Qu'est-ce que l'Anthroposophie?

Une conférence publique de Rudolf Steiner non encore publiée (*)

Comme ce fut le cas dans plusieurs numéros déjà, nous publions de nouveau une conférence de Rudolf Steiner, non encore publiée jusqu'à présent , tirée des archives des Éditions Perseus. Ces idées développées par Steiner devant un public de jeunes universitaires sont particulièrement propres à jeter précisément une lumière sur la relation dans laquelle l'anthroposophie se situe par rapport à la science. Steiner montre que l'anthroposophie ne veut être rien d'autre qu'un complément conséquent des sciences de la nature et qu'à l'aide des mêmes méthodes de recherche rigoureuses qu'on y fait prévaloir, elle se livre à des investigations du suprasensible.

Des opposants de l'anthroposophie, qu'il faut prendre au sérieux, tentent aujourd'hui de lui dénier par principe le caractère d'une science, tandis qu'ils la laissent en même temps et absolument prévaloir de plus en plus comme une conception du monde alternative, de nature mystico-subjective [genre New-Age, ndt]. L'influence de cette opposition "oui & non" - oui à une Anthroposophie en tant que conception du monde mystique et subjective, non par principe, en tant que science - s'étend malheureusement jusqu'à pénétrer sur ces entrefaites les plus hautes élites de la Société Anthroposophique, ce sur quoi nous reviendrons en détail dans le prochain numéro de décembre.

Le texte de base qui a servi à la publication de cette conférence est un document de notes typographiées de 50 pages qui semble avoir été composé à partir d'un sténogramme très précis; c'est la raison pour laquelle le texte reproduit fidèlement le style de la conférence. La publication est intégrale et non modifiée. Au milieu des exposés, il y avait une pause. La conférence s'était achevée par une confrontation en partie très vive sur son contenu. La première partie (jusqu'à la pause) paraît dans ce numéro, la seconde dans paraîtra dans le suivant et la discussion finale sera publié dans un de nos prochains numéros.

La Rédaction de Der Europäer (Thomas Meyer)

(*) Conférence tenue le 11 mai 1922, dans la salle Feurich, à Leipzig sous le titre “ Agnosticisme dans la science et l'anthroposophie ”.


Première partie

Très honorables amis ici présents!

Accordez-moi la liberté tout d'abord d'exprimer ici mes remerciements les plus chaleureux à l' Alliance pour le travail universitaire anthroposophique , de m'avoir donné l'occasion d'évoquer, dans une conférence ayant vocation d'informer, la relation entre certains traits distinctifs scientifiques actuels et l'Anthroposophie. Je dois en outre vous adresser la prière, de bien vouloir tenir compte aujourd'hui justement, du fait que dans une première conférence d'information, une difficulté se présente, puisqu'en effet, il va de soi que beaucoup de ce qui serait à dire précisément sur un sujet aussi vaste, ne peut être qu'ébauché ici et que pour cette raison même on ne peut nécessairement donner que des impulsions qui auront besoin d'autres développements ultérieurs, et qu'on devra donc abandonner maintes questions qui naturellement ne manqueront pas de s'amonceler.

Précisément aussi certaines difficultés se présentent sur le thème d'aujourd'hui, eu égard à ce qui se rapporte aux faits. La première consiste en effet dans le fait qu'aujourd'hui, au sein des plus vastes milieux, justement lorsqu'on veut parler du thème de la relation de la science à l'anthroposophie, un préjugé surgit aussitôt, à maint égard effectivement très largement répandu, selon lequel l'Anthroposophie, qu'on a dans l'esprit ici, voudrait se placer en quelque opposition que ce soit à la science, telle que celle-ci s'est développée jusqu'à présent dans l'histoire de l'humanité au long de ces derniers siècles et telle qu'elle a atteint effectivement son apogée au dernier tiers du 19 ème siècle, au moins en ce qui concerne sa manière de penser et sa méthodologie. Mais cela n'est absolument et vraiment pas du tout le cas qu'une telle opposition se présente, car l'anthroposophie qu'on a dans l'esprit ici, s'efforce justement de mettre en valeur les meilleurs fondements essentiels du vouloir scientifique des temps modernes et elle s'évertue à faire valoir ce qu'on doit présumer de la perception humaine immédiate, de la disposition humaine à l'esprit scientifique, pour faire prévaloir au sens le plus élevé la reconnaissance de la science en usage afin d'en parachever le contenu.

Car au sujet de ce développement à poursuivre, on découvre justement qu'à partir des fondations assurées par la forme scientifique du penser, pourvu qu'on la comprenne correctement et qu'on ne suive pas simplement sa logique, mais qu'on s'attache à ses conséquences vivantes, on tombe alors sur un chemin qui mène vers ces domaines suprasensibles de l'existence universelle, avec lesquels l'entité humaine doit se sentir reliée, précisément dans ses fondements éternels, si bien qu'au travers d'une certaine relation, simplement par la continuation des principes en vigueur dans la science, on doit trouver par l'Anthroposophie l'accès aux domaines suprasensibles.

Naturellement, si je dois m'exprimer dans votre cercle sur la relation entre l'anthroposophie et la science, j'aurai à m'exprimer de façon à ce que, pour ainsi dire, vous ne sortiez pas de ce à quoi vous êtes habitués à connaître, en tant que conscience scientifique et façon de penser en oeuvre dans la science. Mais je n'aurai effectivement pas à m'exprimer en quelque sorte sur la stabilité de l'édifice scientifique du présent, comme j'aurai à présumer que parmi vous, honorables condisciples, qui appartenez aux domaines les plus variés de la science, je ne pourrai naturellement pas aller au devant de vos exigences particulières et que beaucoup de choses, dont on peut dire pourtant qu'on ne les conçoit pas ici de façon abstraite, doivent se mouvoir à des hauteurs en ayant l'air d'abstractions, si bien qu'éventuellement de ce que j'aurai à dire, pour les domaines isolés, chacun en particulier n'aura qu'à en tirer ses propres conséquences.

Agnosticisme est effectivement un mot qui est aujourd'hui moins souvent exprimé, mais qui caractérise quelque chose qui dépend absolument des fondements de notre forme de penser scientifique. C'est en effet cet agnosticisme, dirais-je, en tant que légitimant la façon scientifique de penser, ou pour mieux dire, la forme philosophique du penser, qui a été fondé par des personnalités comme Herbert Spenser. C'est aussi par lui que ce terme a été de préférence employé, et si nous voulons chercher - dirais-je - la définition de l'agnosticisme, alors nous devons la chercher chez lui.

Mais en tant que fondement, en tant que tonalité fondamentale de la pensée scientifique, il existe bel et bien cet agnosticisme dans les domaines cognitifs les plus variés du temps présent. Si l'on doit d'abord dire de manière totalement abstraite ce qu'on entend par agnosticisme, alors on peut dire à peu près ce qui suit: on légitime les méthodes scientifiques, qui se sont façonnées dans leur certitude au siècle dernier, on pratique avec elles une science conforme aux faits, comme nous devons l'exercer aujourd'hui effectivement dans certains domaines, par l'observation, par l'expérience, et par ce qui est aussi bien élaboration de l'expérience qu'observation, considéré du point de vue des idées.

En exerçant une science de cette manière - et je fais bien observer qu'elles est absolument justifiée aujourd'hui pour certains domaines - en exerçant une science de cette manière, on en arrive à se dire: certes, par ces sciences on parvient à beaucoup de choses touchant à la connaissance de l'ensemble des lois reposant au fondement de l'univers. On s'efforce ensuite aussi d'étendre à l'être humain lui-même ce qui a été incorporé de cette manière comme lois générales, pour acquérir ainsi ce que désire finalement posséder chacun en connaissance, s'il porte une pensée saine en lui, à savoir une représentation de la situation de l'être humain au sein de la totalité de l'univers, de la vocation de l'homme dans l'univers.

Mais ensuite, si l'on exerce l'activité scientifique directement de cette façon, on en vient simplement au cours de son déroulement même à se dire: oui, en effet, on découvre cet ensemble de lois, mais cet ensemble ne se réfère véritablement qu'à la récapitulation des phénomènes extérieurs, tels qu'ils sont donnés aux sens, ou bien tels qu'éventuellement, lorsqu'ils ne sont pas donnés aux sens, ils peuvent être inférés sur de la base du matériel qui résulte de l'observation sensible. Mais, ce que l'on apprend de cette façon sur la nature et sur l'être humain, on ne peut jamais l'étendre à ces domaines, qui ont été considérés sous des formes anciennes de la connaissance humaine, comme les fondements suprasensibles de l'univers, avec lesquels son essence la plus profonde, et donc également celle de l'être humain, son entité éternelle, si vous m'autorisez à l'appeler ainsi, doit pourtant bien se trouver dans un certain rapport.

On en vient donc, directement par la manière scientifique de considérer les choses, à reconnaître ce qui est scientifiquement inconnaissable, on parvient à certaines limites de l'investigation scientifique, on en vient tout au plus à se dire, l'âme humaine, l'essence spirituelle intérieure de l'être humain, doit être en rapport avec quelque chose qui ne se laisse pas atteindre par cette science seule. Ce qui est donc ainsi en rapport avec cette essence, n'est tout simplement pas à rechercher par la science, cela appartient au domaine de l'inconnaissable. On ne se trouve plus devant le gnosticisme, mais devant l'agnosticisme, et avec cela la vie spirituelle actuelle, justement à cause de son esprit scientifique, s'est mise dans une certaine opposition, dirons-nous, par rapport à ce qui existait encore environ à l'époque où les sentiments cognitifs et le gnosticisme ont été appelés Gnose.

À0 présent, ce qui est ici défendu comme Anthroposophie, n'est absolument pas, comme beaucoup le croient, un réchauffage de l'ancienne Gnose - qui ne peut plus ressusciter, qui était née de la forme du penser de son époque, de la totalité de la science de son temps, si je peux l'appeler ainsi. Nous nous trouvons aujourd'hui dans une époque qui, après le passage de grandes personnalités humaines et leurs apports, après Copernic, après Galilée - et même si je n'en cite pas beaucoup d'autres -, nous nous trouvons donc à une époque dans laquelle, si nous voulons fonder une science de manière suprasensible, nous avons à tenir compte de ce qui a été amené par de tels esprits, tels que ceux cités et leurs semblables, dans l'évolution de l'humanité; et en exprimant tout simplement cela, on déclare implicitement qu'il est impossible de se placer dans la manière de voir de la Gnose, qui n'avait naturellement rien de la science moderne, et donc de se placer dans le point de vue de la Gnose. Mais on doit encore faire allusion au fait que ce point de vue gnostique était justement, à certains égards, le contraire de ce qui apparaît aujourd'hui comme la note fondamentale de l'esprit scientifique, que cette manière de voir gnostique était celle qui est parfaitement possible à l'homme, lorsqu'il se sert de son intériorité, lorsqu'il fait usage des forces de connaissances qui ne sont pas utilisées dans la vie ordinaire, pour s'élever et pénétrer les domaines suprasensibles et y trouver ce qui n'est pas religion, en vérité, mais qui peut être aussi une base de connaissance de la vie religieuse.

