Conférence faite à Berlin, le 20 novembre
1913 [1]
On entend constamment faire à la science spirituelle le reproche qu’elle éloigne l’homme de la religion, de la vie et des conceptions religieuses qui lui sont chères et même absolument indispensables. Et pourquoi, dans une certaine mesure, cette crainte ne serait-elle pas justifiée à l’heure actuelle ? La science spirituelle ne serait-elle pas justifiée à l’heure actuelle ? La science spirituelle ne se présente-t-elle pas comme un complément et une réalisation (en prenant ces mots dans leur véritable sens) des sciences naturelles, telles qu’elles se sont développées depuis trois ou quatre siècles ? Or, l’opinion s’est largement répandue que la pensée scientifique et une conception du monde qui s’appuient sur ce qu’on appelle le terrain solide des sciences naturelles, ne peuvent rien avoir à faire avec les données de la religion. Beaucoup de personnes sont d’avis que celui qui s’élève vraiment jusqu’aux sommets où, soi-disant, la science moderne lui permet de monter, doit se libérer de tout ce qu’au cours de l’évolution humaine on a appelé religion. Ayant à notre époque atteint l’âge adulte de l’humanité, nous serions appelés à nous débarrasser des anciens préjugés religieux qui correspondraient à des notions puériles, pour progresser vers une conception, une vision du monde purement scientifique.
Si, de nos jours, on regarde autour de soi, on voit combien cette mentalité est répandue. Et cependant, la phase la plus récente de la vie spirituelle de l’humanité, celle des dernières années du 19e siècle, révèle une autre impulsion.
Certains théologiens qui avaient pour tâche
de sauvegarder le sentiment religieux et de le préserver des dangers
dont ils le croyaient menacé, se sont sentis obligés de le
défendre contre l’assaut de la science moderne. Leur effort
se poursuit encore de nos jours, et nombreux sont les ouvrages qui cherchent
encore à prouver la nécessité d’une vie religieuse
pour l’âme en l’opposant aux prétentions de la pensée
et des conceptions scientifiques.
Prenons par exemple l’école théologique de Ritschl
[2] , dont l’apparition est symptomatique parce qu’elle montre
comment ce qui sommeillaient dans nombre d’âmes s’est exprimé
consciemment dans la personnalité de certains penseurs.
Ritschl est un penseur, un penseur profondément religieux, qui
s’est senti appelé à protéger la religion contre
l’offensive de la connaissance scientifique. Comment s’y prend-t-il ?
Il se dit : « Considérons la science et son développement
au cours des trois ou quatre derniers siècles ; les progrès
qu’elle a faits peu à peu dans la connaissance de la nature
montrent comment la raison humaine a pénétré les secrets
de la matière. Au fond, il est bien évident qu’elles
ont été incapables de saisir l’âme aussi profondément
que peut le faire la religion. »
Aussi Ritschl et ses élèves ont-ils cherché à
donner à la vie religieuse un tout autre fondement. Elle est en danger,
ont-ils pensé, tant qu’on cherche à l’appuyer sur
la connaissance scientifique ; on se heurtera toujours à l’impossibilité
de tirer de cette pensée scientifique de quoi enthousiasmer et nourrir
l’âme humaine ; il faudrait donc, selon eux, renoncer une
fois pour toutes à mêler à la religion ce qui est objet
de connaissance scientifique ; car il y a dans l’âme une
vie intérieure nourrie par la foi, et, si elle reste indépendante
et tout à fait à l’abri d’une invasion de la science,
elle peut se développer, s’enrichir et arriver à des
expériences, à des faits d’ordre intime qui la mettront
en rapport avec ce qui est le véritable contenu de la connaissance
religieuse. Ayant ainsi renoncé à inclure dans sa foi quelque
chose qui, même de loin, ressemblerait à la science, l’âme
peut désormais élargir sa vie intérieure ; elle
sent croître en elle le sentiment d’un rapport avec les origines
divines de l’existence ; elle a l’impression d’être
directement reliée au divin.
Lorsqu’on approfondit l’étude de ces tendances théologiques,
il devient évident aujourd’hui qu’une certaine espèce
de mysticisme édulcoré peut en effet naître dans l’âme
moderne ; mais puisqu’il faut nourrir cette âme de vérités
religieuses, de révélations de la foi, ces théologiens
se voient obligés de les prendre quelque part, pour ne pas la laisser
emprisonnée dans une vie mystique tout à fait bornée.
Alors ils retournent aux vérités de l’Évangile
et laissent ainsi subsister un profond abîme entre la connaissance
des vérités divines par le seul moyen de la foi, et celles
qui viennent de l’extérieur, par la révélation
évangélique. D’après eux, jamais une âme
livrée à ses seules forces ne pourrait arriver à retrouver
en elle-même un contenu identique à celui des Évangiles.
Mais un abîme plus profond encore peut se produire, et les partisans
de cette école étaient eux-mêmes les premiers à
l’admettre, lorsqu’ils disaient que tout homme qui s’abandonne
sans prévention à ce qui jaillit de son âme, peut établir
un certain rapport avec le divin manifesté en lui ; car l’âme
humaine baigne dans un milieu divin, dans un élément spirituel.
Pourtant, tout le monde ne peut pas atteindre
aux expériences intérieures d’un Paul de Tarse ou d’un
Augustin. Il faut donc que ces expériences viennent du dehors. Bref,
au moment où cette école veut parvenir à la connaissance
religieuse par le seul sentiment religieux et à l’exclusion
de toute notion scientifique, au moment où s’efforçant
d’en arriver à une doctrine substantielle, elle veut dépasser
le sentiment vague d’une vie intérieure divine, elle est obligée
de rompre avec ses propres principes si elle veut expliquer sous forme d’idées
comment l’âme est en rapport avec le divin ! L’étude
successive des diverses conceptions religieuses et philosophiques qui se
sont succédé au cours du 19ième
siècle et jusqu’à nos jours, nous ferait aboutir aux
mêmes contradictions. Mais il ressort de cette constatation un fait
caractéristique : dans le domaines des recherches religieuses,
la plupart des penseurs ont eu pour seul but de se faire une idée
de la religion, d’en établir une définition ; au
fond, lorsqu’on passe en revue les résultats auxquels ils sont
parvenus, on ne trouve même pas une explication satisfaisante de ce
qu’est au juste la religion, on ne sait pas comment elle naît
dans l’âme, ni quelles sont les impulsions dont elle découle.
