avec la nature et sa propre âme ; on se dit qu'il doit avoir existé en lui une réserve énorme de forces vitales pour que son ardeur n'ait pas été entamée ; car elle est intacte au début. Comme il manifeste des dispositions précoces pour le dessin, on l'envoie à l'école de Verocchio( 2). Son père l'y met, pensant que ce talent de dessinateur lui sera utile. Léonard est employé à collaborer aux tableaux du maître. On raconte qu'il eut un à peindre jour un personnage et que, quand le maître vit ce qu'il avait fait, il résolut de cesser de peindre, puisqu'il était maintenant dépassé par son élève ; et l'on sent, étant donné toute la nature de Léonard, qu'il y a là plus qu'une anecdote. Nous le retrouvons à Florence ; son talent s'est affermi. Mais nous trouvons encore autre chose ; d'année en année, il porte en lui les plans artistiques les plus vastes, toujours de nouveaux projets. Il a des commandes de gens qui reconnaissent en lui son grand talent. Il travaille alors en laissant se former l'idée de l'oeuvre à exécuter et en entreprenant des études. Mais comment étudie-t-il ? D'une manière très caractéristique ; il entre dans tous les détails. Si le tableau qu'il doit peindre comporte plusieurs personnages, il ne se contente pas de les étudier sur un seul modèle, mais il va dans les rues, observe des centaines de types. Il lui est souvent arrivé de suivre pendant toute une journée une personne dont un trait l'intéressait. Il invite parfois chez lui toutes sortes de gens des milieux les plus divers et leur raconte toutes sortes d'histoires pour les faire rire ou leur faire peur, afin de saisir sur leur physionomie les divers mouvements de l'âme. Lorsqu'une fois un fauteur de troubles est saisi et pendu, Léonard se rend au lieu d'exécution et on a conservé le dessin qu'il fit de toute la scène ; au bas de la feuille, il a même repris encore le dessin de la figure pour mieux en fixer l'expression. On a conservé de lui d'incroyables caricatures ; en les parcourant, on devine ce qu'il essayait de saisir ; il partait par exemple d'un visage et lui faisait un menton de plus en plus grand pour en étudier la transformation. Pour mieux comprendre le rôle de chacune des parties du corps, il en prenait une et l'exagérait, pour mieux estimer sa place dans l'ensemble. Toutes ces figures bouffonnes ou grotesques (quelques-unes sont de ses élèves, mais beaucoup de lui) lui ont servi à fouiller les détails dont il avait besoin. En laissant agir ces choses sur soi, on arrive à ressentir toute sa manière de travailler. Il a reçu la commande d'un tableau représentant un sujet quelconque. Il se met à en étudier à fond tous les détails. Mais voilà que l'un d'eux l'intéresse tout particulièrement, l'absorbe ; il perd de vue l'idée du tableau pour s'attacher aux particularités d'un type d'homme ou d'animal. S'il doit peindre une bataille, son souci du détail le conduit vers un manège, vers n'importe quel lieu où des chevaux s'ébattent en liberté ; et il oublie peu à peu complètement l'idée première qui avait exigé cette étude. Les documents s'entassent et le tableau lui est devenu complètement indifférent. Les oeuvres capitales de sa première période florentine, comme le « Saint-Jérôme », ou « l'Adoration des Mages » (aujourd'hui, tous ces tableaux ayant été repeints, on ne les voit plus sous leur forme primitive) ont ainsi donné lieu à une innombrable documentation. Et ce sentiment vous vient : voici un homme qui a vécu au coeur des mystères du monde ; il n'a cesser de les scruter, son crayon a tenté de copier à sa manière les secrets de la nature, et au fond il n'est jamais arrivé à produire une oeuvre qui lui donnât l'impression d'être achevée. Il faut pénétrer dans cette âme trop riche pour pouvoir jamais conclure, cette âme que les mystères de l'existence stimulent de telle sorte que, lorsqu'elle commence à percer un secret après l'autre, elle n'en finit jamais. Il faut comprendre cette âme de Léonard, trop grande pour pouvoir jamais exprimer totalement sa grandeur. Mais suivons Léonard au temps où le duc Ludovic le More (3) lui confie à Milan deux commandes, dont l'une est précisément la Cène et l'autre une statue équestre représentant le père du duc. Léonard a travaillé