Science Spirituelle, Art et Religion

Rudolf Steiner

Conférence faite à Berlin, le 20 novembre 1913 [1]

On entend constamment faire à la science spirituelle le reproche qu’elle éloigne l’homme de la religion, de la vie et des conceptions religieuses qui lui sont chères et même absolument indispensables. Et pourquoi, dans une certaine mesure, cette crainte ne serait-elle pas justifiée à l’heure actuelle ? La science spirituelle ne serait-elle pas justifiée à l’heure actuelle ? La science spirituelle ne se présente-t-elle pas comme un complément et une réalisation (en prenant ces mots dans leur véritable sens) des sciences naturelles, telles qu’elles se sont développées depuis trois ou quatre siècles ? Or, l’opinion s’est largement répandue que la pensée scientifique et une conception du monde qui s’appuient sur ce qu’on appelle le terrain solide des sciences naturelles, ne peuvent rien avoir à faire avec les données de la religion. Beaucoup de personnes sont d’avis que celui qui s’élève vraiment jusqu’aux sommets où, soi-disant, la science moderne lui permet de monter, doit se libérer de tout ce qu’au cours de l’évolution humaine on a appelé religion. Ayant à notre époque atteint l’âge adulte de l’humanité, nous serions appelés à nous débarrasser des anciens préjugés religieux qui correspondraient à des notions puériles, pour progresser vers une conception, une vision du monde purement scientifique.

Si, de nos jours, on regarde autour de soi, on voit combien cette mentalité est répandue. Et cependant, la phase la plus récente de la vie spirituelle de l’humanité, celle des dernières années du 19e siècle, révèle une autre impulsion.

Certains théologiens qui avaient pour tâche de sauvegarder le sentiment religieux et de le préserver des dangers dont ils le croyaient menacé, se sont sentis obligés de le défendre contre l’assaut de la science moderne. Leur effort se poursuit encore de nos jours, et nombreux sont les ouvrages qui cherchent encore à prouver la nécessité d’une vie religieuse pour l’âme en l’opposant aux prétentions de la pensée et des conceptions scientifiques.

Prenons par exemple l’école théologique de Ritschl [2] , dont l’apparition est symptomatique parce qu’elle montre comment ce qui sommeillaient dans nombre d’âmes s’est exprimé consciemment dans la personnalité de certains penseurs.

Ritschl est un penseur, un penseur profondément religieux, qui s’est senti appelé à protéger la religion contre l’offensive de la connaissance scientifique. Comment s’y prend-t-il ? Il se dit : « Considérons la science et son développement au cours des trois ou quatre derniers siècles ; les progrès qu’elle a faits peu à peu dans la connaissance de la nature montrent comment la raison humaine a pénétré les secrets de la matière. Au fond, il est bien évident qu’elles ont été incapables de saisir l’âme aussi profondément que peut le faire la religion. »

Aussi Ritschl et ses élèves ont-ils cherché à donner à la vie religieuse un tout autre fondement. Elle est en danger, ont-ils pensé, tant qu’on cherche à l’appuyer sur la connaissance scientifique ; on se heurtera toujours à l’impossibilité de tirer de cette pensée scientifique de quoi enthousiasmer et nourrir l’âme humaine ; il faudrait donc, selon eux, renoncer une fois pour toutes à mêler à la religion ce qui est objet de connaissance scientifique ; car il y a dans l’âme une vie intérieure nourrie par la foi, et, si elle reste indépendante et tout à fait à l’abri d’une invasion de la science, elle peut se développer, s’enrichir et arriver à des expériences, à des faits d’ordre intime qui la mettront en rapport avec ce qui est le véritable contenu de la connaissance religieuse. Ayant ainsi renoncé à inclure dans sa foi quelque chose qui, même de loin, ressemblerait à la science, l’âme peut désormais élargir sa vie intérieure ; elle sent croître en elle le sentiment d’un rapport avec les origines divines de l’existence ; elle a l’impression d’être directement reliée au divin.

Lorsqu’on approfondit l’étude de ces tendances théologiques, il devient évident aujourd’hui qu’une certaine espèce de mysticisme édulcoré peut en effet naître dans l’âme moderne ; mais puisqu’il faut nourrir cette âme de vérités religieuses, de révélations de la foi, ces théologiens se voient obligés de les prendre quelque part, pour ne pas la laisser emprisonnée dans une vie mystique tout à fait bornée. Alors ils retournent aux vérités de l’Évangile et laissent ainsi subsister un profond abîme entre la connaissance des vérités divines par le seul moyen de la foi, et celles qui viennent de l’extérieur, par la révélation évangélique. D’après eux, jamais une âme livrée à ses seules forces ne pourrait arriver à retrouver en elle-même un contenu identique à celui des Évangiles. Mais un abîme plus profond encore peut se produire, et les partisans de cette école étaient eux-mêmes les premiers à l’admettre, lorsqu’ils disaient que tout homme qui s’abandonne sans prévention à ce qui jaillit de son âme, peut établir un certain rapport avec le divin manifesté en lui ; car l’âme humaine baigne dans un milieu divin, dans un élément spirituel.

Pourtant, tout le monde ne peut pas atteindre aux expériences intérieures d’un Paul de Tarse ou d’un Augustin. Il faut donc que ces expériences viennent du dehors. Bref, au moment où cette école veut parvenir à la connaissance religieuse par le seul sentiment religieux et à l’exclusion de toute notion scientifique, au moment où s’efforçant d’en arriver à une doctrine substantielle, elle veut dépasser le sentiment vague d’une vie intérieure divine, elle est obligée de rompre avec ses propres principes si elle veut expliquer sous forme d’idées comment l’âme est en rapport avec le divin ! L’étude successive des diverses conceptions religieuses et philosophiques qui se sont succédé au cours du 19ième siècle et jusqu’à nos jours, nous ferait aboutir aux mêmes contradictions. Mais il ressort de cette constatation un fait caractéristique : dans le domaines des recherches religieuses, la plupart des penseurs ont eu pour seul but de se faire une idée de la religion, d’en établir une définition ; au fond, lorsqu’on passe en revue les résultats auxquels ils sont parvenus, on ne trouve même pas une explication satisfaisante de ce qu’est au juste la religion, on ne sait pas comment elle naît dans l’âme, ni quelles sont les impulsions dont elle découle. Toute la question, même chez les meilleurs penseurs religieux du 19ième siècle et de notre époque, est empêtrée dans le vaste filet de la polémique. Certains prétendent que l’être humain part d’une espèce de vénération de la nature, pour retrouver derrière elle le divin et l’y adorer. Pour d’autres, les besoins religieux proviennent du culte de l’âme. Quand les hommes ont vu mourir des êtres chers, ils n’ont pu croire que leur être intime avait disparu ; ils les ont transportés en imagination dans un monde où ils ont continuer à les honorer. Culte des aïeux, culte de l’âme, telle serait, selon certains philosophes, l’origine du sentiment religieux. Puis les hommes seraient allés plus loin, ils auraient appliqué à la nature se qu’ils sentaient vivre en eux ; alors que, primitivement, on n’aurait fait qu’immortaliser les âmes des ancêtres, celles-ci auraient peu à peu été divinisées, considérées comme gouvernant les forces cosmiques et naturelles : d’où la déification de la nature.