Toute la question, même chez les meilleurs penseurs religieux du 19ième
siècle et de notre époque, est empêtrée dans
le vaste filet de la polémique. Certains prétendent que l’être
humain part d’une espèce de vénération de la nature,
pour retrouver derrière elle le divin et l’y adorer. Pour d’autres,
les besoins religieux proviennent du culte de l’âme. Quand les
hommes ont vu mourir des êtres chers, ils n’ont pu croire que
leur être intime avait disparu ; ils les ont transportés
en imagination dans un monde où ils ont continuer à les honorer.
Culte des aïeux, culte de l’âme, telle serait, selon certains
philosophes, l’origine du sentiment religieux. Puis les hommes seraient
allés plus loin, ils auraient appliqué à la nature se
qu’ils sentaient vivre en eux ; alors que, primitivement, on n’aurait
fait qu’immortaliser les âmes des ancêtres, celles-ci auraient
peu à peu été divinisées, considérées
comme gouvernant les forces cosmiques et naturelles : d’où la
déification de la nature.
Un troisième courant
A l’encontre de chacune de ces théories, il serait facile de montrer en quoi elle ne cadre pas avec ce qu’est vraiment la religion. Mais puisque notre tâche est précisément d’introduire quelque chose de nouveau dans le développement spirituel de l’humanité, cela ne servirait à rien d’entrer en lutte avec toutes ces conceptions qui, au fond, laissent sans réponse la question suivante : Quel rapport y-a-t-il entre la connaissance religieuse et la notion humaine, la personnalité humaine ?
Ma tâche aujourd’hui n’est
donc pas de m’opposer aux enseignements religieux du point de vue de
la science spirituelle, mais de montrer ce que veut cette science et ce que
peut être la religion afin que chacun puisse tirer de cet exposé
une conclusion sur les rapports qu’il y a entre elles.
* * *
La science spirituelle repose sur le fait qu’il
est possible à l’âme de se développer, de se transformer
profondément, de s’élever au-dessus de la vision ordinaire,
de dépasser le point de vue de la science extérieure et de
parvenir ainsi à une manière de connaître tout à
fait particulière. Pour nous l’âme peut effectuer certaines
recherches lorsque, s’étant rendue indépendante du corps
physique, elle acquiert la possibilité d’avoir d’elle-même
et du monde une perception spirituelle ; elle arrive à des visions
qui ne se rapportent pas au monde des sens, mais au monde de l’esprit.
L’investigateur pénètre donc dans le monde spirituel
par les exercices dont nous avons parlé. Il peut alors décrire
les entités et les faits de ce monde spirituel. Cette transformation
s’effectue par étapes successives comme je l’ai exposé
dans « L’Initiation »
[4] . Nous allons aujourd’hui caractériser
ces différentes étapes.
On peut appeler
Un développement plus complet permettra de dire ensuite : « Cette image possède un contenu spirituel ; lorsque je l’ai senti monter dans mon âme, elle m’a révélé une entité ou un fait du monde spirituel. De même que les couleurs extérieures expriment pour moi des objets et des entités perceptibles par les sens, ainsi ce monde d’images peut être considéré comme une révélation du monde spirituel qui s’y déverse. Le reste, je n’ai pas à en tenir compte. On apprend ainsi à envisager ce monde d’images par rapport au monde spirituel, comme l’alphabet par rapport à la lecture ordinaire. Les lettres de l’alphabet ne signifient rien, tant que par l’intelligence on ne sait pas les réunir en mots ayant un sens ; elles ne sont qu’un moyen d’expression. Ainsi les images du monde spirituel ne sont vraiment des manifestations de l’esprit que lorsque l’âme parvient à vivre dans un monde qui se sert de ces images comme les moyens d’expression. Ce ne sont plus alors les images qui importent ; d’ailleurs, elles évoluent et se combinent de la manière la plus variée.
C’est seulement lorsqu’on s’est élevé jusqu’au second degré de la connaissance supérieure, degré que l’on peut appeler celui de la connaissance inspirée, de la connaissance par inspiration , que les idées-images se fondent et deviennent les moyens d’expression d’un monde spirituel, comme les caractères que le typographe prend dans son casier pour composer les mots. Dans la connaissance inspirée, un monde spirituel objectif s’introduit dans les images qu’on est devenu capable de faire vivre en son âme. Cette inspiration ne permet encore d’accéder cependant, qu’à ce qu’on pourrait appeler le côté extérieur des faits et des entités spirituels. Pour pénétrer vraiment dans le monde de l’esprit, il faut plonger dans les choses de ce monde, ne plus faire qu’un avec elles ; c’est-à-dire parvenir au troisième degré de la connaissance spirituelle, à l’ intuition . Car c’est à travers l’imagination, l’inspiration et l’intuition qu’on s’élève dans le domaine de l’esprit. Quand on est parvenu à cette dernière étape, l’âme et l’esprit sont devenus indépendants de tout élément corporel et se confondent selon leur nature avec les entités spirituelles de l’univers.
Tels sont les rapports qui unissent les degrés
de la connaissance supérieure et le monde de l’esprit :
l’âme pénètre dans ce monde, sent qu’elle
se confond avec lui et qu’elle participe à sa vie. C’est
là l’élément caractéristique de la science
spirituelle.
Etant donné ce qu’elle est, demandons-nous maintenant quel
rapport on peut concevoir entre cette science spirituelle et la religion.