pendant quinze ou seize ans à ces deux oeuvres, tout en faisant du reste bien des choses à côté. Car pour le comprendre pleinement dans le sens où nous l'avons déjà dépeint, il faut ajouter que le duc ne l'avait pas seulement à sa Cour en tant que peintre. S'il l'avait près de lui, c'est que Léonard n'était pas seulement « excellent musicien », peut-être l'un des plus « excellents musiciens » de son temps, mais aussi ingénieur en appareils de guerre, constructions hydrauliques et tous mécanismes connus alors. Il avait promis au duc de lui fabriquer des machines de guerre toutes nouvelles utilisant la force de la vapeur ; il voulait lui construire des ponts volants, qu'on pouvait aisément déplier et ramener à soi. Il travaillait en même temps à la construction d'une machine volante. Pour la réaliser, il se mit à étudier le vol des oiseaux et les notes qu'on a retrouvées de lui à ce sujet sont une des choses les plus originales qui existent au monde. Ici d'ailleurs, comme pour la Cène, il faut bien se rendre compte que ces écrits ont été recopiés et contiennent de nombreuses inexactitudes. Mais partout perce pourtant la lumière de cet esprit universel. A la Cour de Milan, nous voyons Léonard non seulement aider à l'organisation de toutes les fêtes par une réalisation picturale ou scénique, mais élaborer aussi des plans de génie militaire pour les fortifications ou d'architecture pour la coupole du Duomo de Milan. Il forme en même temps d'innombrables élèves dont l'activité artistique s'est répandue à tel point qu'on ne peut se faire une idée de l'influence exercée par Léonard sur une ville comme Milan et ses alentours. Léonard menait de pair la minutieuse documentation qu'exigeait la statue équestre de François Sforza (4). Chacun des membres du cheval a été cent fois étudié par lui dans cent attitudes diverses et ce n'est qu'après de nombreuses années qu'il en acheva la maquette de plâtre. Or, lorsqu'il en fit la présentation solennelle, elle fut brisée par accident ; il dut en faire une seconde. Celle-ci fut détruite par les soldats français qui la prirent pour une cible quand ils occupèrent Milan en 1499. Il n'est donc rien resté de ce travail gigantesque d'un homme qui a scruté l'un après l'autre les mystères du monde et qui voulait manifester dans la matière morte la vie, montrer comment cette vie s'exprime dans la nature. * * * On sait de quelle manière Léonard a travaillé à la Cène. Souvent, il allait s'asseoir devant le mur, sur l'échafaudage, et pendant des heures entières il songeait ; puis il prenait le pinceau, posait quelques touches et s'en allait. Parfois, après avoir contemplé le tableau, il repartait sans y avoir touché. Quand il se met à peindre le Christ, sa main tremble. Et de tout ce qui est raconté, on retire l'impression qu'aussi bien en son âme qu'extérieurement, Léonard ne fut pas satisfait quand il peignit cette oeuvre aujourd'hui mondialement célébrée. Il y a avait du reste à Milan des gens que cette lenteur mécontentait : par exemple, un prieur du couvent, qui ne pouvait pas comprendre comment il se faisait qu'un peintre ne peigne pas rondement son tableau, et qui l'accusait auprès du Duc. Le Duc aussi s'impatientait. A quoi Léonard répondait que cette oeuvre devait représenter le Christ-Jésus, et Judas, les deux plus grands contrastes ; qu'il n'existait pas au monde de modèle pour ces figures, ni pour Judas, ni pour le Christ. Il ne savait même pas encore, après des années de travail, si en principe il achèverait jamais son oeuvre. Enfin, ajoutait-il, s'il ne trouvait vraiment aucun modèle pour Judas, il pourrait à la rigueur prendre le prieur. Ainsi, cet oeuvre fut extraordinairement difficile à terminer et intérieurement Léonard n'en fut pas satisfait. Or, c'est justement celle de ses oeuvres qui montra le plus ce qui vivait en son âme. Et je ressens ici la nécessité de présenter une hypothèse de la science spirituelle, à laquelle peut parvenir celui qui étudie la genèse de ce tableau. Cette hypothèse m'est venue tandis que j'essayai de résoudre l'énigme. Quand on suit ainsi la vie de Léonard, on se rend compte qu'il n'a pas pu donner extérieurement aux hommes toute sa richesse intérieure ; les moyens pour la traduire lui