Un troisième courant [3] prétend (et une affirmation de ce genre a une certaine raison d’être) que dans la nature humaine il y aurait une tendance évidente à admettre, à l’origine de toute espèce de manifestation, l’existence d’une providence, d’une entité bienveillante. D’après cette théorie que confirment, soi-disant, les études sur les peuples primitifs, il faudrait voir dans les différentes religions, l’aboutissement de cette impulsion intérieure.

A l’encontre de chacune de ces théories, il serait facile de montrer en quoi elle ne cadre pas avec ce qu’est vraiment la religion. Mais puisque notre tâche est précisément d’introduire quelque chose de nouveau dans le développement spirituel de l’humanité, cela ne servirait à rien d’entrer en lutte avec toutes ces conceptions qui, au fond, laissent sans réponse la question suivante : Quel rapport y-a-t-il entre la connaissance religieuse et la notion humaine, la personnalité humaine ?

Ma tâche aujourd’hui n’est donc pas de m’opposer aux enseignements religieux du point de vue de la science spirituelle, mais de montrer ce que veut cette science et ce que peut être la religion afin que chacun puisse tirer de cet exposé une conclusion sur les rapports qu’il y a entre elles.

* * *

La science spirituelle repose sur le fait qu’il est possible à l’âme de se développer, de se transformer profondément, de s’élever au-dessus de la vision ordinaire, de dépasser le point de vue de la science extérieure et de parvenir ainsi à une manière de connaître tout à fait particulière. Pour nous l’âme peut effectuer certaines recherches lorsque, s’étant rendue indépendante du corps physique, elle acquiert la possibilité d’avoir d’elle-même et du monde une perception spirituelle ; elle arrive à des visions qui ne se rapportent pas au monde des sens, mais au monde de l’esprit. L’investigateur pénètre donc dans le monde spirituel par les exercices dont nous avons parlé. Il peut alors décrire les entités et les faits de ce monde spirituel. Cette transformation s’effectue par étapes successives comme je l’ai exposé dans « L’Initiation » [4] . Nous allons aujourd’hui caractériser ces différentes étapes.

On peut appeler monde de l’imagination l’ensemble des représentations, des expériences qui sont tout d’abord accessibles à l’âme humaine lorsqu’elle parvient à se libérer du corps par l’intensification des facultés d’attention, de confiance envers le spirituel. Il ne s’agit pas ici d’un monde « imaginaire » mais d’un « monde d’images ». Nous l’appelons ainsi parce que les expériences que fait l’âme lorsqu’elle s’élève au-dessus du monde des sens, émergent en quelque sorte des impressions intérieures pour former un monde d’images, un monde purement spirituel mais parfaitement substantiel. Il serait d’ailleurs inexact de croire que ces images, qui jaillissent de la vie de l’âme, nous renseignent directement sur le monde spirituel lui-même ; leur apparition prouve simplement que l’âme s’est affermie, s’est fortifiée ; sa vie intérieure n’est plus seulement faite de représentations, d’impulsions et de sentiments basés sur les impressions des sens, mais elle a acquis assez de force pour qu’un monde d’images surgisse de son propre sein, et qu’elle puisse y vivre. Ce monde d’images auquel on parvient notamment par un renforcement de ce que, dans la vie ordinaire on appelle l’attention, est avant tout un moyen de pénétrer dans le véritable monde spirituel. Telles que ces images se révèlent, on ne peut encore rien savoir si elles correspondent à une réalité spirituelle ou non : pour cela, il faut que le don de l’âme soit plus total, afin que du monde spirituel, d’une direction toute autre que celle à laquelle l’homme est habitué, un certain contenu vienne remplir ces images.

Un développement plus complet permettra de dire ensuite : « Cette image possède un contenu spirituel ; lorsque je l’ai senti monter dans mon âme, elle m’a révélé une entité ou un fait du monde spirituel. De même que les couleurs extérieures expriment pour moi des objets et des entités perceptibles par les sens, ainsi ce monde d’images peut être considéré comme une révélation du monde spirituel qui s’y déverse. Le reste, je n’ai pas à en tenir compte. On apprend ainsi à envisager ce monde d’images par rapport au monde spirituel, comme l’alphabet par rapport à la lecture ordinaire. Les lettres de l’alphabet ne signifient rien, tant que par l’intelligence on ne sait pas les réunir en mots ayant un sens ; elles ne sont qu’un moyen d’expression. Ainsi les images du monde spirituel ne sont vraiment des manifestations de l’esprit que lorsque l’âme parvient à vivre dans un monde qui se sert de ces images comme les moyens d’expression. Ce ne sont plus alors les images qui importent ; d’ailleurs, elles évoluent et se combinent de la manière la plus variée.