Eh bien, mes honorables amis ici présents, nous parviendrons le plus facilement à une bonne intelligence sur ce que j'ai à dire aujourd'hui, dans cette conférence d'information, si je vous rappelle tout d'abord ce qui est universellement connu, mais qui peut renvoyer à cette mutation que le processus cognitif a traversée au cours de l'évolution de l'humanité.

Vous savez tous en effet quelle transformation, simplement relative à la vie scientifique extérieure, la philosophie a traversée. La philosophie englobe à vrai dire aujourd'hui encore, toute l'étendue de ce qu'était la connaissance scientifique. La philosophie était simplement, en tant qu'activité humaine, quelque chose sur quoi son nom renvoie déjà avec un certain droit, la philosophie était quelque chose qui s'épanchait uniquement de l'intellect humain, qui ne s'écoulait pas non plus de l'observation et de l'expérience, quoique la philosophie s'étendît sur les résultats auxquels l'intellect, l'observation, et aussi l'expérience primitive pouvaient arriver, la philosophie s'était réellement quelque chose qui provenait à un degré bien plus élevé que notre science actuelle - et de nouveau de manière parfaitement justifiée - quelque chose qui provenait à un degré bien plus élevé de la totalité de l'être humain (soulignement du traducteur). La philosophie entra dans le monde à partir d'une certaine relation avec le coeur et le sentiment de l'homme, et l'on ne doutait pas, à l'époque qui a donné à la philosophie son nom, que l'être humain pût parvenir à une certaine objectivité dans la connaissance, alors qu'il ne recherchait pas ses connaissances uniquement à partir de l'expérience, de l'observation et de l'intellect, mais qu'il se servait d'autres forces - forces, qui sont à désigner avec les mêmes mots, par lesquels nous pouvons caractériser "l'amour" de quelque chose - lorsqu'il se servait de ces forces-là, de ces forces de l'amour.

Et la philosophie englobe effectivement aussi à l'époque grecque tout ce qu'aujourd'hui nous embrassons dans la connaissance de la nature. De l'aspiration philosophique s'est pourtant développé au cours des siècle ce que nous avons aujourd'hui comme connaissances de la nature. Mais cette connaissance de la nature, elle a traversé une mutation inouïe dans les Temps modernes, un changement qui a d'abord fait d'elle une base fondamentale pour la pratique de vie dans le domaine de la technique, cette technique que nous avons aujourd'hui en face de nous dans notre vie.

Car celui qui laisse errer son regard sur la vie scientifique du temps présent, doit pourtant se dire que ce qu'a produit particulièrement de grand la science de ces temps derniers, c'est ce qui a pu à présent aussi jeter les bases de la vie pratique dans la technique. Notre science est finalement devenue ce qu'exprime une parole de Kant - je cite volontiers Kant lorsqu'il a exprimé quelque chose, que j'apprécie aussi, bien que je confesse absolument partout que je suis un opposant de Kant dans beaucoup de domaines - ce que Kant a voulu signifier donc, en disant que dans la science on ne trouve qu'autant de connaissance véritable qu'il y a de mathématiques en son sein. Je voudrais dire que dans la pratique scientifique, pour préciser, dans la pratique des sciences naturelles, on admet cela de plus en plus.

Nous exerçons aujourd'hui les sciences naturelles en étant conscients que nous relions quelque chose que nous reconnaissons dans l'espace et le temps au moyen de l'observation et par l'expérience, avec ce que les mathématiques nous laissent discerner au moyen d'une pure perception intuitive intérieure [satisfaisant au principe d'intersubjectivité, c'est-à-dire que la perception intérieure en question est la même pour tout homme parvenu à ce niveau intellectuel, ndt], et c'est justement par ce moyen que nous nous sentons dans la certitude scientifique, que nous sommes en état pour ainsi dire d'unir intimement quelque chose comme les mathématiques, qui sont à ce point connaissances intérieures, expériences intérieures humaines, avec ce que l'observation et l'expérience nous donnent. Par le fait que nous embrassons par la certitude mathématique, qui nous est donnée au sein de notre pure vie intérieure, ce qui nous vient de l'extérieur, nous sentons que nous nous trouvons dans une connexion avec cet extérieur au sein du processus cognitif, cela nous suffit donc pour ressentir un certitude scientifique.

Et ainsi avons-nous de plus en plus réussi, en partant directement des hypothèses de sciences naturelles, à y voir l'exactitude des méthodes scientifiques, au point que nous justifions ce que nous faisons dans notre travail scientifique par les mathématiques.

Pourquoi faisons-nous cela? Pourquoi nous faisons cela, eh bien, cela repose à proprement parler, mes très honorables amis ici présents, mes chers condisciples, cela repose à vrai dire dans ce que je viens tout juste de dire, à savoir qu'en nous livrant aux mathématiques, nous avons purement et simplement constater la vérité de notre propre expérience de vie de l'âme, que nous restons totalement en nous-mêmes, dans notre vie intérieure.

Je crois que ceux qui se sont livrés tout spécialement aux études de mathématiques, me donneront raison si j'affirme ceci: eu égard à la vie intérieure, l'exercice des mathématiques, s'adonner aux mathématiques, est une des activités qui peut donner beaucoup plus de satisfactions, beaucoup plus que tout autre activité à laquelle je pourrais me livrer, à partir de mes facultés intérieures et mes prédispositions, par pure enthousiasme, dirais-je, une activité qui peut donc me donner beaucoup plus de satisfactions que tout autres connaissances du monde extérieur, simplement pour la raison que nous nous sentons immédiatement reliés pas à pas avec ce qu'on obtient en résultats scientifiques, et que l'on est ensuite en état de relier ce qui vient de l'extérieur avec ce que l'on connaît de la totalité de l'édifice, l'édifice entier que l'on a soi-même bâti, ainsi se ressent-on justement au sein de ce qui surgit finalement de l'union intime des données extérieures avec le travail mathématique au sein des méthodes scientifiques, si bien que l'on sent que l'on peut ainsi prendre pied sur une base sûre.

C'est pourquoi, donc parce que notre science nous a accordé la liberté de relier l'extérieur avec ce qui est vécu intérieurement dans les mathématiques, c'est la raison pour laquelle nous reconnaissons ces méthodes scientifiques dans la mesure où, au sens de Kant, il y a des mathématiques dedans.

Eh bien, très honorables amis ici présents, avec cela le chemin est en même temps ouvert pour une conception toute particulière de la vision scientifique du monde et cette conception de la façon de voir le monde, elle est justement suivie dans toutes ses conséquences par l'investigation anthroposophique. Car qu'est-ce qui repose déjà à la base d'une telle conception de notre cognition scientifique, à laquelle nous sommes parvenus? Il s'y trouve la reconnaissance du fait que nous voulons perfectionner notre pensée, et, en la cultivant intérieurement, parvenir à une certitude, et puis ensuite l'employer pour suivre les phénomènes extérieurs et les faits extérieurs conformément à leurs lois.

Eh bien ce principe, l'Anthroposophie le suit dans le domaine où elle est appropriée à le faire, en se livrant à ce que je voudrais appeler le pur phénoménisme relativement à un certain domaine des sciences naturelles extérieures, qui se rapporte à la mécanique, la physique, la chimie, ce qui touche à tout ce qui ne pénètre pas d'abord jusqu'au vivant. Au sens le plus extrême, nous nous en tenons avec ce phénoménisme aux domaines qui reposent sur l'absence de vie, mais nous verrons aussitôt dans quelle mesure il doit être compléter par quelque chose d'essentiellement différent.

Il faut dire que l'on en vient peu à peu, en rendant justement présent à l'esprit la relation mathématique avec le monde extérieur, on en vient peu à peu à se dire que le penser ne peut avoir qu'un caractère auxiliaire, surtout en premier lieu pour les sciences inorganiques, et que nous ne sommes jamais en droit d'apporter nous-mêmes quelques chose dans le monde à partir de nos idées, si nous voulons avoir une science pure. Mais cela conduit à ce qu'on peut appeler phénoménisme, qu'à sa façon - et même s'il peut être souvent critiqué à ce sujet dans les détails - qu'à sa façon Goethe a suivi le plus purement.

Qu'est-ce que ce phénoménisme? Il consiste à ce que l'on comprenne purement les phénomènes, peu importe que ce soit par l'observation ou l'expérience, tels qu'ils résultent en tombant sous les sens et à ce que l'on utilise le penser uniquement pour considérer les phénomènes dans une certaine interdépendance, à les ranger les uns à côté des autres et parvenir ainsi à ce que les phénomènes eux-mêmes s'éclaircissent.

Mais pour cela, on exclut d'abord de la science naturelle pure tout ce qui se conçoit comme des hypothèses, et qui n'est pas simplement constructions auxiliaires, mais qui interprète des hypothèses, comme si elles pouvaient donner quelque connaissance sur le réel. Si on en reste au pur phénoménisme. On est bien sûr en droit d'admettre ce que les gens établissent avec cela de l'observation ou de l'expérience elle-même, telle une structure atomique par exemple, que ce soit dans le monde matériel ou dans le monde des forces, mais on ne laisse prévaloir cette tendance à la structure atomique que dans la mesure où l'on peut la suivre à la manière d'un phénomène, où l'on peut la décrire comme un phénomène.

La conception scientifique qui construit une atomistique n'observe pas ce principe; elle constate effectivement derrière les phénomènes que l'on peut suivre par les sens, que le phénomène ne peut plus dès lors lui-même être concrètement suivi dans le monde, par exemple dans l'instant où l'on ne suit plus le monde des couleurs, qui est étalé devant nous, où l'on ne range plus le phénomène chromatique lui-même par rapport à un autre phénomène chromatique, pour parvenir ainsi à une relation d'interdépendance inhérente à la chromatique, conformément à une loi propre à la chromatique, et quand du phénomène on passe à quelque chose qui lui serait sous-jacent, qui ne peut même pas être quelque chose comme une simple construction auxiliaire, mais qui est censé établir le réel, lorsque pour cela on fait un saut [rupture épistémologique, ndt] pour admettre des mouvements oscillatoires ou autres choses semblables dans l'éther, alors on étend le penser au-dessus du phénomène et, pour ainsi dire, on traverse le tapis des sens à partir d'une certaine paresse du penser et que l'on statue derrière le tapis des sens des sortes d'atomes tourbillonnants ou choses semblables, ce pour quoi il ne se présente plus dès lors d'occasion pour un penser qui, se comprenant lui-même, ne veut servir qu'à la mise en ordre des phénomènes les uns à côté des autres, pour saisir l'interdépendance immanente de ceux-ci conformément à leurs lois, car il ne peut plus signifier quoi que ce soit vis-à-vis du monde sensible extérieur en rapport avec ce qui trouverait derrière le monde des sens.