Ce rapport se révélera de lui-même quand nous aurons
considéré la totalité de la vie de l’âme,
de la personnalité, telle qu’elle s’insère dans
l’ensemble de l’univers. L’âme se développe
selon une certaine gradation dont je voudrais vous parler maintenant.
Elle ne s’adapte vraiment à la vie qu’en passant par
ce qu’on pourrait appeler quatre degrés successifs. Afin d’éviter
tout malentendu, afin que le mot gradation ne fasse pas naître l’idée
que l’un ou l’autre de ces degrés doivent être considéré
comme plus noble ou plus élevé que les autres, je dis seulement
que dans le développement de l’âme, il faut distinguer
quatre degrés différents dont il n’est pas question de
préciser la valeur respective.
Le premier est celui de l’expérience sensible du monde extérieur.
Ici l’homme est plongé dans le monde tel qu’il est, du
moins matériellement, et l’on ne peut guère concevoir
l’homme, lorqu’il est au degré de l’expérience
sensible, que placé au centre du monde matériel.
A ce sujet, on voit de nos jours des choses bien étranges. Lorsque
ceux qui ont maintenant dépassé la première moitié
de la vie, étaient jeunes et faisaient des études philosophiques,
il allait de soi que, d’une façon ou d’une autre, ils
partageaient cette idée de Kant et de Schopenhauer : « Le
monde est ma représentation. » [5] Or, l’expérience ordinaire ne peut que contredire cette
affirmation. Quand on veut rester dans le domaine des faits, il est bien
évident qu’il faut distinguer entre ce que l’on conçoit
et ce que l’on perçoit. S’il n’y avait aucune différence
entre représentation et perception, si le monde qui nous entoure n’était
que notre représentation, on devrait être aussi bien brûlé
par un morceau de fer à 500°C, qu’on se contenterait d’imaginer,
que par un véritable morceau de fer rougi. Par nos sens, nous sommes
pris dans le courant du monde extérieur. Et de nos jours, on en arrive
à ce que des philosophes comme Bergson [6] , par exemple, cherchent à réhabiliter ce qu’on
appelait « naïveté » dans notre jeunesse.
Le fait de concevoir l’homme comme faisant partie de l’ensemble
du monde matériel était alors considéré comme
un « réalisme naïf ». Bergson cherche maintenant
à prouver (exactement comme si la philosophie commençait avec
lui) que cette manière de voir est la bonne et qu’il faut se
représenter l’être humain qui perçoit par les sens
comme plongé dans le monde des lois physiques.
Voilà donc l’homme situé dans le monde des perceptions
sensibles, et, chose caractéristique, chacun de ses sens perçoit
une image du monde en quelque sorte isolée : il y a un monde
des couleurs et de la lumière, un monde des sons, un monde des différences
caloriques, un monde du dur et du mou, etc. Les divers sens en sont au premier
degré de l’expérience. Directement engagé dans
le monde matériel, dans le monde sensible, nous recevons, par la voie
de la perception, une certaine image du monde. Cette image nous accompagne
à travers la vie ; nous la prenons en nous, agissons sous son
influence ; elle nous gouverne et, en revanche, nous gouvernons par
elle un petit coin du monde. Ainsi, par notre vie sensible, nous sommes incorporés
à l’espace, au déroulement du temps (du moins dans ce
qu’il a de matériel) ; nous sommes un fragment du devenir
universel ; nous ressentant, nous percevant en lui, nous arrivons ainsi
à le percevoir.
Le second degré de ce contact avec le monde pourrait
s’appeler le degré de l’ expérience
esthétique ; peu importe que ce contact
ait lieu sous forme de création ou de jouissance artistique même
superficielle. Si l’on compare cette vie du sentiment artistique avec
l’expérience purement sensible, elle nous apparaît comme
une expérience intérieure
. Lorsqu’on perçoit la lumière et les couleurs, on se
livre, par l’intermédiaire de l’oeil, à la lumière
et aux couleurs ; lorsqu’on perçoit des sons, on se livre,
grâce à l’oreille, au monde des sons ; ainsi l’homme
est livré partiellement au monde extérieur dans lequel plonge
une partie de son être. Il n’en est plus de même ici. Tout
ceux qui ont médité sur la création et la jouissance
artistique, tout ceux qui connaissent le point de vue et le sentiment esthétique,
savent que la sensibilité artistique est à la fois plus intérieure
que la perception sensible, et plus étendue, parce qu’elle dépasse
la simplicité première de la nature humaine. Aussi ne suffit-il
pas au sentiment esthétique que nous voyions un ensemble de couleurs
ou que nous entendions une succession de sons ; à cela doivent
s’ajouter l’enchantement, la joie intérieure. Quand je
ne fais que percevoir, je vois des couleurs et je cherche à me faire
une image d’un objet donné ; quand je regarde d’une
façon artistique, toute ma personnalité entre en jeu. Le contenu
artistique d’un tableau m’émeut tout entier. Joie, sympathie,
antipathie, plaisir, exaltation, me submergent et touchent l’ensemble
de ma personnalité.
Pour une expérience qui devient ainsi d’ordre
intérieur, même lorsqu’elle dépend d’oeuvres
d’art ou de beautés naturelles, une autre partie de la nature
humaine entre en jeu. Quoique, de nos jours, cette notion ne soit guère
admise, quoiqu’il soit interdit de parler de l’existence de cette
autre partie de la nature humaine, c’est pourtant un fait qu’il
faudra reconnaître. L’homme doué d’une perception
organique, sensible, qui laisse venir à lui le cours des faits extérieurs,
les ressent grâce à son corps physique ; mais s’il
se place au point de vue esthétique, ses impressions sont d’un
ordre beaucoup plus intime et tiennent à l’ensemble de son être ;
elles sont dues, à ce qu’on peut appeler son corps
esthétique , son être esthétique
qui n’est lié au aucun organe en particulier, mais qui imprègne
l’homme tout entier, l’homme-unité. Ayant, bien entendu,
le monde sensible comme point de départ, l’homme s’en
libère, par la jouissance artistique. On avait bien plus conscience
de cette libération intérieure à une époque comme
celle de Goethe que de nos jours. Notre époque est celle du matérialisme,
du naturalisme. Elle n’admet pas que dans sa vision artistique l’homme
veuille s’écarter du point de vue extérieur des sens,
de la perception sensible ; c’est pourquoi le naturalisme contemporain
désapprouve une création artistique qui se libère de
cette perception.