ont fait défaut et, quand il a tenté d'exprimer le sublime, comme il l'a sûrement voulu avec la Cène, l'exécution n'a pu le satisfaire. Quand on voit comment il a sans cesse travaillé à percer un secret l'un après l'autre pour approcher un détail que finalement il n'arrivait pas à rendre à son gré, on en vient à l'idée suivante : si Léonard a déjà connu l'échec de la statue équestre dont il voulait faire le chef d'oeuvre de la statuaire, et si, après seize ans de travail, il a dû en abandonner la réalisation, il en fut de même à l'égard de la Cène. Quand il quitta son travail, ce fut d'une âme inapaisée ! De cette fresque, il ne reste plus aujourd'hui qu'une ruine où des taches de couleur sont mangées par l'humidité ; depuis longtemps, on ne peut plus voir ce qu'en réalité Léonard a peint sur ce mur. Et d'ailleurs, ce qu'il a peint sur ce mur n'est jamais arrivé à traduire l'image qu'il avait en son âme. Cette impression ressort de tout un concours de sentiments qui vous assaillent à la vue de ce tableau. Mais il y a aussi des raisons extérieures. Parmi les écrits qui sont restés de Léonard, se trouve un merveilleux Traité sur la peinture. La peinture y est décrite dans son essence, dans ses rapports avec la perspective et l'accord des couleurs ; il y est exposé comme elle doit travaillé à rendre l'idée. Ce livre de Léonard sur la peinture est une merveille et rien au monde ne peut lui être comparé, bien que de lui non plus il ne nous reste qu'un fragment, semblable au torse d'une statue. Il contient les principes les plus élevés de la peinture et tels qu'un génie seul pouvait les donner. Il est par exemple admirable d'y lire que, si l'on doit peindre des chevaux dans une bataille, il faut les traiter avec un certain raccourci qui révèle à la fois « leur expression animale et pourtant leur noblesse », car c'est ce qui se manifeste dans la bataille. Ce traité est étonnant ; il nous montre toute la grandeur de Léonard et, il faut bien le dire, toute son impuissance. Mais il trahit avant tout la faculté qu'eut Léonard de scruter toutes les manières dont la réalité parle à l'oeil humain. Le clair obscur, l'harmonie des couleurs, tout y est traité génialement. Il vit dans son âme un besoin scrupuleux de ne jamais attenter, fût-ce dans le détail le plus minime, à ce qu'il considère comme la vérité. C'est ce qui pénètre toute son oeuvre : ne jamais altérer la vérité de l'impression et de telle sorte que cette impression soit absolument juste, exacte, conforme aux secrets intérieurs des choses. Or, quand on laisse agir sur soi la Cène, il y a deux détails qui suggèrent l'idée que Léonard n'a pas réalisé là ce que lui-même exigeait de la peinture. C'est d'abord la figure de Judas. D'après les reproductions et dans une certaine mesure aussi d'après la fresque effacée de Milan, on a l'impression que Judas est entièrement recouvert de nuit, est complètement sombre. Or si l'on observe que la lumière vient de différents côtés et que les onze autres apôtres sont dans un éclairage admirablement juste, rien n'explique vraiment ces ténèbres sur le visage de Judas. L'art ne nous fournit en cela aucune réponse. Enfin à la rigueur, on peut comprendre cette obscurité pour Judas. Mais si l'on passe ensuite à la figure du Christ, ce que l'on voit, si l'on ne recourt pas à une explication de la science spirituelle, ne peut donner qu'un vague pressentiment de la réalité. Le jeu de la lumière, qui, d'une manière incompréhensible, baigne d'ombre la figure de Judas, jette un rayonnement solaire non moins inexplicable sur celle du Christ qui émerge entre les autres sans que cela semble justifié. L'éclairage est juste pour tous les visages, sauf celui de Judas et celui du Christ. Et alors s'édifie comme de soi-même dans notre âme l'idée que le peintre a tenté d'exprimer dans ces contrastes « Jésus » « Judas », l'opposition de la lumière et des ténèbres, non pas comme une lutte extérieure, mais intérieurement motivée ; il a voulu peut-être révéler que la lumière de ce visage du Christ, inexplicable par l'éclairage, n'a pas une raison extérieure. L'âme qui est derrière cette face lui confère par elle-même un rayonnement lumineux, et c'est pourquoi ce rayonnement est en contradiction