L'anthroposophie tire donc les dernières conséquences vers lesquelles on tend dans les sciences naturelles modernes. Nous sommes parvenus ces derniers temps dans les sciences naturelles dans une haute mesure à un perfectionnement de ce phénoménisme, encore peu admis, mais utilisé dans la pratique, en ne se souciant simplement pas des mondes atomiques hypothétiques et en restant à l'intérieur du phénomène.

Mais cela entraîne effectivement une conséquence tout à fait précise, quand on reste à l'intérieur du phénomène, cela a pour conséquence qu'on doit nécessairement en venir à l'agnosticisme; que, mes honorables amis ici présents, de la manière dont par le penser on range simplement les phénomènes les uns par rapport aux autres, on met de l'ordre dans les phénomènes, on n'en vient jamais avec cet ordre, avec cette suite de lois conformes, à l'être humain lui-même, et c'est là la chose singulière que l'on doit simplement et ouvertement admettre: on ne peut pas, si on tire à bon droit les conséquences ultimes de la science naturelle moderne, si on va jusqu'au phénoménisme pur, si on n'échafaude pas d'hypothèses conceptuelles injustifiées derrière le tapis du monde sensible, on ne plus parvenir à rien d'autre que l'agnosticisme. Cet agnosticisme est cependant pour la connaissance quelque chose de tout autre que ce qu'attend à proprement parler l'humanité de la connaissance au sein de son parcours évolutif, au sein de son histoire, quelque chose de tout autre que ce qu'elle a recherché par la connaissance.

Je ne voudrais pas vous amener sur-le-champ - quoique j'y ferai allusion par la suite - mais je ne voudrais pas vous amener tout de suite aux domaines suprasensibles éloignés, mais je voudrais renvoyer à quelque chose qui doit montrer comment la connaissance, par exemple dans les temps anciens justement, était tout de même conçue comme quelque chose de tout différent de ce que, aujourd'hui, nous retirons de connaissance, précisément lorsque nous poursuivons consciencieusement nos investigations sur des bases scientifiques, ce qui peut advenir aujourd'hui en connaissance, et dans ces conditions, je suis autorisé à vous renvoyer de nouveau à cette époque grecque, durant laquelle toutes les sciences étaient encore réunies au sein de la philosophie, alors je peux donner à entendre qu'effectivement chacun d'entre nous aura probablement une profonde vénération pour ce qui vit dans les arts grecs, dirons-nous, et, pour faire ressortir en particulier ce qui vivait dans la tragédie grecque, l'un de ces arts.

Pour ce qui est de la chose la plus importante de la tragédie grecque, on a parlé de sa composante essentielle, de la catharsis, de la crise qui s'y trouve, comme d'un élément décisif qui vit dans cette tragédie. Et un problème important, qui est en même temps une question pouvant nous mener au coeur essentiel du processus cognitif, se pose lorsque, justement, nous voulons nous relier à ce que le Grec a vécu peut-être dans la tragédie.

Si on définit de manière abstraite ce qu'est la catharsis, alors on dit effectivement en se rattachant à Aristote, que la tragédie doit éveiller chez le spectateur l'effroi et la compassion, afin qu'a partir de telles passions ou autres analogues surgissant dans l'âme humaine, celle-ci soit purifiée par ce type d'emportement. Eh bien, de tout ce qui se présente dans la tragédie grecque, on voit bien - et je ne peux que le rapporter simplement ici, mais les preuves peuvent en être absolument fournies par la science ordinaire - on voit bien que par tout ce qui se présente dans la tragédie grecque, que l'activité du penser sur cette catharsis, sur cette crise amenée par l'art, était très étroitement liée dans le caractère grec avec la pensée médicale.

Ce qui était présent dans l'âme humaine par l'effet de la tragédie, on se le représentait, on se le figurait seulement comme un processus de guérison de quelque chose de pathologique existant dans l'homme et relevé par la mise en scène. À partir de cette conception de l'élément artistique, on peut donc voir le processus de guérison et, au-delà, la façon dont le Grec a conçu la thérapie. Il l'a conçue en présumant que pathologiquement, il se forme quelque chose de malsain dans l'organisme; contre ce qui se forme en lui - je dois naturellement parler tout à fait abstraitement dans une conférence d'information comme celle-ci - , contre ce qui se forme là, l'organisme se met à lutter pour la raison que cela s'est formé. L'organisme humain surmonte un processus malsain en lui, en l'emportant sur les désintégrations du processus maladif.

C'est ainsi que l'on se représentait les choses dans les domaines pathologiques et thérapeutiques. On pensait tout aussi rigoureusement, sinon en le rehaussant à un niveau plus élevé, pour ce qui concerne le processus artistique. On se figurait simplement que ce que faisait la tragédie était une sorte de processus de guérison pour l'âme. Disons que, comme dans le cas du rhume (catarrhe), les résidus de la maladie se retirent de l'organisme, l'âme devait développer l'effroi et la compassion en elle par le spectacle de la tragédie, pour engager ensuite le combat contre ces produits d'élimination et subir l'oppression d'un processus de restauration de la santé.

Il faut dire que l'on ne comprend l'élément fondamental de cette façon de penser que si l'on sait qu'existait déjà dans l'hellénisme, dans certaines tendances de cet hellénisme sain, une manière de voir, selon laquelle, à proprement parler ce que l'homme développait touchant à la vie de son âme, lorsqu'il s'abandonnait simplement à sa nature, menait toujours à une sorte de maladie, et que la vie spirituelle dans l'homme devait être un processus constant de restauration de la santé.

Ce que l'hellénisme connaît plus intimement sous ce rapport, il convient de le dire sans hésiter un instant: le Grec se représentait aussi sa vie spirituelle supérieure dont il se disait que c'était un remède contre la tendance constante de la vie de l'âme à dépérir, une façon d'aller au devant de la mort; de revivifier la vie de l'âme dans la direction de sa nature, voilà ce qu'était la vie spirituelle pour les Grecs. Le Grec ne voyait donc pas une connaissance abstraite dans sa science - il voyait dans sa science ce qui stimulait en lui un processus de guérison, et cela était aussi la façon particulière - dirais-je - qui était alors pensée sous une autre coloration, disons dans les conceptions du monde qui s'appuyaient plutôt sur le Judaïsme: la chute, le péché originel.

Les Grecs avaient aussi cette vision - seulement d'une autre façon, à savoir que l'âme humaine a besoin de se laisser aller dans la vie à un processus constant de restauration de la santé. Il en était principalement ainsi au sein de cette vie spirituelle grecque que l'être humain en aucun cas ne juxtaposait les activités auxquelles ils s'adonnait et les façons de penser qu'il choyait. Elles confluaient plutôt chez lui, et pour lui l'art de guérir était justement un art - tout bonnement et exactement un art, qui restait dans la nature, et le Grec, cet homme éminemment prédisposé à l'art, considérait justement ce dernier comme quelque chose qui n'est pas de quelque manière profané, ou bien encore ravalé à un domaine inférieur, si on le compare avec ce qui existait en tant que processus de restauration de l'état de santé au sein de l'entité humaine.

Et nous voyons ainsi comment, de fait, la connaissance dans ces temps plus anciens n'était pas séparée de ce qui reposait dans la nature humaine entière, avec ce qui englobait toute l'activité humaine. Ainsi, comme la philosophie englobe la connaissance de la nature, la vie artistique englobait aussi ce qui devait à présent résulter de la science, en étant développé de plus en plus loin. Et dans la vie religieuse, on voyait en fin de compte justement la récapitulation du grand processus de guérison de l'humanité, si bien qu'en concevant la connaissance dans un style ancien, nous devons effectivement dire: en ce temps là, la connaissance est conçue comme quelque chose qui émane de l'être humain entier. Le penser existait déjà, mais l'évolution de l'humanité ne pouvait justement pas en rester à cette phase de la connaissance, mais qu'est-ce qui était donc indispensablement combiné à cette phase d'évolution de la connaissance? On le voit tout à fait clairement, mes très honorables amis ici présents, si, armés de l'esprit scientifique actuel, on se plonge - dirais-je - dans n'importe quelle oeuvre, qui passait pour de la science à l'époque, et que par exemple dans le domaine des sciences de la nature - disons, au 13 ème et 14 ème siècle - celui qui veut comprendre une oeuvre de ce genre, ne doit pas seulement d'abord se familiariser avec la terminologie d'alors, mais il doit s'immerger dans la totalité de l'esprit d'alors.

Je n'hésite pas à dire que, si on est pénétré par l'esprit scientifique d'aujourd'hui et si l'on n'a pas fait d'abord des études historiques intimes et probes, on doit nécessairement mal comprendre une oeuvre des sciences naturelles d'une époque comme celle du 13 ème et du 14 ème siècle, pour la simple raison qu'à cette époque même - et plus nous reculons dans l'histoire de l'évolution humaine, plus c'est le cas - parce que dans l'époque d'alors, l'être humain amenait dans le monde extérieur, non seulement les mathématiques, mais toute une foule d'expériences intérieures, dans lesquelles ils croyaient autant que nous croyons dans nos mathématiques.

Nous nous adressons aujourd'hui tout autrement à la nature, quand nous parlons de Sulfure, de Phosphore ou de sel. Lorsque nous employons les concepts d'aujourd'hui, nous n'approchons pas le moins du monde du sens de ce qui existait autrefois dans un livre qui était pourtant rédigé scientifiquement, et certes pour la raison qu'en ce temps-là justement on apportait dans les résultats de l'observation du monde extérieur plus que des mathématiques, ou bien des choses analogues aux mathématiques. L'être humain mettait une plénitude de vie intérieure - un vécu qualitatif, pas simplement quantitatif - dans ce qu'il éprouvait au sein du monde extérieur, et tout comme nous exprimons, disons, un résultat de sciences naturelles par une formule mathématique, ou avec une formule mathématique, tout comme nous relions apparemment sujet et objet, en ce temps là on unissait, raison de plus, le sujet et l'objet, mais le sujet était rempli d'une profusion de choses, dont nous n'avons aucun soupçon et dont nous ne pourrions même plus du tout nous permettre d'avoir aujourd'hui, qu'il apportait de la même façon dans la nature. L'homme voyait simplement beaucoup de choses dans la nature qu'il voyait en lui-même, comme nous voyons les mathématiques en nous, comme nous les voyons aussi dans la nature. Il n'y pensait pas autrement, mais il voyait beaucoup de choses dans la nature.