Au temps de Goethe et de Schiller, on n’appelait pas « art » ce qui était copie de la nature, simple représentation de ce qui existe ; tout ce qui avait la prétention d’être de l’art devait être saisi et transformé par la vie intérieure de l’homme.
Une autre idée s’ajoutait
à celle-là, et Goethe l’exprime de façon particulièrement
belle lorsque, voyageant à travers l’Italie, il y réalise
son rêve d’étudier l’art antique. Ayant précédemment
acquis la notion du Dieu de Spinoza, il écrit : « Ainsi
que les créations les plus magnifiques de la nature, ces nobles oeuvres
d’art ont été réalisées selon des lois
exactes et naturelles. Tout élément arbitraire et imaginaire
s’écroule : ici, il y a nécessité ;
ici il y a Dieu. » Ailleurs, il dit de même « Le
Beau est une manifestation des lois secrètes de la nature qui, sans
cette révélation, seraient restées éternellement
perdues pour nous. » Ou encore : « Pour l’artiste,
il ne s’agit pas de fantaisie ; c’est par la contemplation
de ce qui a pris corps dans le monde extérieur qu’il pénètre
dans le domaine de l’art. » Voilà pourquoi, Goethe
et Schiller parlent d’une vérité dans l’art et
font un rapprochement entre l’expérience de l’artiste
et celle de l’homme qui avance sur le chemin de la connaissance. Ils
sentent que tout en se séparant de la nature extérieure, l’artiste
se trouve, dans sa vie intérieure, plus près de ce qui vit
et agit spirituellement derrière toutes les manifestations naturelles.
Aussi des hommes comme ceux-là ont-ils la notion d’une vérité
qui s’exprime dans toute contemplation et toute création artistiques.
Goethe explique fort bien que l’art est comme un complément,
une conclusion apportée par l’homme à la nature, car,
dit-il, « du fait que l’homme est placé au sommet
du monde naturel, il se voit lui-même comme une entité naturelle,
dont il doit à son tour faire surgir un sommet. C’est vers ce
but qu’il avance, en se pénétrant de toutes les perfections
et de toutes les vertus, en faisant appel au goût, à l’ordre,
à l’harmonie, à la valeur, jusqu’à ce qu’il
atteigne à la production de l’oeuvre d’art… »
Cela me mènerait trop loin de vous montrer comment, en effet, l’homme
qui se place au point de vue esthétique, tout en s’écartant
du point de vue de la nature extérieure, saisit intérieurement
la vérité ; celui qui est doué d’une sensibilité
artistique peut vraiment, devant un tableau, un drame, une sculpture, ou
une oeuvre d’art musicale, affirmer qu’il y a là une vérité
intérieure ou au contraire un mensonge sans vouloir
dire par là que l’oeuvre d’art est bien ou mal composée,
fidèle ou non à la nature. La notion de vérité
en matière d’art, correspond à une chose profondément
enracinée dans la nature humaine. Dans ce domaine, il y a une vérité
et une erreur qui n’ont aucun rapport avec la copie, bonne ou mauvaise,
du monde extérieur. Pourtant, en se plaçant au point de vue
esthétique, on passe du domaine qu’on appelle d’ordinaire
celui de la réalité dans celui de l’
imagination créatrice , dans un monde d’images.
D’ailleurs, même du point de vue extérieur, ce monde de
l’imagination artistique apparaît déjà comme l’ombre
du monde d’images où pénètre l’investigateur
spirituel mais l’ombre seulement. Les « images »
du chercheur spirituel sont saturées d’une réalité
qui vient d’un monde nouveau. L’imagination artistique se compose
de ce qui se retire de l’observation matérielle, sensible, pour
nouer intérieurement avec l’âme des relations qui ne sont
pas celles du monde extérieur. L’art est donc ce qui élève
l’être humain et qui le libère de sa passivité
à l’égard des impressions qui lui viennent du dehors.
Par l’art, l’homme est délivré du monde sensible
et prend conscience pour la première fois d’une vie intérieure
persistante alors que les perceptions extérieures s’éteignent.
Désormais il sent qu’il fait partie de l’univers, même
s’il se détache du monde dans lequel par son corps il est implanté.
L’état d’âme artistique nous mène graduellement
au sentiment de notre raison d’être, et nous persuade que nous
sommes autre chose que des exilés dans le monde physique. Car c’est
un fait : l’art est comme le reflet du monde de l’ « imagination ».
Celle-ci est remplie d’une vie plus réelle que la création
artistique. Tel est donc le deuxième degré dans l’échelle
du développement de l’âme humaine.
On pourrait caractériser le troisième degré
de cette ascension en disant que l’être humain fait un pas de
plus dans le tréfonds de sa vie intérieure. Avec l’art,
il a passé du dehors au dedans, il s’est libéré
du monde extérieur. Maintenant, il va s’évader complètement
de la vie sensible ; il ne va plus vivre que d’une vie purement
intérieure, et ne plus s’appuyer que sur lui-même. Alors
que dans l’art, dans la création imaginative, il avait beau
être libéré de ses perceptions, il n’en imprégnait
pas moins ses oeuvres, désormais il ne va plus laisser la moindre
impression pénétrer du dehors de lui. Plus éloigné
que jamais du monde sensible, devenu sombre et muet, il n’aurait plus
qu’une vie intérieure tout à fait solitaire et absolument
vide si, répondant à l’aspiration indéfinissable
de son âme, quelque chose ne venait pas de plus haut combler ce vide.