C’est seulement lorsqu’on s’est élevé jusqu’au second degré de la connaissance supérieure, degré que l’on peut appeler celui de la connaissance inspirée, de la connaissance par inspiration , que les idées-images se fondent et deviennent les moyens d’expression d’un monde spirituel, comme les caractères que le typographe prend dans son casier pour composer les mots. Dans la connaissance inspirée, un monde spirituel objectif s’introduit dans les images qu’on est devenu capable de faire vivre en son âme. Cette inspiration ne permet encore d’accéder cependant, qu’à ce qu’on pourrait appeler le côté extérieur des faits et des entités spirituels. Pour pénétrer vraiment dans le monde de l’esprit, il faut plonger dans les choses de ce monde, ne plus faire qu’un avec elles ; c’est-à-dire parvenir au troisième degré de la connaissance spirituelle, à l’ intuition . Car c’est à travers l’imagination, l’inspiration et l’intuition qu’on s’élève dans le domaine de l’esprit. Quand on est parvenu à cette dernière étape, l’âme et l’esprit sont devenus indépendants de tout élément corporel et se confondent selon leur nature avec les entités spirituelles de l’univers.

Tels sont les rapports qui unissent les degrés de la connaissance supérieure et le monde de l’esprit : l’âme pénètre dans ce monde, sent qu’elle se confond avec lui et qu’elle participe à sa vie. C’est là l’élément caractéristique de la science spirituelle.

Etant donné ce qu’elle est, demandons-nous maintenant quel rapport on peut concevoir entre cette science spirituelle et la religion.

Ce rapport se révélera de lui-même quand nous aurons considéré la totalité de la vie de l’âme, de la personnalité, telle qu’elle s’insère dans l’ensemble de l’univers. L’âme se développe selon une certaine gradation dont je voudrais vous parler maintenant.

Elle ne s’adapte vraiment à la vie qu’en passant par ce qu’on pourrait appeler quatre degrés successifs. Afin d’éviter tout malentendu, afin que le mot gradation ne fasse pas naître l’idée que l’un ou l’autre de ces degrés doivent être considéré comme plus noble ou plus élevé que les autres, je dis seulement que dans le développement de l’âme, il faut distinguer quatre degrés différents dont il n’est pas question de préciser la valeur respective.

Le premier est celui de l’expérience sensible du monde extérieur. Ici l’homme est plongé dans le monde tel qu’il est, du moins matériellement, et l’on ne peut guère concevoir l’homme, lorqu’il est au degré de l’expérience sensible, que placé au centre du monde matériel.

A ce sujet, on voit de nos jours des choses bien étranges. Lorsque ceux qui ont maintenant dépassé la première moitié de la vie, étaient jeunes et faisaient des études philosophiques, il allait de soi que, d’une façon ou d’une autre, ils partageaient cette idée de Kant et de Schopenhauer : « Le monde est ma représentation. » [5] Or, l’expérience ordinaire ne peut que contredire cette affirmation. Quand on veut rester dans le domaine des faits, il est bien évident qu’il faut distinguer entre ce que l’on conçoit et ce que l’on perçoit. S’il n’y avait aucune différence entre représentation et perception, si le monde qui nous entoure n’était que notre représentation, on devrait être aussi bien brûlé par un morceau de fer à 500°C, qu’on se contenterait d’imaginer, que par un véritable morceau de fer rougi. Par nos sens, nous sommes pris dans le courant du monde extérieur. Et de nos jours, on en arrive à ce que des philosophes comme Bergson [6] , par exemple, cherchent à réhabiliter ce qu’on appelait « naïveté » dans notre jeunesse. Le fait de concevoir l’homme comme faisant partie de l’ensemble du monde matériel était alors considéré comme un « réalisme naïf ». Bergson cherche maintenant à prouver (exactement comme si la philosophie commençait avec lui) que cette manière de voir est la bonne et qu’il faut se représenter l’être humain qui perçoit par les sens comme plongé dans le monde des lois physiques.

Voilà donc l’homme situé dans le monde des perceptions sensibles, et, chose caractéristique, chacun de ses sens perçoit une image du monde en quelque sorte isolée : il y a un monde des couleurs et de la lumière, un monde des sons, un monde des différences caloriques, un monde du dur et du mou, etc. Les divers sens en sont au premier degré de l’expérience. Directement engagé dans le monde matériel, dans le monde sensible, nous recevons, par la voie de la perception, une certaine image du monde. Cette image nous accompagne à travers la vie ; nous la prenons en nous, agissons sous son influence ; elle nous gouverne et, en revanche, nous gouvernons par elle un petit coin du monde. Ainsi, par notre vie sensible, nous sommes incorporés à l’espace, au déroulement du temps (du moins dans ce qu’il a de matériel) ; nous sommes un fragment du devenir universel ; nous ressentant, nous percevant en lui, nous arrivons ainsi à le percevoir.

Le second degré de ce contact avec le monde pourrait s’appeler le degré de l’ expérience esthétique  ; peu importe que ce contact ait lieu sous forme de création ou de jouissance artistique même superficielle. Si l’on compare cette vie du sentiment artistique avec l’expérience purement sensible, elle nous apparaît comme une expérience intérieure . Lorsqu’on perçoit la lumière et les couleurs, on se livre, par l’intermédiaire de l’oeil, à la lumière et aux couleurs ; lorsqu’on perçoit des sons, on se livre, grâce à l’oreille, au monde des sons ; ainsi l’homme est livré partiellement au monde extérieur dans lequel plonge une partie de son être. Il n’en est plus de même ici. Tout ceux qui ont médité sur la création et la jouissance artistique, tout ceux qui connaissent le point de vue et le sentiment esthétique, savent que la sensibilité artistique est à la fois plus intérieure que la perception sensible, et plus étendue, parce qu’elle dépasse la simplicité première de la nature humaine. Aussi ne suffit-il pas au sentiment esthétique que nous voyions un ensemble de couleurs ou que nous entendions une succession de sons ; à cela doivent s’ajouter l’enchantement, la joie intérieure. Quand je ne fais que percevoir, je vois des couleurs et je cherche à me faire une image d’un objet donné ; quand je regarde d’une façon artistique, toute ma personnalité entre en jeu. Le contenu artistique d’un tableau m’émeut tout entier. Joie, sympathie, antipathie, plaisir, exaltation, me submergent et touchent l’ensemble de ma personnalité.