Ainsi voyait-il aussi l'élément moral dans la nature. L'élément moral, l'homme le voyait dans la nature au point qu'en quatre millénaires les lois de la nature avaient pris naissance dans sa connaissance, de la même façon que naissaient les lois morales en lui. L'être humain pouvait transposer dans la nature ce qu'il pensait dans ces temps-là sous les notions de Sel, Sulfure et Phosphore; l'homme en avait le droit, parce qu'à l'époque il n'accomplissait absolument rien d'autre en son for intérieur, il pouvait transposer dans la nature ce qu'il vivait en tant qu'impulsions morales.

À0 présent, nous nous sommes à bon droit retirés - car cette évolution devait venir - nous nous sommes à bon droit détachés d'une telle conception du monde extérieur, par laquelle nous portons tout ce qui a été indiqué. Nous apportons seulement plus de mathématiques dans le monde extérieur et notre science devient pour cette raison un très bon fondement pour la pratique technique.

Mais en portant ainsi plus de mathématique dans le monde extérieur, nous ne sommes aucunement justifiés, sur le chemin de notre science à transposer l'élément moral dans l'objectivité, or nous devons nécessairement, justement parce que nous sommes vraiment scientifiques dans le sens qui est apparu dans ces derniers siècles, nous devons nécessairement tomber dans un agnosticisme moral, car il ne nous reste plus rien d'autre à voir dans les principes moraux que le sujet, dont nous ne pouvons plus affirmer qu'il vient de la nature d'une façon aussi objective que celle du déroulement d'un processus naturel.

Aussi avons-nous la contrainte de nous interroger: comment fondons-nous une science morale, et avec cela le fondement de toute science spirituelle, et aussi de toute science sociale, comment fondons-nous une science morale dans le moment où, d'une manière justifiée, nous devons reconnaître le phénoménisme pour la nature extérieure? Cela, mes honorables amis ici présents, ce fut pour moi la grande question au moment où j'écrivis ma "Philosophie de la Liberté". Je me tenais sur le terrain - pleinement sur le terrain - de la science moderne, en effet sur le terrain du pur phénoménisme vis-à-vis de ce que j'avais à élucider du monde sensible extérieur par le processus de connaissance. Mais on doit se dire alors, si on veut en tirer toutes les conséquences jusqu'au bout et en toute honnêteté, on doit nécessairement se dire: si l'élément moral doit être fondé objectivement, on doit alors pouvoir placer à côté de cette connaissance, qui mène au phénoménisme et avec lui à l'agnosticisme, une autre connaissance - une connaissance qui désormais n'utilise plus la pensée, pour supputer des mondes hypothétiques derrière les phénomènes des sens - on doit donc fonder une connaissance qui puisse concevoir directement le spirituel, après que celui-ci n'est plus, selon l'ancien style, apporté, mis, placé dans le monde, excepté bien sûr les mathématiques.

C'est justement l'agnosticisme qui nous astreint d'un côté à le reconnaître pleinement dans son domaine, mais de l'autre, à relever précipitamment l'activité de notre esprit pour concevoir un monde spirituel, si nous ne voulons pas d'abord en rester simplement au plan subjectif, un monde spirituel, à partir duquel nous pouvons découvrir les principes moraux au moyen d'une observation spirituelle objective.

À0 coup sûr, mes honorables amis ici présents, on a désigné ma "Philosophie de la Liberté comme un individualisme éthique, avec une certaine justification, mais on en n'a saisi ainsi qu'un côté. Il va de soi que nous devons en arriver à l'individualisme éthique, parce que ce qui est à présent examiné comme principe moral, doit l'être en toute liberté par chaque individualité humaine.

Mais tout comme au sein d'un processus spirituel intérieur nous élaborons les mathématiques en connaissance pure, et que cela se révèle pourtant fondé en toute objectivité, ce qu'est le contenu de l'impulsion morale peut être également saisi par la manière de voir spirituellement - non pas simplement dans la foi - mais il peut être saisi au moyen d'une vue intuitive purement spirituelle, et c'est la raison pour laquelle on se voit contraint, comme ce fut le cas pour moi, avec ma "Philosophie de la Liberté", de dire: on doit fonder une science morale sur des intuitions morales; et en ce temps-là je l'avais exprimé comme cela: nous parvenons seulement dans un style moderne à un réelle vue intuitive morale que si nous nous disons: de la même façon que nous "décortiquons" un à un les phénomènes naturels isolés de l'ensemble de la nature, nous devons, à partir d'un monde spirituel dont nous avons la vision directe, immédiate, nous devons aller chercher dans un tel monde spirituel suprasensible qui ne peut être examiné que par l'esprit, des principes moraux qui sont cependant conçus d'une manière parfaitement objective, pour la raison précisément qu'ils sont indépendants de nous.

Je parlai donc d'abord d'intuition morale. Mais avec cela, le processus de connaissance est orienté dans une certaine direction, le processus de connaissance est activé pour cela, justement parce qu'il veut en rester aux méthodes scientifiques authentiques et unilatérales, il est pour cela poussé à en venir à rassembler et mettre en activité les forces de l'âme au point que la contemplation d'un monde spirituel devienne possible.

Mais à présent la question surgit de savoir si ce qui est conçu comme impulsions morales est donc seulement ce qui est à observer dans le monde spirituel, ou bien ce qui mène à nos impulsions morales n'est-il éventuellement que l'un des domaines parmi beaucoup d'autres? C'est bien cela qui résulte de ce qu'on a vécu véritablement dans l'âme, ne serait-ce qu'une fois, et qui a été conçu en impulsions morales, si on poursuit seulement l'investigation de la manière correspondante.

Car ce que l'âme éprouve exactement alors, en ramassant ainsi ses forces pour appréhender purement et spirituellement l'élément moral - chose qui est devenue indispensable à l'époque moderne seulement et qui n'est devenue indispensable qu'à partir de l'avènement des sciences naturelles - précisément ce qui est vécu là, cela peut aussi à présent être vécu pour d'autres domaines spirituels; on peut simplement affirmer que celui qui est parvenu un jour, à produire par l'observation de soi, cette expérience intérieure qui mène à l'intuition morale, peut effectivement désormais cultiver toujours plus cette faculté; et l'apprentissage à cette expérience intérieure est représenté par ces exercices que vous trouvez décrits dans mon ouvrage " Comment parvient-on à la connaissance des monde supérieurs? ", qui sont exposés de manière telle qu'on n'en reste pas au penser et qu'on ne forme pas d'hypothèses, mais que l'on observe ce penser dans son activité dynamique, qu'on l'éduque en direction de ce que j'exposerai dans la seconde partie de ma conférence - que l'on continue de former en direction de ce que l'on peut appeler une contemplation exacte du monde suprasensible, non pas cette mystique perdue des temps plus anciens, mais une observation exacte, une contemplation du monde suprasensible répondant aux normes scientifiques, ce que l'on peut encore appeler une clairvoyance exacte et, par ce moyen on en vient progressivement à ces formes de connaissance, que j'ai caractérisées ici, récemment et auparavant aussi dans une conférence publique, on en vient à l'imagination, à l'inspiration et à l'intuition supérieure, qui illumine en premier lieu l'être humain en son for intérieur.

Car si vous vous interrogez [ Denn wenn er sich fragt... forme ancienne du "er" = tu ou vous, en parlant à ses maîtres autrefois, et plus tard à ses serviteurs, ndt] sur la manière dont nous pouvons encore avoir une science morale objectivement fondée et, avec cela, une science sociale, quand nous nous positionnons correctement sur le terrain des sciences de la nature, eh bien j'ai voulu vous montrer, dans ces paroles d'introduction d'abord, comment, si l'on veut se placer simplement et honnêtement sur le terrain de la science actuelle, mais en dirigeant ses pas vers la vie, vers la vie qui doit simplement être présente pour l'être humain censé parvenir à une totalité intérieure, j'ai montré comment on est poussé à l'investigation spirituelle, qui se distingue à présent de l'investigation habituelle par le fait que cette recherche ordinaire se sert simplement des forces de l'âme qui existent déjà, pour ensuite s'étendre sur le vaste domaine de l'observation et de l'expérience, cependant la recherche anthroposophique se tourne d'abord vers l'être humain afin qu'il forge et éduque les forces supérieures de l'âme, qui ensuite, quand elles sont formées, mènent à une observation supérieure en fournissant le complément, ce complément qui se trouve dans le monde suprasensible, un complément à ce que nous trouvons par nos méthodes exactes des sciences de la nature dans le monde sensible. Cela, mes honorables amis, ici présents, la manière dont cette observation supérieure exacte est développée, comment on peut donc encore pénétrer du sensible dans le suprasensible, en dehors des domaines moraux, cela fera l'objet de mes explications après la pause.

Seconde partie

Le Dr. Steiner poursuivant:

Mes très honorables amis ici présents!

Le premier degré de la connaissance suprasensible, on l'atteint pour ainsi dire par ce que l'on peut appeler la méditation, une méditation qui est liée avec une certaine concentration de la vie du penser. Le fond de la chose - ce qui importe à ce sujet -, je l'ai dépeint sous un aspect dans ma dernière conférence publique ici, à Leipzig - je vais à présent le caractériser sous l'autre aspect de manière telle, qu'au-delà nous trouvons la voie vers la conception scientifique du monde -, l'essentiel de cette méditation, liée à une concentration de l'activité du penser, cela consiste précisément dans le fait que l'être humain n'en reste pas à une sorte de manipulation de ce penser qui s'est façonné un jour par héritage, sous l'effet de l'éducation ordinaire ou autre, mais qu'à un certain moment de la maturation de la vie de sa pensée, qu'il a fait sienne, l'être humain la considère comme le point de départ seulement d'une autre évolution intérieure.

Cela étant, vous savez bien qu'il y a des natures mystiques dans le temps présent, qui traitent quelque peu dédaigneusement la pensée et qui se réfugient dans toutes sortes de forces de connaissances, chatoyant plutôt dans des profondeurs inconscientes, pour acquérir par ce moyen une sorte de contemplation du monde censée englober ce à quoi le penser ordinaire ne peut pas parvenir. Ce que l'on entend ici par l'anthroposophie n'a rien à faire avec cette immersion au sein d'une vie intérieure de l'âme, dans cette région pathologique aux paysages tirant sur le rêve et la fantaisie. Cela se meut carrément dans la direction opposée, cela se dirige même dans une direction où chaque pas individuel qui a été entrepris pour cultiver plus avant le penser, pour le transformer en faculté supérieure, où chacun de ces pas puisse être poursuivi avec une évidence intérieure, libre et circonspecte, comme ne peuvent être poursuivies autrement les expériences intérieures que l'on développe au moyen d'une activité circonspecte de connaissance telle qu'elle existe dans les mathématiques.