Lorsque nous tendons nos sens vers le monde matériel, il vient à
nous de l’extérieur ; de même, le monde spirituel
vient intérieurement à notre rencontre lorsque, restant attentifs
et éveillés, nous faisons le vide en notre âme. L’expérience
que nous faisons alors est la seule chose qui puisse nous convaincre de notre
véritable humanité, de notre véritable essence intime.
Et ce qui prouve que nous pouvons ainsi recevoir en nous-mêmes quelque
chose qui ne vient pas du monde extérieur, c’est l’existence
du fait religieux à toutes les époques
.
En passant de la perception sensible à la vision artistique, l’homme,
dans la vie normale, en arrive en quelque sorte au fleuve de l’oubli.
Il traverse ce fleuve pour pénétrer dans le domaine de la vie
intérieure. Et ce qui lui vient alors d’un tout autre monde
est de l’ordre de la
J’attire ici votre attention sur quelque chose de très important. Il y a eu, dans l’évolution humaine, des époques pendant lesquelles il aurait paru absurde de dire : « J’éprouve un sentiment, et il n’est pas inspiré par un dieu, par un esprit. » De même qu’aujourd’hui, il paraîtrait absurde qu’un homme de bon sens ne dise pas en touchant de la main un objet brûlant : « Il y a là un objet qui me brûle. » Lorsqu’il s’agit de notre vie intérieure, il est tout aussi légitime de parler d’un monde spirituel qui pénètre en nous, que d’attribuer à un objet brûlant la brûlure dont notre main a souffert. Nous en arrivons maintenant à une idée qui s’éclairera peu à peu , même si nous ne faisons aujourd’hui que la recevoir en notre âme.
De plus en plus, la science répand
l’idée que toutes les perceptions de l’homme ne sont que
le résultat de ses représentations. Il est de mode chez les
savants de dire que ce qu’on perçoit comme couleur n’existe
que dans l’oeil, ce qu’on entend comme son, n’existe que
dans l’oreille, et que partout dans le monde extérieur, il n’y
a que des atomes en mouvement. On nous dit constamment que lorsque nous percevons
une couleur, c’est qu’il se fait devant nous un mouvement ondulatoire
de l’éther selon une vitesse donnée ; dans le monde
extérieur, il n’y a que matière et vibrations !
Il y a bien entendu un manque de logique à admettre l’existence
de la matière en niant celle de la couleur ! Aussi y a-t-il de
nos jours une philosophie dite de l’ « immanence »
qui prétend que tout ce que nous percevons n’est qu’un
monde subjectif. Et on pourrait aller jusqu’à dire (on en arrivera
là un jour) : « Il est certain que par mes yeux, je
perçois la lumière et les couleurs ; mais il m’est
impossible d’en connaître la cause ; il est certain que
par mes oreilles je perçois des sons ; mais il m’est impossible
de savoir ce qui les produit. » Ce que disent ainsi dans le domaine
scientifique ceux qui se croient savants, la plupart des hommes l’applique
depuis des siècles à la vie intérieure, adoptant ainsi
de plus en plus le point de vue matérialiste. Aujourd’hui le
philosophe affirme que la couleur perçue n’existe que dans l’oeil
et que l’on n’en connaît pas la cause ; de même,
la plupart des hommes se disent : « J’ai en moi un
sentiment, mais personne ne peut savoir s’il provient du monde spirituel. »
Par un préjugé centenaire, millénaire même, on
ne voit plus le rapport qu’il y a entre ce qui touche à la vie
intérieure et quelque chose d’objectif qui, dans ce cas, serait
d’ordre spirituel ; de même que certains philosophes n’associent
plus les impressions reçues du monde sensible à des faits réels
de la vie extérieure. Cependant, toute âme humaine a conscience
de plonger par le sentiment dans le monde de l’esprit, dans le courant
de l’expérience spirituelle, comme par la perception des couleurs,
elle a conscience de faire partie du monde sensible et matériel. Pour
une âme vraiment saine, il est aussi absurde de croire que la couleur
naît seulement dans l’oeil que d’affirmer que le sentiment
a sa seule source dans l’âme et n’est pas originaire d’un
monde spirituel extérieur à nous. Or, à ce jugement
sain de l’âme, correspond une troisième partie de la nature
humaine, cette partie dont nous allons montrer qu’elle sort du corps
physique pendant le sommeil, mais qu’elle y est présente à
l’état de veille ; nous la nommons
corps astral .
Les conceptions esthétiques nous parviennent par l’intermédiaire
de notre
Il n’y a rien d’étonnant à ce que surgisse très facilement, des sentiments de négation et de révolte contre ces vérités, ou plutôt contre les expériences religieuses ; car la vie ordinaire de l’homme est ainsi faite, que nous n’avons plus conscience du corps astral quand il se dégage du corps physique pendant le sommeil ; nous ne le percevons que lorsqu’il plonge dans le corps physique et qu’il perçoit par l’intermédiaire des organes des sens. Aussi dans la vie physique, les expériences purement astrales semblent-elles remonter de profondeurs obscures et inconnues.
C’est pourquoi les expériences religieuses semblent émerger des régions enténébrées lorsqu’elles s’insèrent dans la vie courante. Mais quand l’âme s’est assez fortifiée pour pouvoir vivre indépendamment du corps, elle prend conscience de ce qui d’ordinaire reste voilé pendant le sommeil ; la préparation spirituelle permet de pénétrer consciemment dans tout ce qui provient des régions inconnues et obscures de la vie intérieure, et qui se manifeste sous forme d’expérience religieuse. Du point de vue de l’investigateur spirituel les expériences religieuses ont donc leur raison d’être. Tout ce qui reste d’ordinaire inconnu pour l’homme, lorsqu’il retourne au sein de la vie spirituelle après s’être pendant le sommeil séparé de son corps, tout ce dont il aurait l’expérience s’il devenait alors conscient, tout cela, stimulé par la vie extérieure, s’épanouit dans le sentiment religieux. Mais la vision spirituelle contemple (et cela d’une façon directe et très précise) ce qui fait naître le sentiment religieux dans l’inconscient. Ce qui dans la vie journalière est sentiment religieux, devient alors vision spirituelle . Dans le monde sensible où nous vivons avec notre organisme physique, nous sommes non moins plongés dans le monde de l’esprit. Toutefois, en ce monde, l’esprit reste invisible ; les hommes ne vivent pas moins en lui et il serait absurde de ne prendre pour réel que ce qu’on peut voir sur le plan physique. Lorsqu’on a fortifié sa vie intérieure au point de percevoir le spirituel autour de soi, on devient capable de voir les êtres et les faits du monde spirituel qui demeurent sinon invisible dans les profondeurs subconscientes où ils font naître des aspirations religieuses.