avec l'éclairage général. Et il en est de même pour Judas ; la nuit ensorcelée sur ce visage ne s'explique pas par la qualité des ombres qui l'avoisinent. Il ne s'agit que d'une hypothèse inspirée par la science spirituelle, comme je vous le disais ; mais cette hypothèse s'est formée en moi au cours de plusieurs années et elle apparaît d'autant plus vraisemblable qu'on avance toujours plus dans l'énigme. On comprend d'après elle comment Léonard, qui a poursuivi si scrupuleusement l'exactitude naturelle dans ses tableaux et dans ses études, n'approchait que d'une main tremblante la réalisation d'une oeuvre qui n'était scrupuleusement exacte que pour certains personnages. Et l'on comprend aussi qu'il ait pu être amèrement déçu c'est indubitable parce que l'art de ce temps était incapable de lui offrir les moyens nécessaires pour rendre ce problème dans toute sa véracité, toute sa vraisemblance. Ce qu'il voulait, il ne le pouvait pas ; il en vint à douter finalement de la possibilité de réaliser son oeuvre et voilà comment il a quitté ce tableau sans en avoir été satisfait. Cela ressort de sa grandeur spirituelle aussi bien que de toute sa personnalité ; Léonard a laissé ce tableau avec l'amertume de s'être attelé à son oeuvre capitale, sans que les moyens accessibles à l'homme puissent lui suffire à l'exprimer. Et la fresque qui orne le mur de Milan, que dans quelques siècles nul regard ne pourra plus distinguer, n'a certainement pas été ce qui a vécu dans son âme. En face de sa plus grande production, on en vient alors à se demander quel secret recelait cet homme ? Lorsque j'ai eu l'occasion de parler de Raphaël, j'ai essayé de montrer qu'il fallait comprendre un être comme lui d'une manière toute différente si on l'éclairait pas la science spirituelle et ce qu'elle enseigne au sujet du retour de l'âme humaine sur la Terre ; une âme qui vit à une certaine époque ne vit pas seulement cette vie-là, mais dans tout son tempérament et le déroulement de sa destinée, elle retrouve les germes déposés au cours des vies précédentes et c'est cette impulsion d'autrefois qui pénètre dans la vie nouvelle et se trouve maintenant placée en face des nouvelles conditions de la vie. Lorsqu'on comprend l'âme de cette manière, et que l'on sait qu'en naissant elle apporte un trésor spirituel intérieur, héritage de ses précédentes vies terrestres, toute sa destinée apparaît empreinte de sens et de sagesse ; si l'on suppose que rien n'arrive au hasard, mais conformément à un ordre et à une justice intérieure, comme la fleur n'apparaît sur la plante qu'après les feuilles vertes ; si donc on admet que l'évolution historique de l'homme soit tracée par la sagesse, seulement alors on peut s'expliquer certaines individualités. Ce qu'on peut observer ainsi se révèle surtout en effet pour des hommes qui dépassent le niveau ordinaire. La vie de Léonard, même résumée à grands traits comme nous venons de le faire, ne s'explique que par l'arrière-fond sur laquelle elle se détache. Et cet arrière-plan, c'est l'époque où est venue s'insérer cette vie : de 1452 à 1519. * * * Quelle époque est-ce là ? C'est celle qui précède l'éclosion des sciences naturelles, de l'observation naturaliste. Elle précède immédiatement l'apparition de Copernic, de Giordano Bruno, Képler, Galilée. L'histoire étudiée du point de vue de la science spirituelle nous montre que plus nous remontons le cours de l'évolution, plus la nature de l'homme est changée, ainsi que la condition sociale de son existence. Dans les temps tout à fait reculés, on trouve en toute âme une sorte de clairvoyance qui lui permet de plonger dans le monde spirituel lorsqu'elle se trouve dans un état intermédiaire entre la veille et le sommeil. Cette clairvoyance primitive s'est perdue au cours des temps, mais il en est resté pourtant quelques vestiges jusqu'au XVe siècle environ ; non pas la clairvoyance elle-même, mais le sentiment d'être relié au fond spirituel de l'univers. Ce qu'autrefois les âmes avaient contemplé, elles le sentaient encore ; et malgré leur faiblesse croissante, elles sentaient que le centre de leur être se reliait au spirituel qui vit dans l'univers, comme les phénomènes physiques du corps humain se rattachent à l'action