Pour une expérience qui devient ainsi d’ordre intérieur, même lorsqu’elle dépend d’oeuvres d’art ou de beautés naturelles, une autre partie de la nature humaine entre en jeu. Quoique, de nos jours, cette notion ne soit guère admise, quoiqu’il soit interdit de parler de l’existence de cette autre partie de la nature humaine, c’est pourtant un fait qu’il faudra reconnaître. L’homme doué d’une perception organique, sensible, qui laisse venir à lui le cours des faits extérieurs, les ressent grâce à son corps physique ; mais s’il se place au point de vue esthétique, ses impressions sont d’un ordre beaucoup plus intime et tiennent à l’ensemble de son être ; elles sont dues, à ce qu’on peut appeler son corps esthétique , son être esthétique qui n’est lié au aucun organe en particulier, mais qui imprègne l’homme tout entier, l’homme-unité. Ayant, bien entendu, le monde sensible comme point de départ, l’homme s’en libère, par la jouissance artistique. On avait bien plus conscience de cette libération intérieure à une époque comme celle de Goethe que de nos jours. Notre époque est celle du matérialisme, du naturalisme. Elle n’admet pas que dans sa vision artistique l’homme veuille s’écarter du point de vue extérieur des sens, de la perception sensible ; c’est pourquoi le naturalisme contemporain désapprouve une création artistique qui se libère de cette perception.

Au temps de Goethe et de Schiller, on n’appelait pas « art » ce qui était copie de la nature, simple représentation de ce qui existe ; tout ce qui avait la prétention d’être de l’art devait être saisi et transformé par la vie intérieure de l’homme.

Une autre idée s’ajoutait à celle-là, et Goethe l’exprime de façon particulièrement belle lorsque, voyageant à travers l’Italie, il y réalise son rêve d’étudier l’art antique. Ayant précédemment acquis la notion du Dieu de Spinoza, il écrit : « Ainsi que les créations les plus magnifiques de la nature, ces nobles oeuvres d’art ont été réalisées selon des lois exactes et naturelles. Tout élément arbitraire et imaginaire s’écroule : ici, il y a nécessité ; ici il y a Dieu. » Ailleurs, il dit de même « Le Beau est une manifestation des lois secrètes de la nature qui, sans cette révélation, seraient restées éternellement perdues pour nous. » Ou encore : « Pour l’artiste, il ne s’agit pas de fantaisie ; c’est par la contemplation de ce qui a pris corps dans le monde extérieur qu’il pénètre dans le domaine de l’art. » Voilà pourquoi, Goethe et Schiller parlent d’une vérité dans l’art et font un rapprochement entre l’expérience de l’artiste et celle de l’homme qui avance sur le chemin de la connaissance. Ils sentent que tout en se séparant de la nature extérieure, l’artiste se trouve, dans sa vie intérieure, plus près de ce qui vit et agit spirituellement derrière toutes les manifestations naturelles. Aussi des hommes comme ceux-là ont-ils la notion d’une vérité qui s’exprime dans toute contemplation et toute création artistiques. Goethe explique fort bien que l’art est comme un complément, une conclusion apportée par l’homme à la nature, car, dit-il, « du fait que l’homme est placé au sommet du monde naturel, il se voit lui-même comme une entité naturelle, dont il doit à son tour faire surgir un sommet. C’est vers ce but qu’il avance, en se pénétrant de toutes les perfections et de toutes les vertus, en faisant appel au goût, à l’ordre, à l’harmonie, à la valeur, jusqu’à ce qu’il atteigne à la production de l’oeuvre d’art… » Cela me mènerait trop loin de vous montrer comment, en effet, l’homme qui se place au point de vue esthétique, tout en s’écartant du point de vue de la nature extérieure, saisit intérieurement la vérité ; celui qui est doué d’une sensibilité artistique peut vraiment, devant un tableau, un drame, une sculpture, ou une oeuvre d’art musicale, affirmer qu’il y a là une vérité intérieure – ou au contraire un mensonge – sans vouloir dire par là que l’oeuvre d’art est bien ou mal composée, fidèle ou non à la nature. La notion de vérité en matière d’art, correspond à une chose profondément enracinée dans la nature humaine. Dans ce domaine, il y a une vérité et une erreur qui n’ont aucun rapport avec la copie, bonne ou mauvaise, du monde extérieur. Pourtant, en se plaçant au point de vue esthétique, on passe du domaine qu’on appelle d’ordinaire celui de la réalité dans celui de l’ imagination créatrice , dans un monde d’images. D’ailleurs, même du point de vue extérieur, ce monde de l’imagination artistique apparaît déjà comme l’ombre du monde d’images où pénètre l’investigateur spirituel – mais l’ombre seulement. Les « images » du chercheur spirituel sont saturées d’une réalité qui vient d’un monde nouveau. L’imagination artistique se compose de ce qui se retire de l’observation matérielle, sensible, pour nouer intérieurement avec l’âme des relations qui ne sont pas celles du monde extérieur. L’art est donc ce qui élève l’être humain et qui le libère de sa passivité à l’égard des impressions qui lui viennent du dehors. Par l’art, l’homme est délivré du monde sensible et prend conscience pour la première fois d’une vie intérieure persistante alors que les perceptions extérieures s’éteignent. Désormais il sent qu’il fait partie de l’univers, même s’il se détache du monde dans lequel par son corps il est implanté. L’état d’âme artistique nous mène graduellement au sentiment de notre raison d’être, et nous persuade que nous sommes autre chose que des exilés dans le monde physique. Car c’est un fait : l’art est comme le reflet du monde de l’ « imagination ». Celle-ci est remplie d’une vie plus réelle que la création artistique. – Tel est donc le deuxième degré dans l’échelle du développement de l’âme humaine.

On pourrait caractériser le troisième degré de cette ascension en disant que l’être humain fait un pas de plus dans le tréfonds de sa vie intérieure. Avec l’art, il a passé du dehors au dedans, il s’est libéré du monde extérieur. Maintenant, il va s’évader complètement de la vie sensible ; il ne va plus vivre que d’une vie purement intérieure, et ne plus s’appuyer que sur lui-même. Alors que dans l’art, dans la création imaginative, il avait beau être libéré de ses perceptions, il n’en imprégnait pas moins ses oeuvres, désormais il ne va plus laisser la moindre impression pénétrer du dehors de lui. Plus éloigné que jamais du monde sensible, devenu sombre et muet, il n’aurait plus qu’une vie intérieure tout à fait solitaire et absolument vide si, répondant à l’aspiration indéfinissable de son âme, quelque chose ne venait pas de plus haut combler ce vide. Lorsque nous tendons nos sens vers le monde matériel, il vient à nous de l’extérieur ; de même, le monde spirituel vient intérieurement à notre rencontre lorsque, restant attentifs et éveillés, nous faisons le vide en notre âme. L’expérience que nous faisons alors est la seule chose qui puisse nous convaincre de notre véritable humanité, de notre véritable essence intime. Et ce qui prouve que nous pouvons ainsi recevoir en nous-mêmes quelque chose qui ne vient pas du monde extérieur, c’est l’existence du fait religieux à toutes les époques .