Nous voyons ainsi comment l’étude de la religion
dans son essence même, nous entraîne au plus profond de la nature
humaine ; nous pénétrons en somme dans l’élément
subjectif de l’homme. Or, cet élément subjectif étant
infiniment plus complexe que la partie extérieure de la nature humaine,
nous allons comprendre pourquoi ce qui nous vient du monde spirituel va dépendre
de la nature subjective de l’homme, dans une bien plus grande mesure
que la réalité physique ne dépend de la nature extérieure
de cet homme.
Nous savons bien entendu que l’image que nous nous faisons du monde
extérieur se modifie selon que nos yeux voient plus ou moins bien ;
nous savons aussi qu’il y a des gens atteints de daltonisme ;
pourtant les hommes se ressemblent bien plus par leur nature corporelle extérieure
que par leur nature intérieure plus individuelle. Il y a donc des
degrés dans la révélation intérieure et par conséquent
cette révélation ne peut pas prendre la forme d’une doctrine
religieuse unique répandue sur la Terre entière ; le monde
spirituel qui est naturellement le même partout sera en quelque sorte
coloré selon les dispositions, l’état d’esprit
particulier de l’être humain, et il y aura des différences
entre les connaissances humaines, selon les différences de climat,
de race, etc.
Nous voyons donc apparaître sur
toute la surface de la Terre et tout au long de l’évolution
historique, des religions différentes adaptées aux différences
individuelles dans la vie des âmes. Si nous admettons que les confessions
religieuses sont vraiment nuancées selon ces différences dans
la nature humaine, tout en prenant racine dans le même monde spirituel
où tous les hommes plongent par leur corps astral, nous n’avons
pas le droit d’attribuer la vérité à
une seule religion ; nous devons dire que
les différentes religions sont le résultat de ce qui peut surgir
des profondeurs de l’âme humaine et qui provient d’une
certaine révélation du monde spirituel reçue à
travers le corps astral.
L’investigateur spirituel fait maintenant un pas
de plus sur la voie du développement intérieur et parvient
au quatrième degré, celui de l’
intuition . C’est sur ce plan seulement que
les profondeurs de la vie de l’âme se révèlent
à lui dans leur totalité ; il devient tout à fait
indépendant de ses sens physique et vit réellement au sein
du monde spirituel. Il pénètre alors, quelque soit sa constitution
sur terre, dans un monde spirituel intégral. Le fait que nous soyons
constitués de telle ou telle manière, dotés de tels
ou tels sentiments, provient de ce que notre esprit et notre âme sont
unis à notre corps. C’est à cause de cela que nous sommes
individualisés. Mais dans la connaissance spirituelle, nous sommes
indépendants du corps physique. Si l’on arrive à percevoir
pendant qu’on est en dehors de ce corps, c’est un monde spirituel
continu que l’on perçoit, c’est le monde dans lequel passe
l’homme toutes les nuits lorsqu’il s’abandonne au sommeil,
et dont il est d’ordinaire inconscient. L’investigateur spirituel
ayant fortifié en lui certaines facultés, habituellement endormies
chez l’homme, réussit à voir consciemment dans ce monde.
Il voit alors des êtres et les faits spirituels qui réagissent
sur le corps astral de l’homme, mais dont l’essence véritable
ne peut être connue que lorsque le moi de l’homme est devenu
indépendant. Alors on comprend ce qu’ont voulu dire certains
hommes qui, ayant cherché à pénétrer dans ces
profondeurs de l’entité humaine, ont parlé de cette expérience
comme de la plus haute qu’on puisse faire. Goethe, par exemple, dans
son beau poème « Les Mystères »
[7] , a personnifié les différentes
connaissances que l’homme doit aux diverses religions répandues
sur Terre : Douze hommes venant des lieux les plus variés du
monde, de pays, de races, et de climats dissemblables, représentant
aussi des époques différentes, se réunissent dans une
espèce de cloître pour mettre en commun les enseignements de
leurs confessions religieuses respectives ; ils échangent leurs
impressions. Cet échange se fait sous la direction d’un homme,
le treizième, qui nous montre comment, à l’origine des
différentes confessions religieuses, représentées par
ses douze compagnons, il y a une source spirituelle unique, manne merveilleuse
répandue sur toute la Terre, s’y modifiant selon les races et
les époques. Goethe montre d’une façon admirable que
lorsqu’on s’élève jusqu’au véritable
plan spirituel, les éléments vivants de toutes les religions
ne font plus qu’un tout lumineux et homogène. Il semble qu’il
ait ainsi prévu ce qui doit justement s’accomplir pour les différentes
confessions religieuses grâce à la science spirituelle :
leur essence intérieure, leur vérité essentielle sera
révélée, car la science spirituelle appréhende
d’une façon immédiate la réalité dans l’esprit.
En ce qui concerne le christianisme, envisagé du point de vue de
la science spirituelle, il serait intéressant de montrer comment le
contenu des doctrines chrétiennes peut être trouvé dans
le monde spirituel et pourrait même y être découvert à
nouveau en supposant qu’il n’existe plus ni tradition, ni documents !