On peut donc affirmer que ce pour quoi l'homme moderne s'est éduqué au moyen de sa formation scientifique, le penser mathématique, est pris comme un exemple, mais à présent, non pas pour partir en quête de je ne sais quels enchaînements extérieurs, mais pour former un processus supérieur du penser lui-même. Je voudrais dire que ce qui a été entrepris à partir des mathématiques, si je peux m'exprimer ainsi à l'aide d'une image, disons donc dans la direction horizontale, cela est maintenant entrepris dans la direction verticale, dirais-je, tandis que l'on accomplit soi-même une activité intérieure de l'âme, un entraînement de l'âme, au point qu'à chaque pas individuel réalisé l'on puisse rendre compte, comme l'on rend compte à chaque progression dans l'étude des mathématiques, lorsque sous le contrôle des idées au centre de sa conscience, on place un certain contenu de représentation, qui doit être simplement un contenu idéel. Ce qui importe n'est pas du tout le contenu, mais c'est ce qu'on fait avec ce contenu qui est essentiel. On ne doit pas se livrer non plus à l'autosuggestion. Car l'entraînement anthroposophique est le contraire de ces activités de l'âme plutôt inconscientes.

Si l'on continue de cultiver ce que l'on s'est déjà approprié comme une certaine forme du penser, de manière à ce qu'à présent, avec toute l'activité de l'âme dont on dispose, on s'arrête sur un contenu qui peut être embrassé par le penser et que cet arrêt sur une certaine activité de l'âme, cette attention soutenue sur cette activité de l'âme, à l'exclusion de toutes les autres choses qui pourraient autrement pénétrer le champ de l'âme, si l'on n'a de cesse de procéder ainsi, alors le processus du penser se renforce et alors seulement on commence à remarquer ce qui était - dirais-je - le bon côté du matérialisme, de la conception matérialiste du monde.

Car l'on remarque à présent que tout penser, dont on dispose d'abord dans la vie ordinaire, à savoir de ce penser qui se prolonge ensuite dans le souvenir, qui nous conduit à disposer de ce que nous avons vécu sous forme d'idées que nous pouvons par la suite de nouveau nous remettre en mémoire, de tout ce que l'homme, entre la naissance et la mort, peut seulement accomplir que parce qu'il dispose d'un corps qui en est le fondement - je ne veux pas dire que ce corps en est l'outil, mais plutôt un fondement dont l'homme se sert - et l'on remarque alors en continuant d'activer ainsi le penser dans son évolution interne, que le penser ordinaire est absolument lié à l'organisme corporel de l'homme, au corps humain, tout comme, en particulier, tout processus du souvenir ne peut pas être expliqué sans prendre appui sur une subtile physiologie, on commence seulement à remarquer alors que le penser se libère du corps, qu'il devient de plus en plus libre du corps.

C'est seulement à cet instant que l'on s'élève d'un penser procédant et s'appuyant sur le corps à un penser qui se déroule lui-même dans les processus au sein de l'âme, à présent on remarque seulement que l'on passe peu à peu à une expérience intérieure telle qu'elle ne se produit plus, n'apparaît plus, mais - je dirais plutôt qu'elle se prépare. Lorsque l'on passe de l'état de conscience ordinaire, éveillé, dans l'état de sommeil, il en va simplement de notre organisme qu'il n'accomplit plus ces fonctions qui s'épuisaient dans la représentation, et dans la perception qui est reliée à l'activité représentative.

Mais du fait que dans la vie ordinaire, nous sommes seulement en état de penser avec notre corps, avec l'aide de notre corps, l'activité du penser s'éteint à l'instant où elle ne peut justement plus être accomplie avec l'aide du corps - c'est le cas lors de l'endormissement. Des restes ultimes en subsistent dans la pensée imagée du rêve, mais lorsque l'on poursuit l'entraînement au moyen d'exercices intérieurs précis sans cesse renouvelés, comme on l'a dit - et c'est la raison pour laquelle je parle de clairvoyance exacte en opposition à la voyance mystique -, lorsque l'on active donc le penser sans cesse au moyen d'exercices exacts, alors on apprend à reconnaître la possibilité d'un penser indépendant de la corporéité. C'est justement à cause de cela que l'investigateur anthroposophique peut renvoyer avec une telle assurance à son penser développé, parce qu'il connaît parfaitement - encore mieux même que le matérialisme lui-même - la dépendance de la pensée ordinaire d'avec l'organisation corporelle et parce qu'il a expérimenté comment ce qui est propre à l'âme se détache dans la méditation, dans l'exercice, de l'assujettissement au corps. On apprend exactement à penser en étant libéré du corps, on apprend à sortir du corps, au niveau de sa propre entité Je, on apprend à connaître le corps à l'instar de connaître un objet, alors qu'auparavant le corps était absolument lié à la subjectivité.

Mes très honorables amis ici présents, c'est précisément ce que l'éducation actuelle reconnaîtra difficilement, parce que d'un côté c'est ce qui résulte effectivement, et qui à la vérité résultera de plus en plus, justement sous l'effet la connaissance anthroposophique, à savoir que l'on a percé à jour cet état d'assujettissement de l'activité représentative aux fonctions corporelles de la science moderne. Mais on doit être au clair là-dessus que malgré cet examen approfondi, le penser n'en reste pas là, mais que cette activité du penser peut être détachée du corps par le fait qu'elle a été intérieurement renforcée par la voie de la méditation. Mais ensuite ce penser se transforme aussi.

Premièrement, mes très honorables amis ici présents, il en est ainsi que lorsque ce penser libéré du corps jette ses premières lueurs, lorsque jaillit cette expérience - Tu es à présent au sein de l'activité de ton âme, que tu réalises comme tu le ferais si tu étais simplement sorti de ton corps - lorsque jaillit ce type d'expérience intérieure, alors le penser devient intérieurement plus intense. On acquiert ce même rassasiement intérieur, que l'on n'éprouve autrement que lors de la perception du monde sensible. La pensée reste de même dans la sphère de la réflexion, à l'instar de n'importe quelle autre pensée, qui est liée au corps, mais on atteint à présent dans cet état libéré du corps un monde peuplé d'images. On pense en formes, et cette pensée dans les formes cela existait aussi au commencement de ce que Goethe a pratiqué dans ces études de morphologies.

C'est la raison pour laquelle il affirma en effet qu'il pouvait voir ses idées avec ses yeux - il ne pouvait naturellement pas entendre par là, avec les yeux physiques, mais il voulait dire que ce qui surgissait en lui à partir d'un processus élémentaire naturel, qui peut aussi bien être éduqué cependant par la voie méditative, il voulait dire avec cela qu'il voyait avec ses yeux spirituels, ce qui a aussi une qualité d'image, ce que possèdent autrement seulement les visions sensibles, mais qui du reste ont une qualité idéelle quant à leur nature. Je dis "qualité idéelle", je ne dis pas "idée", car il s'agit d'idées qui ont été perfectionnées dans la forme, métamorphosées - mais tout en conservant leur qualité inhérente d'idée.

De cette manière on s'élève d'un côté à la connaissance de ce que l'on est en tant qu'être humain, ce qu'on a été au moins dans une vie terrestre entière, d'abord jusqu'au moment, dans lequel on vit présentement. La conscience ordinaire a soudain devant elle l'instant présent avec toutes ses expériences qui sont là dans le monde environnant. Dans la science ordinaire on n'a devant soi que ce qui vient en complément - ce sont des souvenirs qui émergent à la façon d'idées, et que nous relions aux événements de l'instant présent. Ce qui se hausse à présent à ce penser à la qualité d'image; et qui est libéré du corps, dont je viens tout juste de parler et que j'appelle penser imaginatif - non pas parce qu'il s'agit de chimères, mais précisément parce que cette activité du penser se déroule en images et non en abstractions -, ce penser, donc, qui englobe toute notre vie terrestre jusqu'à cet instant en une unité, à l'instar d'un tableau unique qui se tient là devant nous, nous prenons maintenant connaissance qu'à côté d'un organisme spatial, vit aussi en nous un organisme temporel, chez lequel l'avant et l'après se trouvent dans une relation d'interdépendance tout aussi organique, que ce qui se trouve côté à côte dans l'organisme spatial extérieur, physique, que nous portons en nous. On discerne cet organisme comme un organisme suprasensible, que j'ai appelé dans mes ouvrages corps éthérique - on peut aussi le désigner comme un corps de vie.

Ce qu'il implique n'est absolument pas identique avec la force de vie non justifiée d'une science ancienne, qui était parvenue à cette force de vie par des voies hypothétiques, alors que ce corps de vie est une représentation, une vue intuitive qui apparaît au penser imaginatif développé. Ainsi parvient-on avec cela, d'un autre côté, à ce que ce qui fait partie du passé de la conscience ordinaire, pour ainsi dire, ce qui a été vécu il y a dix ans et ce qui émerge maintenant dans mon souvenir, cela n'est plus désormais quelque chose de passé qui surgit là, mais c'est quelque chose que l'on vit comme immédiatement présent, et que l'on voit et ressent avec la même intensité que lors de la contemplation de quelque chose de bien présent.

Mais de ce fait, ce qui autrement s'écoule dans le temps, se trouve à présent devant soi organisé en une unité instantanée, la vie entière représentée à l'instar d'un tableau - comme un tableau dont les éléments figurés s'appartiennent mutuellement, et l'on remarque qu'en réalité le passé est un présent, et qu'il n'apparaît seulement comme passé du fait qu'avec notre connaissance positionnée et orientée sur l'observation présente, nous ne disposons de rien d'autre en effet, à cet instant précis, que d'un souvenir. Dans l'objectivité, ce passé est un présent immédiat, bien réel cependant.

On en vient donc à la reconnaissance de ce qui se trouve dans la première dimension suprasensible en l'être humain. Mais on en vient aussi à reconnaître quelque chose qui existe aussi d'ailleurs dans l'ensemble du monde vivant, ce que les sciences naturelles inorganiques jusqu'à la chimie peuvent encore fournir, on en vient à l'idée dont le développement ultérieur est la morphologie de Goethe, on en vient à la vue immédiate de la manière dont la forme d'une plante individuelle n'est qu'une configuration particulière de ces formes qui se rattachent à ce que Goethe appelait la plante archétype, qui n'est pas d'aventure une cellule à présent, mais une forme suprasensible concrètement organisée, que l'on ne peut appréhender que par la connaissance imaginative, qui peut vivre cependant dans toute forme de plante individuelle - transformée, métamorphosée -, on en vient à reconnaître ce que nous trouvons dans le végétal, si nous voulons pleinement comprendre le végétal, et à cette occasion on se dit pour la première fois: si on n'exerce pas cette connaissance imaginative, qui révèle une dimension suprasensible, dynamique, dans tout végétal, on apprend alors à ne connaître que ce qui se passe dans la forme végétale comme processus mécaniques, chimiques.