des forces physiques universelles. Il appartient aux lois profondes de l'évolution que le commerce primitif de l'âme avec l'esprit ait dû être suspendu pour un temps. Jamais la science moderne n'aurait pu fleurir si l'antique clairvoyance était demeurée. Elle dut se perdre pour laisser les âmes se tourner vers ce que nous offrent les sens et ce que la raison, liée au cerveau physique, peut comprendre par elle-même. C'est ce qui a rendu possible la mentalité scientifique qui règne depuis l'époque de Léonard. L'homme, perdant sa claire vision spirituelle, est devenu, comme on aime à dire, « objectif » à l'égard du monde extérieur et de ce que sa raison peut comprendre par le moyen des sens. Nous nous trouvons de nouveau aujourd'hui à un point tournant de l'histoire de l'histoire, à l'aube d'une époque où l'homme va retrouver l'accès d'une vision spirituelle des choses, et cette fois par le moyen d'une science moderne de l'esprit. Car le développement des sciences naturelles a une double signification : d'abord, doter l'humanité d'un certain trésor scientifique. Depuis l'apparition de Copernic, Képler…, la science n'a cessé d'accomplir une ascension triomphale et elle a pénétré toute la vie pratique aussi bien que la vie des idées. C'est là une des conquêtes de la science, réalisée dans les derniers siècles, depuis l'époque de Léonard. Mais elle a apporté autre chose qui n'a pu venir d'un seul coup et ne se réalise qu'à notre époque. Non seulement on doit à la science naturelle ce qu'on enseigné les observations de Copernic, les recherches de Képler et de Galilée, les données de l'analyse spectrale moderne, etc…, mais on lui doit aussi une certaine éducation de l'âme humaine. Le regard intérieur a appris à se diriger au dehors, vers le monde sensible. Et la science qui s'édifiait ainsi amena avec elle de nouvelles idées, de nouvelles façons de penser. Mais là où elle produit de grandes choses, ce n'est pas par l'expérience sensible qu'elle a été grande, c'est par une toute autre faculté. Nous en avons déjà parlé. A l'époque de Copernic, on s'est précisément confié, en un certain domaine, à l'observation purement sensible. A quoi est-on parvenu ? On avait cru que la Terre était un point fixe au centre de l'univers et que le Soleil tournait autour d'elle, ainsi que les planètes. Copernic vint alors, qui eut le courage de ne pas se fier à l'observation sensible. Il eut le courage de dire que si l'on se fie aux sens, on ne peut pas faire de découvertes empiriques, et qu'on ne parviendra à ces découvertes que si l'on ajoute un raisonnement méthodique à l'observation directe. Les hommes s'engagèrent alors sur ses traces et c'est absolument méconnaître les faits que de croire que la science est parvenue à son élévation actuelle parce qu'elle ne s'est adressée qu'aux sens. Elle a exercé son influence sur les âmes, elle y a déversé ses idées, elle les a éduquées. En dehors de ce qu'elles enseignent, les sciences naturelles donnent une orientation intérieure ; et si une certaine maturité intérieure apparaît aujourd'hui, c'est que ces idées scientifiques n'ont pas seulement été pensées, mais intérieurement vécues et ressenties ; cette maturité pousse tout naturellement l'âme à chercher l'accès d'une science de l'esprit. Mais pour atteindre ce point, il a fallu les siècles qui nous séparent de Léonard. * * * Revenons à celui-ci. L'âme qu'il apporte à son époque a été, dans une existence antérieure, celle d'un de ces grands initiés qui ont scruté à la manière antique les secrets de l'univers. Lorsqu'il vient s'incarner au XVe siècle, il ne peut exprimer entièrement tout ce qui vit en lui ; car on peut bien, dans des incarnations antérieures, s'être familiarisé avec les mystères les plus sublimes, mais il dépend de la nature du nouveau corps que l'on reçoit de pouvoir ou non retrouver la conscience de ce qu'on a jadis connu. Un corps du XVe siècle ne peut pas servir à exprimer les pensées, les sentiments intimes, la capacité de réalisation, acquis par Léonard à des étapes précédentes. Ce qu'il apporte de son passé est une force pure. Venu immédiatement avant l'éclosion des sciences, il était encore comme emprisonné dans son corps, à l'étroit dans la réalité