Supposons pour un instant qu’il n’y ait plus d’Évangile :
l’investigateur spirituel, ne tenant compte d’aucun document
et observant sur le plan spirituel le déroulement de l’histoire,
verrait que l’âme humaine, depuis l’origine jusqu’à
un certain moment de l’époque gréco-latine, poursuit
une évolution descendante. Il constaterait ensuite que, pour que l’évolution
ait pu de nouveau remonter, il a fallut qu’intervint une certaine impulsion,
celle à laquelle nous donnons le nom de
Ainsi, en considérant le progrès graduel
de l’âme par rapport à l’ensemble de la nature humaine,
on voit que l’intuition, la foi, la vision artistique et la perception
sensible, sont des formes de la vie intérieure qui correspondent respectivement
au « je », au corps astral, au corps éthérique,
et au corps physique. Tout l’ensemble de l’organisation humaine
est engagé dans ce développement progressif et c’est
un fait que la présence d’une foi chez l’homme est une
nécessité de la nature. Mais il est non moins vrai que le développement
de l’âme se réalisant ainsi en quatre étapes, on
parvient par l’expérience spirituelle à la vision directe
des sources profondes de la foi. C’est pourquoi une raison impartiale
ne pensera jamais que la science spirituelle puisse être l’ennemie
de la religion, car elle dévoile justement la source originelle de
la connaissance religieuse. C’est elle qui nous montre aussi comment
les différentes confessions viennent toute d’une seule et même
origine spirituelle. Il faut, bien entendu, dire et redire que cette manière
de voir n’a aucun rapport avec les théories arbitraires des
dilettantes qui prétendent que toutes les religions sont égales
et que toutes les confessions se valent. Ces théories n’ont
aucune base logique : l’escargot est un animal et le cerf aussi
est un animal. Chercher partout « l’égalité
», parler d’une égalité abstraite de toutes
les religions c’est simplement faire preuve d’un dilettantisme
philosophico-religieux ; ce qu’il faut, c’est concevoir
le monde comme une évolution. Celui qui a vraiment, du haut du monde
spirituel, une vue générale de l’évolution, voit
comment toutes les confessions religieuses dans leurs différentes
manifestations tendent vers un christianisme qui, en quelque sorte, les embrasse
toutes. Lorsqu’on envisage ces questions du point de vue spirituel,
le christianisme occupe une position unique et ne perd rien de son rôle
civilisateur dans le monde du fait qu’il sorte du monothéisme
juif (il y avait à cela une nécessité).
Pour que cet exposé du rapport qui existe entre l’homme et
les confessions religieuses soit complet, il faut encore ajouter quelque
chose. Notre organisme physique nous incorpore au monde extérieur.
En tant qu’hommes, nous ne pouvons prendre qu’une part très
indirecte aux relations qui existent entre cet organisme et l’ensemble
du monde matériel. C’est sans que nous y participions complètement
que sont réglés nos rapports avec le cosmos. Et lorsque ces
rapports sont faussés, combien peu pouvons-nous pour les rétablir
dans leur état normal par les soins et les médicaments !
Combien nombreux sont les cas où l’homme ne peut exercer aucune
action directe sur le monde extérieur que lui révèlent
les sens. Mais dès qu’il commence à pénétrer
par sa vie intérieure dans le monde spirituel, il va retentir tout
entier à ce qui, de ce monde, descend vers lui. C’est pourquoi
les expériences intérieures ont tout de suite de l’effet,
dès qu’on perçoit le lien qui nous rattache au monde
spirituel. On se sent porté, soutenu, étayé, par ce
cosmos spirituel dont on s’efforce de prendre nettement conscience.
La religion devient alors une expérience intérieure, expérience
toute différente de celle du monde matériel que donne le corps
physique. L’expérience religieuse devient une
La science spirituelle nous dévoile quels sont les faits et les
entités du monde spirituel aptes à être perçus
par le sentiment. En pénétrant dans le domaine de l’esprit
par le moyen de la religion, nous entrons donc dans la vie affective, dans
la région où l’on cherche l’espérance, le
réconfort, la force de se maintenir en équilibre, la sécurité
intérieure. Ainsi, entrer dans le monde spirituel par le détour
de la religion, c’est en somme pour cela choisir la voie du sentiment.
Tout ceci sera évident pour celui qui sait combien il est nécessaire
que l’homme, tout en s’acheminant par la science spirituelle
vers des connaissances, vers un savoir valable pour tous, passe en guise
de préparation à la vision objective de l’esprit, par
une vie sentimentale subjective dont il doit éprouver les joies et
les peines, les désillusions, les espoirs et les craintes.
Certains pourront reprocher à mes enseignements, de manquer de cet élément sentimental qui fait de la religion quelque chose de chaud et de substantiel pour l’âme humaine. Mais celui qui constate les modifications dans la disposition intérieure de l’âme résultant inévitablement d’une étude de la science spirituelle, comprendra que l’investigateur se borne à exposer les faits : le sentiment naîtra ensuite de lui-même. L’investigateur aurait l’impression de manquer de pudeur s’il voulait par sa parole agir d’une façon suggestive sur ses auditeurs, et en quelques sorte capter leurs sentiments. C’est en toute liberté que ces sentiments doivent apparaître. La science spirituelle doit se borner à décrire les choses telles qu’elles se révèlent à l’investigation.