En passant de la perception sensible à la vision artistique, l’homme, dans la vie normale, en arrive en quelque sorte au fleuve de l’oubli. Il traverse ce fleuve pour pénétrer dans le domaine de la vie intérieure. Et ce qui lui vient alors d’un tout autre monde est de l’ordre de la religion . Il apprend ainsi qu’au-delà du monde sensible il y en a un autre qu’on ne peut atteindre ni par les organes des sens, ni même par une élaboration des impressions sensibles analogues à celle qui a lieu dans la création artistique ; si l’âme s’abandonne au pur sentiment intérieur de l’invisible, ce monde de l’au-delà déverse en elle un élément spirituel qu’elle peut désormais porter et assimiler, comme notre corps porte et assimile des éléments de la nature extérieure. Nous ressentons jusqu’à l’évidence que nous sommes un fragment du monde supra-sensible, comme il va de soi qu’une perception colorée présuppose l’existence d’objets réels.

J’attire ici votre attention sur quelque chose de très important. Il y a eu, dans l’évolution humaine, des époques pendant lesquelles il aurait paru absurde de dire : « J’éprouve un sentiment, et il n’est pas inspiré par un dieu, par un esprit. » De même qu’aujourd’hui, il paraîtrait absurde qu’un homme de bon sens ne dise pas en touchant de la main un objet brûlant : « Il y a là un objet qui me brûle. » Lorsqu’il s’agit de notre vie intérieure, il est tout aussi légitime de parler d’un monde spirituel qui pénètre en nous, que d’attribuer à un objet brûlant la brûlure dont notre main a souffert. Nous en arrivons maintenant à une idée qui s’éclairera peu à peu , même si nous ne faisons aujourd’hui que la recevoir en notre âme.

De plus en plus, la science répand l’idée que toutes les perceptions de l’homme ne sont que le résultat de ses représentations. Il est de mode chez les savants de dire que ce qu’on perçoit comme couleur n’existe que dans l’oeil, ce qu’on entend comme son, n’existe que dans l’oreille, et que partout dans le monde extérieur, il n’y a que des atomes en mouvement. On nous dit constamment que lorsque nous percevons une couleur, c’est qu’il se fait devant nous un mouvement ondulatoire de l’éther selon une vitesse donnée ; dans le monde extérieur, il n’y a que matière et vibrations ! Il y a bien entendu un manque de logique à admettre l’existence de la matière en niant celle de la couleur ! Aussi y a-t-il de nos jours une philosophie dite de l’ « immanence » qui prétend que tout ce que nous percevons n’est qu’un monde subjectif. Et on pourrait aller jusqu’à dire (on en arrivera là un jour) : « Il est certain que par mes yeux, je perçois la lumière et les couleurs ; mais il m’est impossible d’en connaître la cause ; il est certain que par mes oreilles je perçois des sons ; mais il m’est impossible de savoir ce qui les produit. » Ce que disent ainsi dans le domaine scientifique ceux qui se croient savants, la plupart des hommes l’applique depuis des siècles à la vie intérieure, adoptant ainsi de plus en plus le point de vue matérialiste. Aujourd’hui le philosophe affirme que la couleur perçue n’existe que dans l’oeil et que l’on n’en connaît pas la cause ; de même, la plupart des hommes se disent : « J’ai en moi un sentiment, mais personne ne peut savoir s’il provient du monde spirituel. » Par un préjugé centenaire, millénaire même, on ne voit plus le rapport qu’il y a entre ce qui touche à la vie intérieure et quelque chose d’objectif qui, dans ce cas, serait d’ordre spirituel ; de même que certains philosophes n’associent plus les impressions reçues du monde sensible à des faits réels de la vie extérieure. Cependant, toute âme humaine a conscience de plonger par le sentiment dans le monde de l’esprit, dans le courant de l’expérience spirituelle, comme par la perception des couleurs, elle a conscience de faire partie du monde sensible et matériel. Pour une âme vraiment saine, il est aussi absurde de croire que la couleur naît seulement dans l’oeil que d’affirmer que le sentiment a sa seule source dans l’âme et n’est pas originaire d’un monde spirituel extérieur à nous. Or, à ce jugement sain de l’âme, correspond une troisième partie de la nature humaine, cette partie dont nous allons montrer qu’elle sort du corps physique pendant le sommeil, mais qu’elle y est présente à l’état de veille ; nous la nommons corps astral .

Les conceptions esthétiques nous parviennent par l’intermédiaire de notre corps éthérique ; la vie de notre corps astral est une vie religieuse (si toutefois nous ne nous laissons pas séduire par l’idée malsaine que le contenu de cette vie vient du néant, si nous savons que nos sentiments proviennent d’un monde spirituel où le corps astral puise). Ce corps astral est, dans notre nature humaine, la partie dont la vie est régie selon des lois religieuses.

Il n’y a rien d’étonnant à ce que surgisse très facilement, des sentiments de négation et de révolte contre ces vérités, ou plutôt contre les expériences religieuses ; car la vie ordinaire de l’homme est ainsi faite, que nous n’avons plus conscience du corps astral quand il se dégage du corps physique pendant le sommeil ; nous ne le percevons que lorsqu’il plonge dans le corps physique et qu’il perçoit par l’intermédiaire des organes des sens. Aussi dans la vie physique, les expériences purement astrales semblent-elles remonter de profondeurs obscures et inconnues.