sensible. Le temps venait l'aube était déjà là où l'on allait se diriger vers l'univers uniquement au moyen des sens, où l'on allait penser avec la seule raison liée à l'appareil cérébral. Léonard essaie de toute part de saisir l'esprit, car c'est l'impulsion qu'il avait rapportée de ses vies antérieures. Observons d'abord en lui l'artiste. A l'époque où il vit, l'art s'est entièrement renouvelé relativement à ce qu'il était, par exemple, au temps des Grecs. Essayons de pénétrer dans ce qui pouvait vivre chez un artiste grec travaillant à une statue. Quel sentiment nous vient encore lorsque nous contemplons par exemple la statue de Marc-Aurèle ? Jamais celui qui la créée, comme un Michel-Ange ou un Léonard, fouiller chaque détail, copier à l'infini les formes d'un modèle extérieur. L'admirable cheval de la statue de Marc-Aurèle n'a certes pas été étudié de la même manière que Léonard a pu travailler son cheval pour la statue équestre de François Sforza. Et pourtant, quelle vie dans ces anciennes statues ! Cela vient de ce qu'une âme grecque avait encore le sentiment immédiat de la force créatrice vivant en son corps et baignant de tout son être dans les forces de l'univers. Au temps de l'art grec, on a eu conscience par exemple de toutes les énergies intérieures qui donnent à un bras sa forme ; on se sentait vivre dans le sentiment naturel et intérieur de sa propre forme. Une forme n'était pas contemplée du dehors, mais par une sorte d'identification intime qui permettait de la recréer du dedans, d'en percevoir la naissance. Et c'est ce qu'on peut prouver jusque dans les détails. Il suffit de contempler une statue de femme grecque : elle a été directement ressentie, c'est pourquoi toutes sont représentées à l'âge où la poussée de la croissance se dirige encore du dedans vers le dehors. On a partout l'impression que l'artiste s'est conformé à la nature parce qu'il vivait en elle, parce qu'il était uni à l'esprit de la nature. Ce sentiment d'être uni à l'esprit qui vit et agit en toute chose, il fallait, comme nous l'avons dit plus haut, que les hommes le perdent. Il le fallait, car sinon l'esprit moderne n'aurait pas pu naître. Ce n'est pas une critique à l'égard des temps modernes, mais l'expression d'un fait. Songez à ce travail de Léonard lorsqu'il s'attache à saisir les moindres gestes de la main, les détails d'un animal ou de la physionomie humaine ! Il en est comme si une expérience intérieure vivait en lui, qui ne peut arriver à la pleine conscience. Il y a quelque chose qui vit dans ses formes et les explique, mais Léonard ne peut plus le saisir du dedans. Il se sent comme rejeté de cet « intérieur », qu'il ne saisit plus. Et rien ne peut dès lors le satisfaire. Le voilà seul, dans l'attente d'une conception naturaliste des choses qui n'est pas encore là, qu'il ne peut encore posséder. A chaque page de ses notes jaillissent des idées qu'au cours des trois siècles qui suivent il faudra redécouvrir ; plus d'une même n'a pas encore été retrouvée. Léonard fourmille de ces idées extraordinaires qui chez lui ne se réalisent pas, si ce n'est dans ses oeuvres, dans sa création artistique. Nous ressentons en lui l'impuissance qui accabla nécessairement son âme à cette époque où l'ancienne conception du monde périssait sans que la nouvelle soit encore née. Et pourtant, il portait en lui l'impulsion de l'avenir qui allait remplacer la vue directe interne par une fragmentation de vues de détail ; c'est le temps où toutes les branches de l'activité commencent à se spécialiser. Chez Léonard, elles sont encore unies. Il est à la fois peintre, musicien, philosophe, ingénieur et peut réunir en lui toutes les facultés parce qu'elles lui viennent de son passé. Et il va vers toutes choses, les « touche », mais ne peut plus entrer dedans. Ainsi Léonard est une figure tragique, sous son aspect humain ; au tournant des temps modernes, il prend une signification inouïe. On peut s'en rendre compte soi-même quand on jette un regard sur le reste de sa vie et de ses oeuvres. Les plus admirables demeurent inachevées et ses élèves y ont travaillé. Jusqu'en des tableaux comme le « Saint Jean » ou la « Joconde » qui sont au Louvre, la technique spéciale de la peinture était mauvaise