C'est le mérite des nouvelles sciences naturelles, comme la botanique par exemple, de suivre purement ce qui se trouve dans la forme de la plante ou, pour mieux dire, dans la partie spatiale qui est enclose par la forme végétale, ce qui se déroule comme événements mécaniques, physiques, chimiques. Ces événements ne sont pas différents de ceux qui sont là dehors, mais ils sont saisis par quelque chose que l'on ne peut pas appréhender avec les mêmes méthodes physiques et chimiques: ils sont appréhendés par ce qui vit à l'instar d'une réalité suprasensible, et qui ne peut être connu qu'au niveau de l'imagination - dans cette imagination dans laquelle on [se] trouve soi-même en même temps, en tant que totalité humaine dans notre vie terrestre et depuis notre naissance, en une unité instantanément présente devant soi.

Nous apprenons à connaître par ce moyen d'un côté pourquoi, lorsque nous employons les méthodes modernes et exactes des sciences naturelles, telles qu'elles ont été formées, nous parvenons nécessairement de ce fait à un certain agnosticisme pour ce qui est de la manière de comprendre le végétal. Et ainsi nous comprenons pourquoi, l'agnosticisme doit être dans un certain domaine, et nous comprenons aussi, dans la mesure où l'anthroposophie vient adjoindre précisément ce qui doit rester nécessairement inconnu à cet agnosticisme, nous comprenons aussi dans quelle mesure l'anthroposophie mène au-delà de l'agnosticisme, en le laissant pour autant exister comme pleinement justifié dans son domaine. Cela mes très honorables amis ici présents, c'est un aspect des choses, l'autre est qu'à ce degré, on s'approprie la connaissance d'une cause commune plus intime de l'entité humaine avec le monde extérieur. La physique, la mécanique, la chimie - sont dans le temps présent constituées à bon droit de manière telle que nous ne pouvons pas autant que possible mettre de l'humain dans ce monde extérieur et que nous disons: n'a d'objectivité que ce pour quoi nous nous abstenons de toute subjectivité de notre part. Il est tout à fait certain que l'anthroposophie ne combat pas la justification de cette méthode dans un certain domaine, mais au contraire la reconnaît plus que jamais. Mais pour ce dont il s'agit par ce que nous connaissons au travers de l'imagination, lorsque nous appréhendons par la contemplation ce qui vit maintenant dans le végétal, alors nous le rapportons d'une part à la connaissance intime de notre propre entité suprasensible, tout au moins de la façon dont elle se présente entre la naissance et la mort et, d'autre part, nous le rapportons également de ce fait justement à la contemplation de l'élément fluctuant, en métamorphoses constantes, qui anime le monde des formes vivantes. Ainsi nous relions nous d'abord en tant qu'hommes à ce premier degré avec le monde extérieur et dans l'imagination. Nous réintroduisons par là même l'humain au sein de notre conception du monde.

Le degré suivant de la connaissance suprasensible est l'inspiration. Elle est conquise du fait que l'on façonne de plus en plus - dirais-je - le pôle opposé de l'activité de méditation et de l'effort de la concentration de soi. Celui qui a assimilé un certain exercice au sein de la méditation et de la concentration, sait que, parce que le penser se renforce, on reçoit en même temps l'inclination intérieure d'en rester à ce qui résulte de cette part de l'âme acquise par le penser renforcé. On doit s'efforcer de préférence à abandonner ces idées imaginatives renforcées. Si l'on y parvient, c'est-à-dire si on parvient à rejeter réellement hors de la conscience ces idées renforcées, tout ce monde imaginatif, que l'on a d'abord fait sien; si, autrement dit, on peut évacuer tout contenu de sa conscience, non pas vider celle-ci à partir du point de vue habituel, mais de pouvoir le faire à partir du moment où on l'a d'abord renforcée intérieurement, alors la vacuité de cette conscience devient quelque chose de tout différent que ce qu'est le vide de la conscience dans la vie ordinaire. C'est le vide de la conscience du sommeil.

Cependant, la vacuité de la conscience qui surgit, après que l'on a d'abord renforcé celle-ci, elle est peu après remplie des phénomènes qui sont à présent tout différents de ceux que l'on a connus auparavant. On apprend maintenant à connaître un monde sur lequel nos représentations habituelles d'espace et de temps ne sont plus utilisables, un monde qui est réellement psycho-spirituel, un monde réellement extérieur, qui est tout aussi concret que notre monde sensible réel, mais qui afflue en nous du fait que l'on a fait le vide à un degré plus élevé de la conscience. Après avoir traversé ces préparations, être parvenu d'abord à l'imagination, à l'occasion de quoi l'on peut se concentrer sur un contenu spirituel et on peut percevoir en dehors de son corps, parce que l'on a de l'activité en soi - non pas cette passivité qui existe dans la conscience ordinaire -, alors pénètre à présent, tout comme autrement les phénomènes chromatiques et les phénomènes du monde des sons par les sens, alors pénètre en nous, au moyen de l'activité développée d'une conscience devenue libre, alors pénètre en nous le monde spirituel extérieur.

Par ce monde spirituel extérieur, on parvient d'un côté à la connaissance de ce que nous étions en tant qu'hommes, avant de descendre du monde psycho-spirituel dans le monde physique, avant que nous nous unissions avec le germe embryonnaire physique qui avait été préparé par la conception au sein de l'organisme maternel, on parvient à la contemplation de ce qu'a vécu d'abord l'entité humaine physique, dans son état supra-physique au sein du monde psycho-spirituel. On apprend donc à connaître ce qui chez quelqu'un est au fond totalement inactif entre la naissance et la mort, ce qui est pour ainsi dire exclu au sein de notre nature humaine sensible, mais qui était bel et bien actif en nous, et qui agissait dans toute sa pureté, avant que nous descendissions au sein d'une incarnation physique. C'est la première chose: nous recevons une connaissance humaine, en nous élevant à ce degré de la contemplation suprasensible, qui est tout aussi exactement développée que les autres, et cette connaissance qui afflue de l'extérieur, à la manière de l'air frais dans nos poumons, que nous élaborons plus avant, cette connaissance, donc, qui afflue en nous depuis un monde spirituel, si bien que nous pouvons élaborer en nous ce déversement de connaissance - qui, pour la conscience ordinaire se situe dans la sous-conscience - mais qui est pleinement conscient face à la conscience développée - ce déversement que j'ai consenti à recevoir en moi, est à désigner comme l'inspiration dans la connaissance.

Tel est donc le second degré. Par ce degré, nous parvenons à reconnaître d'abord notre entité éternelle comme préexistante. Mais avec cela, mes très honorables amis ici présents, nous avons aussi la possibilité de pénétrer dans ce qui vient du monde extérieur et qui ne vit pas simplement, mais vit et ressent à la fois, et donc vit au sein des configurations vivantes de la vie intérieure, au point que cette vie intérieure, devient présente et actuelle elle-même au sein du sentiment.

Nous commençons aussi à connaître ce qui relève de la nature de l'animal qui vit dans notre entourage. De nouveau nous complétons ce que nous pouvons atteindre en aucune façon par une vision ordinaire des choses, telle que nous l'avons dans la physique, dans le chimisme - nous parvenons à contempler ce qui vit dans la vie du sentiment comme un élément suprasensible supérieur. Nous apprenons par la contemplation et non par la spéculation philosophique au sens actuel, à suivre un monde supérieur, le monde de ce qui est ressenti en esprit et en l'âme au sein du sentiment vécu au plan physique.

Avec cela, mes très honorables amis ici présents, nous pénétrons un pan au-delà de l'agnosticisme, qui doit être présent si nous voulons suivre tout au plus les processus chimiques au sein du vivant en train de ressentir des sentiments; nous devons les suivre et c'est le grand service rendu par les nouvelles sciences naturelles que ceux-ci puissent être suivis; mais pour cela, cette science devait devenir agnosticisme. Un agnosticisme qui doit trouver son complément justement du fait que désormais, dans une libre spiritualité au sein de l'inspiration, on fait l'expérience de ce qui doit être complété vers la pleine réalité de la vie des sentiments. Mais de ce fait, on parvient encore à quelque chose d'autre, dont je voudrais vous donner un exemple en le rehaussant, on parvient en effet à reconnaître que le processus qui se déroule par exemple dans la nature humaine - pour l'animal c'est analogue, mais quelque peu différent - que le processus qui se déroule par exemple au sein de la nature humaine, n'est pas identique simplement à une processus qui s'élève, mais c'est un processus qui descend.

On apprend maintenant à percevoir vraiment intérieurement, en se haussant à cette connaissance inspirative, on apprend à connaître précisément ce qui se passe à proprement parler au sein de la conscience ordinaire. On apprend avant tout à connaître des choses telles que celles du processus du penser de la conscience ordinaire, non pas ce qui se passe dans le processus du penser imaginatif, mais ce qui se passe au sein du processus du penser habituel, on n'a plus à faire alors à un processus d'édification, (ou anabolique, ndt) mais au contraire à une processus de destruction, (ou catabolique, ndt) et que, pour l'essentiel, notre vie des nerfs est une vie de destruction. Si nos nerfs ne pouvaient être le siège de ce catabolisme, et naturellement être réédifiés de façon anabolique dans l'intervalle, nous ne pourrions pas développer l'activité du penser ordinaire. La vie véritablement pleine de vitalité, si elle apparaît proliférante en excès, c'est qu'il y a effectivement un engourdissement du penser, tel qu'il surgit normalement à chaque sommeil. Cette vie, qui est traversée de sentiments et de pensées, doit être en même temps un processus catabolique, je voudrais dire: elle doit porter en elle un processus de dépérissement différencié. Ce catabolisme, on apprend d'abord à le connaître au sein de la vie saine, à savoir à le connaître tel qu'il surgit au sein même du vivant pour que le penser humain puisse se réaliser au sens ordinaire du mot.