Ainsi l’étude des quatre éléments constitutifs de la nature humaine, de leurs rapports respectifs avec le développement graduel de l’âme, montre que la science spirituelle peut éclairer les bases de la connaissance religieuse. La religion prend racine dans la nature humaine. Une science qui s’élève jusqu’au spirituel, une science vraiment spirituelle ne pourra jamais être l’ennemie du véritable et authentique sentiment religieux qui est indispensable à l’homme. En étudiant en détail les caractéristiques de la science spirituelle, on verra que les objections qu’on lui oppose, aussi bien du côté scientifique que du côté religieux, n’ont aucun fondement. Vous apercevez maintenant quel rapport entre l’ensemble de la nature humaine et le fait religieux, sans que nous ayons soulevé une polémique au sujet d’une confession religieuse en particulier. Ici encore, nous sommes d’accord avec tous ceux qui, au cours de l’évolution, ont pressenti la vérité que dévoile la science spirituelle et ont examiné leurs convictions. Pensons à Goethe et, comme précédemment, évoquons une fois de plus son souvenir. De son temps, il n’y avait pas encore de science spirituelle, au sens exact du terme, et pourtant toute sa mentalité était théosophique, son âme était toute entière tournée vers la recherche de l’esprit. C’est pourquoi il avait le sentiment qu’une science capable d’étudier les choses à fond doit nécessairement atteindre le spirituel, par conséquent se rapprocher de la religion. Il sentait aussi que l’homme qui se libère de la nature extérieure par le moyen de l’art, ne se libère de pourtant pas de l’élément spirituel sur lequel repose cette nature. Il était persuadé que celui qui voit les manifestations du monde à travers la science et l’art, les comprend de la même façon que l’homme religieux pour qui sa vie intérieure est enracinée dans le monde spirituel. Selon l’idée de Goethe, l’homme qui possède la science et l’art, ne peut pas rester irréligieux. Lorsqu’armé d’une véritable connaissance scientifique, on regarde le monde, on apprend à y reconnaître l’esprit, et loin de se sentir détaché du monde spirituel, on le perçoit autour de soi ; l’âme qui parvient à la vérité par le chemin de l’art, prend conscience de cette vérité et devient pieuse peu à peu, c’est-à-dire qu’elle acquiert le sentiment religieux des bases spirituelles du monde. Goethe voyait donc clair dans le domaine de la vie extérieure où, pour celui qui sait vraiment ce qui en est, il est impossible de méconnaître la présence immédiate du divin.
Kant, lui, suppose que ce qu’il appelle « l’impératif
catégorique » est nécessaire à la vie morale
de l’homme : si cet impératif catégorique résonne
dans son âme, l’homme conçoit l’idée du devoir.
Cet impératif provient donc d’un monde auquel l’homme
est étranger. Pour Goethe, il n’en est pas ainsi ; il lui
semble évident que celui qui a la notion du devoir entre en contact
avec Dieu, avec un Dieu qui vit en nous par cette notion du devoir. En concevant
par amour l’idée du devoir. En concevant par amour l’idée
du devoir, on fait l’expérience directe de Dieu dans la vie
morale : tel était le point de vue de Goethe. L’éthique
est pour lui la manifestation immédiate du divin dans le monde. Mais
si, dans la morale, notre âme est capable de pressentir le divin, elle
ne sera pas éloignée de le pressentir dans d’autres domaines.
Pour Kant, la conscience directe du divin était encore une « audacieuse
aventure de la raison ». Mais Goethe répondait à
cela : « Si sur le terrain de la morale, par la croyance
en Dieu, en la vertu, en l’immortalité, nous nous élevons
dans une sphère supérieure, nous rapprochant ainsi de l’Être
primordial, il doit en être de même dans le domaine intellectuel ;
par la vision d’une nature en perpétuelle création, nous
devons pouvoir nous rendre dignes de prendre une part spirituelle à
ses réalisations. Si, tout d’abord inconsciemment et sous l’action
d’une impulsion intérieure, j’ai été conduit
tout droit vers l’image, la notion du type originel, et si j’ai
même réussi à établir une théorie des lois
naturelles, rien ne peut désormais m’empêcher de m’engager
avec courage et avec succès dans cette « aventure de la
raison », dont parle le vieux philosophe de Koenigsberg.
Pour Kant, la perception immédiate d’un monde spirituel était
encore une « aventure de la raison » ; Goethe
en est déjà à vouloir risquer courageusement cette aventure.
Mais il est convaincu qu’on ne peut pénétrer dans le
monde spirituel que par l’adoration et la prière, c’est-à-dire
avec un état d’âme religieux. La véritable religion
ouvre les portes d’entrées du monde spirituel. Goethe affirme
que celui dont l’âme est religieuse de tendance soit scientifique,
soit artistique possède par là même, la possibilité
de connaître le monde spirituel. Et ici la science spirituelle est
d’accord avec Goethe. Les quelques mots par lesquels il a formulé
son opinion s’appliquent aussi à nos considérations d’aujourd’hui,
comme le résumé de ce que, nous pourrions appeler la connaissance
par la foi : Celui qui possède vraiment la science ou l’art
possède aussi la meilleure des préparations à la connaissance
d’un monde spirituel ; mais celui qui n’a ni science, ni
art doit s’efforcer d’allumer dans son âme une aspiration
qui le mènera tout d’abord à l’adoration religieuse ;
par le détour du sentiment religieux, il pourra ensuite s’ouvrir
l’entrée du monde spirituel.
Voilà ce qu’expriment les
vers de Goethe sous une forme précise :
Celui qui possède Science et Art
Possède aussi la Religion ;
Que celui qui n’a ni l’une ni l’autre
Ait au moins la Religion !
[Note 1] Première traduction dans le revue « La Science Spirituelle » numéro 11 de novembre 1938. GA 63 Geisteswissenschaft als Lebensgut. A noter que cette traduction n’est pas intégrale.
[Note 2] Ritschl Albrecht (1822-1889) A partir de 1853 professeur de théologie à Bonn et ensuite à Göttingen.
[Note 3] Représenté notamment par Léopold von Schroeder (Dorpat 1851- Vienne1920), professeur d’indianisme à Vienne.
[Note 4] Rudolf Steiner, « Comment parvient-on à des connaissances des mondes supérieurs ? », 1904/1905
[Note 5] Arthur Schopenhauer, « Le monde en tant que volonté et représentation ».
[Note 6] Henri Bergson, 1859-1941. Professeur de philosophie à Paris.
[Note 7] Goethe, « Die Geheimnisse »
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