C’est pourquoi les expériences religieuses semblent émerger des régions enténébrées lorsqu’elles s’insèrent dans la vie courante. Mais quand l’âme s’est assez fortifiée pour pouvoir vivre indépendamment du corps, elle prend conscience de ce qui d’ordinaire reste voilé pendant le sommeil ; la préparation spirituelle permet de pénétrer consciemment dans tout ce qui provient des régions inconnues et obscures de la vie intérieure, et qui se manifeste sous forme d’expérience religieuse. Du point de vue de l’investigateur spirituel les expériences religieuses ont donc leur raison d’être. Tout ce qui reste d’ordinaire inconnu pour l’homme, lorsqu’il retourne au sein de la vie spirituelle après s’être pendant le sommeil séparé de son corps, tout ce dont il aurait l’expérience s’il devenait alors conscient, tout cela, stimulé par la vie extérieure, s’épanouit dans le sentiment religieux. Mais la vision spirituelle contemple (et cela d’une façon directe et très précise) ce qui fait naître le sentiment religieux dans l’inconscient. Ce qui dans la vie journalière est sentiment religieux, devient alors vision spirituelle . Dans le monde sensible où nous vivons avec notre organisme physique, nous sommes non moins plongés dans le monde de l’esprit. Toutefois, en ce monde, l’esprit reste invisible ; les hommes ne vivent pas moins en lui et il serait absurde de ne prendre pour réel que ce qu’on peut voir sur le plan physique. Lorsqu’on a fortifié sa vie intérieure au point de percevoir le spirituel autour de soi, on devient capable de voir les êtres et les faits du monde spirituel qui demeurent sinon invisible dans les profondeurs subconscientes où ils font naître des aspirations religieuses.

Nous voyons ainsi comment l’étude de la religion dans son essence même, nous entraîne au plus profond de la nature humaine ; nous pénétrons en somme dans l’élément subjectif de l’homme. Or, cet élément subjectif étant infiniment plus complexe que la partie extérieure de la nature humaine, nous allons comprendre pourquoi ce qui nous vient du monde spirituel va dépendre de la nature subjective de l’homme, dans une bien plus grande mesure que la réalité physique ne dépend de la nature extérieure de cet homme.

Nous savons bien entendu que l’image que nous nous faisons du monde extérieur se modifie selon que nos yeux voient plus ou moins bien ; nous savons aussi qu’il y a des gens atteints de daltonisme ; pourtant les hommes se ressemblent bien plus par leur nature corporelle extérieure que par leur nature intérieure plus individuelle. Il y a donc des degrés dans la révélation intérieure et par conséquent cette révélation ne peut pas prendre la forme d’une doctrine religieuse unique répandue sur la Terre entière ; le monde spirituel qui est naturellement le même partout sera en quelque sorte coloré selon les dispositions, l’état d’esprit particulier de l’être humain, et il y aura des différences entre les connaissances humaines, selon les différences de climat, de race, etc.

Nous voyons donc apparaître sur toute la surface de la Terre et tout au long de l’évolution historique, des religions différentes adaptées aux différences individuelles dans la vie des âmes. Si nous admettons que les confessions religieuses sont vraiment nuancées selon ces différences dans la nature humaine, tout en prenant racine dans le même monde spirituel où tous les hommes plongent par leur corps astral, nous n’avons pas le droit d’attribuer la vérité à une seule religion ; nous devons dire que les différentes religions sont le résultat de ce qui peut surgir des profondeurs de l’âme humaine et qui provient d’une certaine révélation du monde spirituel reçue à travers le corps astral.

L’investigateur spirituel fait maintenant un pas de plus sur la voie du développement intérieur et parvient au quatrième degré, celui de l’ intuition . C’est sur ce plan seulement que les profondeurs de la vie de l’âme se révèlent à lui dans leur totalité ; il devient tout à fait indépendant de ses sens physique et vit réellement au sein du monde spirituel. Il pénètre alors, quelque soit sa constitution sur terre, dans un monde spirituel intégral. Le fait que nous soyons constitués de telle ou telle manière, dotés de tels ou tels sentiments, provient de ce que notre esprit et notre âme sont unis à notre corps. C’est à cause de cela que nous sommes individualisés. Mais dans la connaissance spirituelle, nous sommes indépendants du corps physique. Si l’on arrive à percevoir pendant qu’on est en dehors de ce corps, c’est un monde spirituel continu que l’on perçoit, c’est le monde dans lequel passe l’homme toutes les nuits lorsqu’il s’abandonne au sommeil, et dont il est d’ordinaire inconscient. L’investigateur spirituel ayant fortifié en lui certaines facultés, habituellement endormies chez l’homme, réussit à voir consciemment dans ce monde. Il voit alors des êtres et les faits spirituels qui réagissent sur le corps astral de l’homme, mais dont l’essence véritable ne peut être connue que lorsque le moi de l’homme est devenu indépendant. Alors on comprend ce qu’ont voulu dire certains hommes qui, ayant cherché à pénétrer dans ces profondeurs de l’entité humaine, ont parlé de cette expérience comme de la plus haute qu’on puisse faire. Goethe, par exemple, dans son beau poème « Les Mystères » [7] , a personnifié les différentes connaissances que l’homme doit aux diverses religions répandues sur Terre : Douze hommes venant des lieux les plus variés du monde, de pays, de races, et de climats dissemblables, représentant aussi des époques différentes, se réunissent dans une espèce de cloître pour mettre en commun les enseignements de leurs confessions religieuses respectives ; ils échangent leurs impressions. Cet échange se fait sous la direction d’un homme, le treizième, qui nous montre comment, à l’origine des différentes confessions religieuses, représentées par ses douze compagnons, il y a une source spirituelle unique, manne merveilleuse répandue sur toute la Terre, s’y modifiant selon les races et les époques. Goethe montre d’une façon admirable que lorsqu’on s’élève jusqu’au véritable plan spirituel, les éléments vivants de toutes les religions ne font plus qu’un tout lumineux et homogène. Il semble qu’il ait ainsi prévu ce qui doit justement s’accomplir pour les différentes confessions religieuses grâce à la science spirituelle : leur essence intérieure, leur vérité essentielle sera révélée, car la science spirituelle appréhende d’une façon immédiate la réalité dans l’esprit.