Mais quand on s'est approprié une fois la nature de ce processus, on apprend aussi à connaître le surgissement anormal d'un tel phénomène. Il existe simplement certains organes, ou systèmes organiques au sein de l'organisme humain, appropriés à vivre sous une forme habituelle, c'est-à-dire comme celle qui se déroule parallèlement au penser, alors que - dirais-je - lors d'une infection interne, ce mot n'est pas véritablement utilisé au sens propre, bref lors d'une infection interne, ces processus cataboliques, qui autrement fournissent le fondement du processus du penser, s'ils s'étendent à des organes, sur lesquels ils ne sont pas autrement attribués à le faire, ces processus cataboliques font naître des situations de maladie.

Mes honorables amis ici présents! Il est absolument indispensable que l'on étudie la pathologie de manière à ce que l'on retrouve dans la pathologie les processus que l'on connaît dans la physiologie. Mais ce n'est seulement possible que si nous pouvons percevoir l'élément déterminant de notre organisation humaine - chez l'animal il y a des analogies, mais c'est quelque peu différent -, je le dis encore une fois, afin de ne pas être mal compris: à savoir si nous suivons nos processus humains dans l'organisme, de manière à y reconnaître une polarité à l'instar d'une organisation établie sur un catabolisme et l'autre polarité à l'instar de celle qui ne peut pas être appréhendée dans l'état sain par ce catabolisme, autrement dit, si nous apprenons à percevoir cet élément anabolisant et cet élément catabolisant au sein de la connaissance inspirative.

Si nous apprenons par cette examen en détail, nous pouvons ensuite relier cette étude de notre propre organisme avec un examen approfondi de la connaissance inspirative du monde extérieur, à savoir examiner attentivement par la connaissance inspirative les processus dans le règne végétal, ceux du règne minéral et aussi ceux du règne animal, alors nous apprenons à connaître une parenté encore plus intime des processus humains internes avec le monde extérieur, plus intime que ce n'était encore le cas au degré précédent de la connaissance suprasensible. J'ai montré comment au premier degré de connaissance suprasensible, l'être humain se sent de nouveau apparenté avec la nature extérieure, en voyant, dans tout ce qui surgit dans les métamorphoses les plus variées du monde végétal, quelque chose qu'il voit également dans l'élément psychique au sein de sa propre corporéité entre la naissance et la mort.

S'il apprend maintenant à contempler au moyen de la connaissance inspirative ce qu'il était dans l'état précédent son existence sur la terre, alors il examine attentivement en même temps ce qui se passe au sein des règnes extérieurs, non seulement ce qui vit dans le sentiment, mais ce qui a une certaine relation, un certain rapport, avec ce qui vit au sein de l'organisation humaine, en s'orientant vers le sentiment et sur l'activité du penser, et on apprend à connaître ces connexions entre processus externes et processus internes, les connexions avec la vie des sentiments, qui engendrent justement chez l'être humain, le fait que les organes sont affectés par une déconstruction, qui ne devraient pas l'être, parce que la déconstruction dans cette acception doit être précisément le fondement des processus du penser et de la vie des sentiments.

Lorsque l'activité organique, pour le penser et la vie des sentiments, affecte pour ainsi dire des organes de l'organisme humain, qui ne doivent pas l'être, alors prend naissance ce que nous devons appréhender dans la pathologie. Si maintenant à l'aide de ce même type de connaissance nous appréhendons le monde extérieur, alors nous y découvrons ce qui doit être appréhendé par la thérapie, à savoir le processus correspondant de polarité inverse à la déconstruction normale au sein de l'organisme - si je peux m'exprimer ainsi - bref, nous découvrons par la vue inspirative intérieure le rapport qui existe entre la pathologie et la thérapie, entre le processus maladif et le remède. Par ce moyen, nous dépassons l'agnosticisme médical, non pas en niant la médecine actuelle, mais en reconnaissant ce qu'elle peut seulement être, et en trouvant en même temps la voie pour la compléter en lui adjoignant ce qu'elle ne peut pas découvrir d'elle-même.

Si l'on croit maintenant que l'anthroposophie veut donner forme dans les domaines les plus divers de la science à un quelconque dilettantisme, alors je dois affirmer que ce n'est pas le cas! Elle veut consciemment être la prolongation de ce qu'elle reconnaît parfaitement comme un résultat existant de la science actuelle; mais elle veut le compléter au moyen de méthodes supérieures d'investigation cognitive, elle veut donc au fond, parvenir à une thérapie, dont toute personne active dans la pratique ressent le défaut d'être simplement soumise aux essais aléatoires, elle veut parvenir à une thérapie qui tombe sous le sens, qui a simplement une interdépendance organique interne avec la pathologie, qui n'est pour ainsi dire que l'autre versant de cette dernière.

Si on parvient de la manière ici décrite à découvrir dans la pathologie simplement une continuation de la physiologie, alors pour quelqu'un connaissant la parenté de l'homme avec son environnement naturel, il est aussi possible de prolonger la pathologie de nouveau d'une façon parfaitement rationnelle au sein de la thérapie, si bien qu'à l'avenir ces dernières n'auront plus besoin être considérées l'une à côté de l'autre, comme elles le sont aujourd'hui au sein d'une science plutôt teintée d'agnosticisme.

Ce ne sont là que des indications, mes très honorables amis ici présents, mais je souhaiterais les donner cependant dans le sens qu'elles pussent montrer un peu - je sais combien l'on est incomplet dans une conférence d'information comme celle-ci - qu'elles pussent indiquer combien l'anthroposophie est loin de se mettre de manière dilettante en opposition aux sciences reconnues, et combien il lui importe beaucoup plus de tirer les dernières conséquences de la forme agnostique de la science et d'en venir par ce moyen à une représentation de ce qui doit être ajouté en complément à cette science. On ressent déjà en effet, et au fond il existe beaucoup de gens en particulier parmi la génération montante, qui ressentent déjà que la science telle qu'elle existe, ne suffit plus. Alors il nous faut quelque chose d'autre, car elle ne nous suffit pas, justement si nous sommes sinon honnêtement disposés à son égard, alors nous devons parvenir à autre chose par elle.

Précisément pour ceux qui - dirais-je - apprennent à connaître la science, non pas simplement comme une réponse, mais qui apprennent à la connaître dans le sens plus élevé d'interrogation (du monde, ndt), pour ceux-là, l'anthroposophie est là - non pas pour les pousser au dilettantisme, mais pour prolonger eux-mêmes leur recherche de manière correcte et exacte, au travers de la science et au-delà, telle qu'elle doit l'être de manière conséquente.

Alors, mes honorables amis ici présents, il existe un troisième degré supérieur de la connaissance. Qui est atteint à la condition que nous étendions nos exercices en exercices de la volonté. Par la volonté, nous menons à bien d'abord surtout ce que l'être humain peut faire dans le monde extérieur. Mais si nous employons la même énergie de volonté sur nos propres événements intérieurs, alors surgit sur les fondements de l'imagination et de l'inspiration, un troisième degré de cognition suprasensible. Si nous sommes tout à fait honnêtes avec nous-mêmes, nous nous avouerons à tout instant de notre vie la chose suivante: nous sommes aujourd'hui tout différents de ce que nous étions voici dix ou vingt ans. Le contenu de notre âme s'est modifié, mais en se modifiant, nous nous adonnions à proprement parler tout à fait passivement au monde extérieur. C'est justement eu égard à notre transformation intérieure qu'une certaine passivité règne en nous.

Si nous prenons ce changement nous-mêmes en main, si un jour nous modifions en outre radicalement ce qui se trouve par exemple dans une certaine relation en nous conformément à l'habitude, si nous nous considérons nous-mêmes intérieurement, au point qu'après avoir suivi une certaine direction nous décidions d'en changer pour faire de nous un autre homme, alors mes très honorables amis ici présents, alors il nous faut souvent être actifs au sein de notre vécu intérieur pendant des années, voire des décennies, car de tels exercices nécessitent du temps.

Que l'on procède donc à la chose suivante: tu façonnes une certaine qualité ou la forme d'une qualité en toi. Après des mois, on remarque combien peu on est parvenu de cette façon à faire nous-mêmes ce qu'autrement le corps fait de nous. Mais si on s'efforce sans cesse, alors on ne regarde pas seulement sa nature humaine intérieure, suprasensible, mais on parvient à rendre cet homme intérieur pour ainsi dire tout à fait transparent. Un organe des sens tel que l'oeil ne pourrait pas nous servir d'organe des sens s'il n'était altruiste - si je peux me permettre cette expression - s'il faisait prévaloir sa propre substantialité; il est transparent, physiquement transparent.

C'est ainsi que nous deviendrons par des exercices de volonté - je n'en ai indiqué qu'un; vous trouverez de tels exercices de volonté exposés en détail dans mon ouvrage: Comment acquiert-on les connaissances des mondes supérieurs? - ainsi deviendrons-nous intérieurement psychiquement transparents, nous parvenons réellement dans un état tel que nous voyons le monde, sans être notre propre obstacle à cette vision, et nous pénétrons totalement dans le suprasensible. Car nous sommes à proprement parler nous-mêmes l'obstacle, du fait même que nous vivons toujours dans notre corps au sein de la conscience ordinaire, l'obstacle qui nous empêche de vivre dans le monde spirituel, car le corps ne nous transmet que ce qui est terrestre, et pas ce qui est de la nature de l'âme et de l'esprit. À présent du fait que nous pouvons faire abstraction de notre corps, nous contemplons au sein d'un degré du monde spirituel, au travers duquel, apparaît à notre regard spirituel ce que deviendra notre âme lorsqu'un jour elle franchira le seuil de la mort.

Comme de l'autre manière, que j'ai décrite tout à l'heure, nous avons appris à connaître notre préexistence, à présent nous apprenons à connaître notre vie après la mort, notre postexistence. Comme nous avons maintenant appris à ne plus voir l'organisme, nous apprenons aussi, du fait qu'il se présente devant nous en image, à connaître l'événement dans lequel nous nous trouvons lorsqu'en pleine réalité nous rejetons cet organisme physique et qu'avec notre seul organisme psycho-spirituel nous entrons dans le monde spirituel. La perte de notre existence physique, la renaissance à l'existence psycho-spirituelle, c'est ce dont nous faisons l'expérience au troisième degré de la cognition suprasensible, dans ce que j'ai appelé l'intuition supérieure.