et les couleurs ont perdu leur éclat. Il devient clair que Léonard lui-même ne peut plus rien faire qui le satisfasse. Il est impossible de parler sur les détails de sa peinture sans avoir les tableaux devant soi. Mais si on les approfondit, on verra que Léonard, en tant qu'artiste, est arrivé à des limites. Il n'a pu les franchir et ce qui vivait en son âme n'est même pas arrivé au point où le jour de la conscience l'aurait saisi ; il n'a pas connu ce moment où la lumière se fait dans l'âme au point qu'on en jubile, pour retomber ensuite dans le désespoir parce que cette lumière n'était pas encore assez claire. Léonard n'a même pas connu cela et on assiste avec une tristesse amère à la fin de sa vie : François 1er l'invite dans son château en France, où il passe les trois dernières années de sa vie dans la contemplation spirituelle des secrets de l'existence. Et là, c'est le solitaire, qui au fond ne peut plus rien avoir vraiment en commun avec le monde qui l'entoure et qui a ressenti un contraste immense entre ce qu'il croyait être les profondeurs de l'existence auxquelles l'âme eût donné une forme, et ce que lui-même a laissé au monde dans une oeuvre fragmentaire. * * * Lorsqu'on prend les choses ainsi, on voit en Léonard un homme d'une vie intérieure incroyablement riche. Mais, et c'est là ce qui est émouvant, qu'à-t-il pu en exprimer ? Qu'a-t-il pu transmettre aux hommes en révélations extérieures ? Une partie minime de ce qui vécut en lui. Quelle idée pourrions-nous nous faire de l'ordonnance de la vie s'il fallait croire que l'existence humaine s'exprime entièrement dans ce qui en apparaît au dehors ? Si l'on tenait compte de ce qui vivait en Léonard, des souffrances qu'il a dû endurer, ce qu'il a donné au monde serait disproportionné et sa vie nous semblerait dénuée de sens. Quel contraste insupportable s'il fallait se dire : on ne peut le juger que sur ce qu'il a extériorisé ! Non, ce n'est pas là notre point de vue ! Pour nous, tout ce qu'il a vécu, souffert, connu, donné, tout cela relève d'un autre monde dont la nature est suprasensible. Des hommes comme lui sont avant tout la preuve que tout notre être intérieur vit d'une vie supra-sensible ; c'est sur ce plan que de pareilles existences se réalisent et ce qu'elles donnent au monde extérieur n'est presque qu'un déchet, qu'un débris de leur totalité. Notre impression n'est donc juste que lorsqu'au déroulement de la vie extérieure nous ajoutons le cours d'un vie supra-sensible. Les deux courants s'écoulent parallèlement et des âmes comme celle de Léonard résident surtout dans le supra-sensible ; c'est là qu'elles doivent vivre pour servir d' « agent de liaison » entre ce monde-là et celui-ci. Leur existence n'a de sens que si nous le savons. Ainsi, l'oeuvre de Léonard ne nous révèle qu'une petite partie de lui-même ; le reste s'écoule sur un plan invisible. Et nous le comprenons enfin : pour que la totalité de ses vies qui se succèdent sur Terre révèlent à l'humanité tantôt l'un, tantôt l'autre de ses aspects intérieurs, sous la forme de « Léonard » cette âme a dû n'exprimer physiquement qu'une faible partie de ce qu'elle était. Des êtres de cet ordre sont vraiment des énigmes incarnées. Il ne faut pas prendre d'une manière trop rigoureuse ce que je viens de dire là ; c'est plutôt une indication de la manière dont il faut approcher certaines âmes. Car la science spirituelle n'est pas là pour apporter des théories ! Elle doit de tout son pouvoir pénétrer jusqu'au sentiment vivant en l'homme et y devenir un élixir de vie qui assure un rapport nouveau avec le monde, avec l'existence. Des esprits comme Léonard sont particulièrement désignés pour conduire vers ce nouveau rapport que la science spirituelle nous fait acquérir. Leur existence est mystérieuse, car plus de grandeur spirituelle voulait s'exprimer en eux que leur époque ne le leur permet. En comparaison du passé qu'ils apportent, leur existence actuelle est non seulement de condition modeste, mais d'une extraction semblable à celle de Léonard. D'un père médiocre et d'une mère dont on n'entend plus parler après la naissance de cet enfant naturel, il est confié à des gens ordinaires. Il ne repose que sur lui-même et vit sur ce qu'il