En ce qui concerne le christianisme, envisagé du point de vue de la science spirituelle, il serait intéressant de montrer comment le contenu des doctrines chrétiennes peut être trouvé dans le monde spirituel et pourrait même y être découvert à nouveau en supposant qu’il n’existe plus ni tradition, ni documents ! Supposons pour un instant qu’il n’y ait plus d’Évangile : l’investigateur spirituel, ne tenant compte d’aucun document et observant sur le plan spirituel le déroulement de l’histoire, verrait que l’âme humaine, depuis l’origine jusqu’à un certain moment de l’époque gréco-latine, poursuit une évolution descendante. Il constaterait ensuite que, pour que l’évolution ait pu de nouveau remonter, il a fallut qu’intervint une certaine impulsion, celle à laquelle nous donnons le nom de christique et qui, ayant agi dans l’évolution humaine une seule et unique fois, en a été en quelque sorte le centre de gravité. Toute la position et la raison d’être de l’entité christique dans le monde se révélerait ainsi à lui. Armé de cette connaissance, il pourrait se tourner vers les documents évangéliques et y retrouver les textes qui montrent comment l’entité christique semble descendre d’une région lointaine pour s’insérer dans l’évolution humaine – ce que révèle la recherche spirituelle lorsqu’elle a pu dépasser l’inspiration, pour atteindre l’intuition. L’unité de la vie religieuse, provenant d’une source unique, s’offre à la vision spirituelle lorsque celle-ci s’élève jusqu’à l’intuition.

Ainsi, en considérant le progrès graduel de l’âme par rapport à l’ensemble de la nature humaine, on voit que l’intuition, la foi, la vision artistique et la perception sensible, sont des formes de la vie intérieure qui correspondent respectivement au « je », au corps astral, au corps éthérique, et au corps physique. Tout l’ensemble de l’organisation humaine est engagé dans ce développement progressif et c’est un fait que la présence d’une foi chez l’homme est une nécessité de la nature. Mais il est non moins vrai que le développement de l’âme se réalisant ainsi en quatre étapes, on parvient par l’expérience spirituelle à la vision directe des sources profondes de la foi. C’est pourquoi une raison impartiale ne pensera jamais que la science spirituelle puisse être l’ennemie de la religion, car elle dévoile justement la source originelle de la connaissance religieuse. C’est elle qui nous montre aussi comment les différentes confessions viennent toute d’une seule et même origine spirituelle. Il faut, bien entendu, dire et redire que cette manière de voir n’a aucun rapport avec les théories arbitraires des dilettantes qui prétendent que toutes les religions sont égales et que toutes les confessions se valent. Ces théories n’ont aucune base logique : l’escargot est un animal et le cerf aussi est un animal. Chercher partout «  l’égalité  », parler d’une égalité abstraite de toutes les religions c’est simplement faire preuve d’un dilettantisme philosophico-religieux ; ce qu’il faut, c’est concevoir le monde comme une évolution. Celui qui a vraiment, du haut du monde spirituel, une vue générale de l’évolution, voit comment toutes les confessions religieuses dans leurs différentes manifestations tendent vers un christianisme qui, en quelque sorte, les embrasse toutes. Lorsqu’on envisage ces questions du point de vue spirituel, le christianisme occupe une position unique et ne perd rien de son rôle civilisateur dans le monde du fait qu’il sorte du monothéisme juif (il y avait à cela une nécessité).

Pour que cet exposé du rapport qui existe entre l’homme et les confessions religieuses soit complet, il faut encore ajouter quelque chose. Notre organisme physique nous incorpore au monde extérieur. En tant qu’hommes, nous ne pouvons prendre qu’une part très indirecte aux relations qui existent entre cet organisme et l’ensemble du monde matériel. C’est sans que nous y participions complètement que sont réglés nos rapports avec le cosmos. Et lorsque ces rapports sont faussés, combien peu pouvons-nous pour les rétablir dans leur état normal par les soins et les médicaments ! Combien nombreux sont les cas où l’homme ne peut exercer aucune action directe sur le monde extérieur que lui révèlent les sens. Mais dès qu’il commence à pénétrer par sa vie intérieure dans le monde spirituel, il va retentir tout entier à ce qui, de ce monde, descend vers lui. C’est pourquoi les expériences intérieures ont tout de suite de l’effet, dès qu’on perçoit le lien qui nous rattache au monde spirituel. On se sent porté, soutenu, étayé, par ce cosmos spirituel dont on s’efforce de prendre nettement conscience. La religion devient alors une expérience intérieure, expérience toute différente de celle du monde matériel que donne le corps physique. L’expérience religieuse devient une destinée intérieure  ; elle se traduit par le respect, la prière, le sentiment intime que la vie spirituelle, dans ses rapports avec le bien et le mal, vient à nous comme une grâce. De sorte que cette vie religieuse se manifeste de préférence chez l’homme par le sentiment  ; on peut bien dire que la religion prend racine dans le sentiment. Mais il faut comprendre pourquoi il en est ainsi.

La science spirituelle nous dévoile quels sont les faits et les entités du monde spirituel aptes à être perçus par le sentiment. En pénétrant dans le domaine de l’esprit par le moyen de la religion, nous entrons donc dans la vie affective, dans la région où l’on cherche l’espérance, le réconfort, la force de se maintenir en équilibre, la sécurité intérieure. Ainsi, entrer dans le monde spirituel par le détour de la religion, c’est en somme pour cela choisir la voie du sentiment. Tout ceci sera évident pour celui qui sait combien il est nécessaire que l’homme, tout en s’acheminant par la science spirituelle vers des connaissances, vers un savoir valable pour tous, passe en guise de préparation à la vision objective de l’esprit, par une vie sentimentale subjective dont il doit éprouver les joies et les peines, les désillusions, les espoirs et les craintes.

Certains pourront reprocher à mes enseignements, de manquer de cet élément sentimental qui fait de la religion quelque chose de chaud et de substantiel pour l’âme humaine. Mais celui qui constate les modifications dans la disposition intérieure de l’âme résultant inévitablement d’une étude de la science spirituelle, comprendra que l’investigateur se borne à exposer les faits : le sentiment naîtra ensuite de lui-même. L’investigateur aurait l’impression de manquer de pudeur s’il voulait par sa parole agir d’une façon suggestive sur ses auditeurs, et en quelques sorte capter leurs sentiments. C’est en toute liberté que ces sentiments doivent apparaître. La science spirituelle doit se borner à décrire les choses telles qu’elles se révèlent à l’investigation.