En ayant cette expérience, en pouvant à présent nous transposer dans un monde sans être prisonnier de notre subjectivité, nous acquérons la possibilité de ce fait de connaître ce monde spirituel pour la première fois dans sa pleine intériorité. Dans l'inspiration, il est encore tel qu'il afflue en nous, mais à présent, dans l'intuition supérieure, nous apprenons à la connaître dans sa pleine intériorité, et à présent nous regardons en arrière vers ce qui s'est d'abord livré à nous comme une nécessité - sous la forme de l'intuition morale. Cette intuition morale, c'est la seule et unique chose qui apparaît à la conscience dégagée par la connaissance de soi par l'exercice du penser pur - j'ai exposé cela dans ma Philosophie de la Liberté - elle surgit donc à la conscience ordinaire en provenance du monde spirituel. Mais si nous cheminons à présent par l'imagination et l'inspiration, si nous faisons des exercices qui nous enseignent à faire complètement abstraction de nous, à évoluer vers une extrême activité du psycho-spirituel, sans être pourtant subjectif, en vivant dans l'objectivité même, alors, pour la première fois, il nous est possible de se livrer à une investigation spirituelle, alors il est enfin possible de percevoir ce qui vit déjà dans le monde physique en tant que spirituel, alors on acquiert pour la première fois seulement la connaissance de la science de l'Histoire.

L'histoire en tant que juxtaposition de faits extérieurs n'en est que la préparation. Ce qui en tant que forces de motivation spirituelle et entités motrices dans la vie historique, on le perçoit seulement au stade de la connaissance intuitive et à partir de ce degré de cette cognition intuitive, on perce également à jour en réalité ce qu'est notre propre entité-Je. Notre propre individualité-Je n'apparaît à proprement parler que comme quelque chose dont nous ne pouvons pas "voir au travers" - je voudrais dire ceci: elle se manifeste tel un espace sombre au sein d'une certaine luminosité, voilà comment elle nous apparaît, si bien que nous voyons avec nos yeux cette clarté sur la base de son noyau obscur, nous jetons ainsi un regard rétrospectif sur notre âme, nous voyons ses idées, et ressentons bien d'autres événements qui l'animent, et vivons dans ses impulsions volontaires. Mais la véritable entité-Je - dirais-je - s'y trouve en son sein comme une zone sombre; elle est indirectement mise en évidence par la clarté de l'âme.

Nous apprenons donc à connaître notre nature éternelle. Mais avec cela nous pouvons commencer seulement à percevoir aussi l'être humain dans sa nature pleinement sociale. À présent nous sommes en face du point où surgit le complément de l'agnosticisme social.

Mes très honorables amis, ici présents! Ici la chose commence à devenir tout particulièrement grave. Qu'est-ce que l'agnosticisme social? Il surgit du fait que nous voulons faire usage de cette observation, que nous avions à bon droit employée sur les phénomènes naturels extérieurs, mais voilà qu'à présent nous voulons aussi en mettre en oeuvre cette observation éduquée sur les phénomènes naturels en les transposant aux phénomènes sociaux. Surgissent alors ces diverses théories de compromis au sein des sciences sociales et de la sociologie - principalement dans la conception de la vie sociale, que nous avons vu apparaître en tout premier lieu, s'élève ce que les sciences naturelles ont inséré dans la conception de la vie sociale, mais qui pour cette raison doit être mis à part de toute chose connaissable, qui devient étranger même à l'idée sociale, à savoir ce qui existe en tant qu'instincts de vie. L'absolu ultime s'est en cela manifesté dans le marxisme, qui voit une idéologie dans tout ce qui est de nature spirituelle et qui ne veut réaliser ensuite l'impulsion à la vie sociale que si cette impulsion se développe à partir des instincts appartenant à l'agnosticisme. La conscience de classe n'est en vérité rien d'autre que la somme de ce qui ne s'enracine plus dans une connaissance de l'être humain, mais de ce qui ressort des instincts. Ceux qui développent de tels instincts dans des circonstances déterminées de la vie doivent le savoir en tout et pour tout.

Lorsque d'un regard non prévenu vous envisagez notre vie sociale, vous découvrez alors que c'est justement sur ce terrain que l'on parvient uniquement à l'agnosticisme. Aussi grotesque et paradoxal que cela puisse apparaître à l'homme d'aujourd'hui, on parvient uniquement dans ce domaine de la science spirituelle - on ne parvient dans ce domaine que dans la mesure où l'on exerce l'agnosticisme, mais en s'élevant à la connaissance intuitive réelle et avec cela en s'élevant à faire l'expérience de ce qu'est réellement la nature humaine. Nous passons véritablement aujourd'hui devant les hommes sans nous arrêter. Nous nous apprécions extrêmement superficiellement. Les exigences sociales surgissent du fait que nous développons justement le plus fortement les vieux instincts sociaux. Mais l'état d'âme, la disposition profonde de l'âme à la vie sociale, ne nous viendra uniquement que du fait des intuitions en provenance du monde spirituel qui se mettent à vivre et pénétrer en nous. Nous avons dû en venir nécessairement à une époque agnostique pour envisager uniquement tout contenu spirituel plus ou moins restreint à des idées. Mais les idées ne vivent plus, pour autant qu'elles se trouvent au sein de la conscience ordinaire. Le philosophe d'aujourd'hui nous parle d'idées logiques, d'idées esthétiques, d'idées éthiques. Toutes ces idées, nous pouvons les observer, nous pouvons les vivre intérieurement en théorie - nous n'en recevons aucune impulsivité de vie. Les idées ne reçoivent de l'impulsivité à vivre qu'à partir du moment où nous faisons des efforts pour nous élever à l'expérience du spirituel. Nous ne pouvons pas en venir à un affranchissement, à une libération sociale, et nous ne pouvons pas non plus imprégner notre vie par une religiosité qui nous convient, si nous n'arrivons pas à appréhender le spirituel de manière intuitive et vivante.

Cette conception pleine de vie du spirituel, elle se distinguera essentiellement de ce que nous appelons aujourd'hui la vie spirituelle. Celle-ci désigne aujourd'hui pour nous la vie idéelle - autrement dit: la vie dans les idées abstraites, qui ne sont pas des impulsions. Ce que nous livre l'intuition, nous redonnera en tant qu'humanité l'Esprit de vie qui vit avec nous. Nous ne disposons plus effectivement que des idée qui, parce qu'elles sont simplement des idées, ont totalement perdu l'esprit. Nous avons des idées en tant qu'abstractions. Nous devons reconquérir la vie des idées. Mais la vie des idées, c'est l'esprit, qui vit parmi nous - non pas cet esprit qui n'est pour nous qu'un savoir. Nous développerons une vie sociale que si l'esprit ressuscite en nous, que si nous ne cherchons pas à organiser la société, à partir de ce qui est dépourvu d'esprit, à partir de ce qui vit d'agnosticisme au plan social, mais si nous la façonnons à partir de cette disposition d'esprit qui entend amener l'esprit de vie par l'intuition.

Il se peut qu'aujourd'hui nous regardions en arrière sur des époques antérieures, certes nous les avons dépassées, et justement celui qui se trouve sur le terrain anthroposophique, celui-là en viendra d'autant moins à souhaiter un retour de leurs formes anciennes. Mais ce qu'elles ont eu, en dépit de toutes leurs erreurs que nous pouvons si facilement critiquer aujourd'hui, c'est que, dans certaines époques, l'esprit de vie - et pas simplement l'esprit des idées - a circulé parmi les hommes. De ce fait ce qui a existé en tant que fondements cognitifs a pu s'étendre jusqu'à appréhender le monde par l'art, jusqu'à pénétrer véritablement l'intériorité de vie religieuse, jusqu'à organiser socialement le monde. Une nouvelle organisation sociale dans le monde, une nouvelle vie religieuse, de nouvelles valeurs artistiques reposant sur un fondement de connaissance, sur lequel au fond elles se sont toujours trouvées, nous ne les conquerrons qu'à partir du moment où nous conquerrons une connaissance vivante, de façon que vivent au sein de l'humanité, non pas uniquement les idées à partir de l'esprit, mais que vive l'esprit lui-même . Cet esprit vivant, c'est ce que voudrait rechercher l'anthroposophie. L'anthroposophie ne veut pas être une théorie ou une conception du monde théorique - l'anthroposophie veut être ce qui peut mettre en mouvement l'esprit dans sa vitalité au sein de la vie humaine, ce qui peut imprégner l'être humain, non pas d'un simple savoir sur l'esprit, mais d'esprit lui-même.

Par ce moyen nous dépasserons l'époque qui a amené le phénoménisme à son épanouissement maximum. Bien sûr, on ne peut que souhaiter qu'il continue à fleurir de cette manière, on ne peut que souhaiter que la manière de penser au sein des sciences de la nature, par sa probité avec laquelle elle a acquis droit de cité, continue d'être si féconde. Mais la vie de l'esprit ne doit pas non plus exister uniquement parce qu'elle continue de vivre sur les traditions anciennes. Au fond, toutes les expériences de l'esprit sont édifiées sur la tradition, elles ont été bâties sur ce dont une humanité antérieure a conquis de spiritualité.

Au fond, notre art d'aujourd'hui est aussi construit sur la tradition, sur les fondements qu'une humanité antérieure a conquis. On ne parvient plus aujourd'hui aux styles architecturaux, sans les transformer soi-même en conscience. Sinon nous en serions encore à bâtir selon les formes de style de la Renaissance, du Gothique ou de l'Antiquité. Nous ne parvenons pas à produire. Produire, nous y parvenons qu'à partir du moment où nous animons intérieurement la connaissance, de façon à ne plus façonner des concepts, mais la vie intérieure du penser qui nous emplit et qui peut jeter un pont entre ce que nous appréhendons sous forme d'idées et ce que nous devons créer pleinement dans la vie. Nous devons devenir des hommes productifs en recherchant une connaissance vivante devant toutes choses à l'instar d'un fondement de vie.

Cela, mes très honorables amis ici présents, mes très honorables condisciples, c'est ce que l'anthroposophie voudrait. Elle voudrait apporter la vie dans l'âme humaine, dans l'esprit humain - ne pas se trouver en opposition comme cela a été souvent répété sur elle, ne pas être une opposition à ce qu'elle reconnaît comme pleinement justifié dans l'esprit scientifique moderne. Elle souhaiterait prolonger cet esprit scientifique afin qu'il puisse pénétrer depuis les choses extérieures, matérielles, naturalistes jusqu'au sein du psycho-spirituel. Et celui qui peut percer à jour les besoins humains d'aujourd'hui est convaincu que chez de nombreux hommes du présent il existe déjà une soif intérieure inconsciente, une aspiration à une extension de l'esprit scientifique du présent. Développer uniquement dans la conscience ce qui vit chez maintes personnes sous la forme d'un vague besoin, c'est cela que voudrait l'anthroposophie, et seul celui qui la regardera sous un éclairage correct et dans sa relation avec la science, apprendra à la connaître dans sa vraie lumière, et non selon les altérations que l'on ébauche en partie sur elle à l'époque actuelle.

Der Europäer, 7ème année, n° 1- novembre 2002

et Der Europäer, 7 ème année, n°2/3 Décembre -Janvier 2002/2003

(Traduction Daniel Kmiécik)


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