apporte de ses vies passées. Les conditions défavorables de sa naissance n'ont pas empêché toute la grandeur contenue en son âme de percer jusqu'au jour. Cette âme est si forte, si universelle que nous pouvons comprendre la description de Goethe : « Bien fait, les traits réguliers, il était comme un modèle d'humanité et comme la perspicacité et la clarté du regard appartiennent au fond à l'intelligence, notre artiste possédait une clarté et une perfection accomplie. » Pour que ces paroles soient absolument applicables à Léonard, c'est au jeune Léonard qu'il faut les appliquer, dans toute sa verdeur, ardent de corps et d'esprit, joyeux de créer, avide de connaître le monde, être accompli, parfait, type humain idéal, fait pour conquérir, plein d'humour, car il en a témoigné dans toutes les occasions de sa vie. Puis tournons encore notre regard vers ce « portrait de lui-même », l'homme vieilli, dont le visage a été creusé par tant d'expériences douloureuses, et dont les traits autour de la bouche expriment toute la disharmonie dans laquelle se trouve le vieillard solitaire, loin de son pays, recueilli par le roi de France, luttant encore avec la connaissance des choses, mais seul, abandonné, incompris, bien qu'aimé par quelques amis qui ne cessèrent pas de l'accompagner. Ainsi nous apparaît cette grandeur de l'esprit, formée à travers bien des souffrances ; elle pénètre en ce corps, lui donne tout d'abord une forme accomplie, puis, désabusée, le quitte. Contemplons ce visage et ressentons le génie même de l'humanité qui, à travers ces yeux, nous regarde. Nous commençons à comprendre alors cette époque, celle de Léonard aux effets crépusculaires, et celle de Copernic, Giordano Bruno, Képler, Galilée, empourprée d'une nouvelle aurore ; nous sentons maintenant quelles limitations, quelles étroitesses la grande âme de Léonard a dû endurer. Nous comprenons l'époque et le grand artiste qui parle à travers tous ces moyens imparfaits, puisqu'il ne peut travailler qu'avec eux. Après tout ce que la science spirituelle nous révèle, scrutant encore une fois ce visage du Vinci, c'est toute l'époque qui nous parle. Ces traits désabusés disent l'histoire de l'esprit humain qui apprend à descendre vers les profondeurs. Il faut s'en rendre compte pour estimer tout le travail nécessaire à l'apparition d'un Képler, d'un Galilée. Seulement alors, nous concevons le respect qu'exigent la marche et l'évolution de l'esprit humain ; l'impression tragique qui se dégage du bûcher de Giordano Bruno a sa réplique dans cette vie de Léonard ballottée entre une ère déclinante et une ère nouvelle, impuissante entre les deux. La grandeur de Léonard ne reçoit toute sa lumière que si nous tenons compte de ce qu'il n'a pas pu réaliser. C'est là toucher un point qui, en matière de conclusion, va résumer ce que nous venons de décrire. C'est dire que l'âme humaine peut être satisfaite, et même transportée, en contemplant quelque chose d'imparfait (bien que ce qui la ravisse le plus ne soit pas la petite mais la grande imperfection), lorsque l'objet de sa contemplation est une oeuvre si grandiose, qu'elle s'épuise dans l'exécution, à cause de sa grandeur même ! Dans ces forces impuissantes qui meurent dans l'acte d'exécution, nous voyons ce qui prépare l'avenir, comme dans les rougeurs du couchant on pressent celles de l'aube. L'évolution humaine doit nous suggérer toujours ce sentiment : quand l'oeuvre qui avait été créée tombe en ruines, sur ces ruines, nous le savons, fleurit toujours une vie nouvelle ! Notes 1. Conférence du 13 février 1913 faite à Berlin parue en français dans « La Science Spirituelle » n°5-6 de mars/avril 1935. - in GA 62 Ergebnisse der Geistesforschung. (14 conférences) 2. Andrea Verrocchio (1435-1488) peintre et sculpteur florentin, dont Léonard devint l'élève à l'âge de quatorze ans, où il côtoiera notamment Sandro Botticelli ou Pérugin. Les treize années de formation intégreront l'apprentissage des mathématiques, de la perspective, de la géométrie et de toutes les sciences d'observation et d'étude du milieu naturel. L'élève s'initiera également à l'architecture et à la sculpture. 3. Ludovic le More Sforza, (1451-1508) - Duc de Milan 4. François 1
![]() | ![]() | ![]() |