Ainsi l’étude des quatre éléments constitutifs de la nature humaine, de leurs rapports respectifs avec le développement graduel de l’âme, montre que la science spirituelle peut éclairer les bases de la connaissance religieuse. La religion prend racine dans la nature humaine. Une science qui s’élève jusqu’au spirituel, une science vraiment spirituelle ne pourra jamais être l’ennemie du véritable et authentique sentiment religieux qui est indispensable à l’homme. En étudiant en détail les caractéristiques de la science spirituelle, on verra que les objections qu’on lui oppose, aussi bien du côté scientifique que du côté religieux, n’ont aucun fondement. Vous apercevez maintenant quel rapport entre l’ensemble de la nature humaine et le fait religieux, sans que nous ayons soulevé une polémique au sujet d’une confession religieuse en particulier. Ici encore, nous sommes d’accord avec tous ceux qui, au cours de l’évolution, ont pressenti la vérité que dévoile la science spirituelle et ont examiné leurs convictions. Pensons à Goethe et, comme précédemment, évoquons une fois de plus son souvenir. De son temps, il n’y avait pas encore de science spirituelle, au sens exact du terme, et pourtant toute sa mentalité était théosophique, son âme était toute entière tournée vers la recherche de l’esprit. C’est pourquoi il avait le sentiment qu’une science capable d’étudier les choses à fond doit nécessairement atteindre le spirituel, par conséquent se rapprocher de la religion. Il sentait aussi que l’homme qui se libère de la nature extérieure par le moyen de l’art, ne se libère de pourtant pas de l’élément spirituel sur lequel repose cette nature. Il était persuadé que celui qui voit les manifestations du monde à travers la science et l’art, les comprend de la même façon que l’homme religieux pour qui sa vie intérieure est enracinée dans le monde spirituel. Selon l’idée de Goethe, l’homme qui possède la science et l’art, ne peut pas rester irréligieux. Lorsqu’armé d’une véritable connaissance scientifique, on regarde le monde, on apprend à y reconnaître l’esprit, et loin de se sentir détaché du monde spirituel, on le perçoit autour de soi ; l’âme qui parvient à la vérité par le chemin de l’art, prend conscience de cette vérité et devient pieuse peu à peu, c’est-à-dire qu’elle acquiert le sentiment religieux des bases spirituelles du monde. Goethe voyait donc clair dans le domaine de la vie extérieure où, pour celui qui sait vraiment ce qui en est, il est impossible de méconnaître la présence immédiate du divin.

Kant, lui, suppose que ce qu’il appelle « l’impératif catégorique » est nécessaire à la vie morale de l’homme : si cet impératif catégorique résonne dans son âme, l’homme conçoit l’idée du devoir. Cet impératif provient donc d’un monde auquel l’homme est étranger. Pour Goethe, il n’en est pas ainsi ; il lui semble évident que celui qui a la notion du devoir entre en contact avec Dieu, avec un Dieu qui vit en nous par cette notion du devoir. En concevant par amour l’idée du devoir. En concevant par amour l’idée du devoir, on fait l’expérience directe de Dieu dans la vie morale : tel était le point de vue de Goethe. L’éthique est pour lui la manifestation immédiate du divin dans le monde. Mais si, dans la morale, notre âme est capable de pressentir le divin, elle ne sera pas éloignée de le pressentir dans d’autres domaines. Pour Kant, la conscience directe du divin était encore une « audacieuse aventure de la raison ». Mais Goethe répondait à cela : « Si sur le terrain de la morale, par la croyance en Dieu, en la vertu, en l’immortalité, nous nous élevons dans une sphère supérieure, nous rapprochant ainsi de l’Être primordial, il doit en être de même dans le domaine intellectuel ; par la vision d’une nature en perpétuelle création, nous devons pouvoir nous rendre dignes de prendre une part spirituelle à ses réalisations. Si, tout d’abord inconsciemment et sous l’action d’une impulsion intérieure, j’ai été conduit tout droit vers l’image, la notion du type originel, et si j’ai même réussi à établir une théorie des lois naturelles, rien ne peut désormais m’empêcher de m’engager avec courage et avec succès dans cette « aventure de la raison », dont parle le vieux philosophe de Koenigsberg.

Pour Kant, la perception immédiate d’un monde spirituel était encore une « aventure de la raison » ; Goethe en est déjà à vouloir risquer courageusement cette aventure. Mais il est convaincu qu’on ne peut pénétrer dans le monde spirituel que par l’adoration et la prière, c’est-à-dire avec un état d’âme religieux. La véritable religion ouvre les portes d’entrées du monde spirituel. Goethe affirme que celui dont l’âme est religieuse – de tendance soit scientifique, soit artistique – possède par là même, la possibilité de connaître le monde spirituel. Et ici la science spirituelle est d’accord avec Goethe. Les quelques mots par lesquels il a formulé son opinion s’appliquent aussi à nos considérations d’aujourd’hui, comme le résumé de ce que, nous pourrions appeler la connaissance par la foi : Celui qui possède vraiment la science ou l’art possède aussi la meilleure des préparations à la connaissance d’un monde spirituel ; mais celui qui n’a ni science, ni art doit s’efforcer d’allumer dans son âme une aspiration qui le mènera tout d’abord à l’adoration religieuse ; par le détour du sentiment religieux, il pourra ensuite s’ouvrir l’entrée du monde spirituel.

Voilà ce qu’expriment les vers de Goethe sous une forme précise :

Celui qui possède Science et Art

Possède aussi la Religion ;

Que celui qui n’a ni l’une ni l’autre

Ait au moins la Religion !


Notes

[Note 1] Première traduction dans le revue « La Science Spirituelle » numéro 11 de novembre 1938. – GA 63 – Geisteswissenschaft als Lebensgut. – A noter que cette traduction n’est pas intégrale.

[Note 2] Ritschl Albrecht (1822-1889) – A partir de 1853 professeur de théologie à Bonn et ensuite à Göttingen.

[Note 3] Représenté notamment par Léopold von Schroeder (Dorpat 1851- Vienne1920), professeur d’indianisme à Vienne.

[Note 4] Rudolf Steiner, « Comment parvient-on à des connaissances des mondes supérieurs ? », 1904/1905 

[Note 5] Arthur Schopenhauer, « Le monde en tant que volonté et représentation ».

[Note 6] Henri Bergson, 1859-1941. Professeur de philosophie à Paris.

[Note 7] Goethe, « Die Geheimnisse »


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