La tâche de la science spirituelle

Rudolf Steiner

Notes d'un cours donné à Berlin en 1903 ou 1904


Il y a chez Hegel une belle parole: la pensée la plus profonde est reliée avec la figure historique et extérieure du Christ. Et la grandeur de la religion chrétienne, c'est d'exister pour chaque étape de développement. Elle est à la portée de la conscience la plus naïve et en même temps elle est un défi à la plus profonde sagesse.

Que la religion chrétienne soit compréhensible à tout degré de conscience, c'est ce qui est révélé par l'histoire même de son développement. Correctement comprise, cela doit être la tâche de la Théosophie, ou de la science spirituelle en général, de montrer que la religion chrétienne requiert une pénétration dans les enseignements les plus profonds de la sagesse. La Théosophie (l'Anthroposophie de l'époque, car nous sommes en 1903-4, ndt) n'est pas une religion, mais un instrument pour comprendre les religions. Son rapport aux documents religieux ressemble plutôt au rapport des mathématiques à leurs écrits fondamentaux qui les ont enseignées à l'origine. Un homme peut comprendre les mathématiques par ses propres facultés spirituelles, et saisir les lois de l'espace sans avoir à en référer à l'un quelconque de ces textes. Mais s'il a vraiment assimilé les vérités de la géométrie, il appréciera d'autant plus hautement les textes originels par lesquels ces lois furent initialement présentées. Il en va de même avec la Théosophie. Ses sources ne se trouvent pas dans des documents anciens, pas plus qu'elles ne s'appuient sur la tradition; elles reposent dans la réalité des mondes spirituels. C'est là qu'elles doivent être retrouvées et saisies par le développement des capacités spirituelles propres à l'être humain, tout comme celui-ci saisit les mathématiques en s'efforçant de développer les facultés de son intellect. Notre intellect, par le moyen duquel nous sommes capables de comprendre les lois du monde sensible, est soutenu par un organe, le cerveau. De façon similaire, nous avons besoin d'organes appropriés afin de pouvoir saisir les lois des mondes spirituels.

Comment nos organes physiques se sont-ils développés? C'est parce que des forces, provenant de l'extérieur, ont travaillé sur eux: les forces du Soleil, les forces du son. Ainsi parvinrent à l'existence les yeux et les oreilles - à partir d'organes neutres, léthargiques, à l'intérieur desquels, dans un premier temps, le monde sensible ne pouvait pas pénétrer, et qui ne se sont ouverts que progressivement à ce monde. Si nos organes spirituels sont travaillés par les forces correctes, ils s'ouvriront aussi.

Quelles sont donc ces forces qui entrent dans nos organes spirituels encore inertes? Pendant la journée, le corps astral de l'homme moderne est assailli par des forces qui travaillent à l'encontre de ce développement, en détruisant même de tels organes qu'il possédait autrefois, avant l'aurore de la claire conscience du jour. Autrefois, l'homme recevait des impressions astrales directes. Le monde environnant lui parlait au travers d'images, par la forme desquelles s'exprime le monde astral. Des images et des couleurs vivantes, intérieurement organiques, voltigeaient librement dans l'espace environnant comme autant de manifestations de plaisir et de répugnance, de sympathie et d'antipathie. Puis ces couleurs s'enroulèrent, pour ainsi dire, autour des surfaces des choses et les objets acquirent des contours précis. Cela se passait tandis que le corps physique de l'homme gagnait régulièrement en solidité et s'organisait de plus en plus. Lorsque ses yeux s'ouvrirent pleinement à la lumière physique, lorsque le voile de la Maya recouvrit même le monde spirituel, le corps astral de l'homme reçut des impressions du monde environnant par le truchement des corps éthérique et physique. Le corps astral transmit lui-même ces impressions au "Je" et, du "Je", elles passèrent dans sa conscience. Il était donc personnellement impliqué et continuellement actif. Mais les forces qui agissaient sur lui n'étaient plus plastiques, elles ne s'entrelaçaient plus dans son propre être en harmonie avec à sa nature; elles se mirent à se nourrir de lui, à le détruire même, afin d'éveiller la conscience du "Je". Ce n'est que de nuit, lorsque il s'enfonçait dans le monde spirituel au même rythme et redevenait homogène avec lui, qu'il acquérait une puissance nouvelle et devenait capable, une fois de plus, d'introduire des forces dans ses corps éthérique et physique. Hors de ce conflit d'impressions, hors de cet engourdissement des organes astraux, travaillant autrefois inconsciemment dans l'homme, surgit donc cette vie du "Je" individuel, la conscience du "Je". Hors de la vie-mort; hors de la mort-vie. L'anneau du serpent fut complet. Et maintenant, à partir de cette conscience du "Je" éveillée, devraient apparaître des forces qui enflammeraient de nouveau la vie au sein des vestiges révolus des organes astraux précédents, en les modelant et en les refondant.

L'humanité évolue vers ce but, guidée par les Maîtres et les Guides, les Grands Initiés, dont le serpent est aussi le symbole. C'est une éducation à la liberté, par conséquent une éducation lente et difficile. Les grands Initiés auraient pu réaliser leur tâche plus aisément, pour eux-mêmes et pour l'homme, s'ils avaient oeuvré sur ce corps astral pendant la nuit, quand il est libre, de manière à imprimer les organes astraux intérieurs depuis l'extérieur. Mais une action de ce genre aurait opéré dans la conscience de rêve humaine; elle aurait offensé la sphère de la liberté humaine. Le principe le plus élevé dans l'être humain, la Volonté, ne se serait jamais déployé. L'homme progresse en étant guidé étape par étape. Il y a eu une initiation dans la sagesse, une initiation dans le sentiment, une initiation dans la volonté. Le vrai Christianisme est la récapitulation de tous ces degrés d'initiation. L'initiation de l'Antiquité fut l'annonce prophétique, la préparation. Lentement et progressivement, l'homme du temps passé s'émancipa lui-même de son Initiateur, son Gourou. L'initiation, pour commencer, procéda au sein d'une conscience d'extase, mais elle fut "outillée" pour imprimer dans le corps physique un souvenir de ce qui s'était passé en dehors de ce corps. D'où la nécessité de relâcher le corps éthérique, le porteur de la mémoire, comme le corps astral. Le corps astral et le corps éthérique plongeaient ensemble dans l'Océan de sagesse, dans le Mahadeva, dans la Lumière d'Osiris. Cette initiation s'effectuait dans le plus profond secret, dans une solitude absolue. Aucun souffle du monde extérieur ne devait s'y introduire. L'homme était comme mort à la vie extérieure, et ces tendres germes humains furent nourris loin de la lumière aveuglante du jour.

Puis l'initiation sortit de l'obscurité enveloppant les Mystères pour percer à la plus vive lumière du jour. Dans une personnalité grande et majestueuse, le porteur du principe unifiant le plus élevé qui existe au monde - en Lui qui est l'expression et la manifestation du Père dissimulé, et qui, revêtant forme humaine, devint le Fils de l'Homme et de cette façon le Représentant de toute l'humanité, le Lien unissant tous les "Je" - dans le Christ, l'Esprit de Vie, l'Unificateur Éternel, l'Initiation de l'humanité fut accomplie dans son ensemble, comme un fait historique et en même temps comme un symbole, sur le plan du sentiment. Cet événement fut si puissant qu'en tout individu modelant sa vie sur lui, sa puissance continuait d'oeuvrer - jusque dans le physique, s'exprimant même dans l'apparition des stigmates et dans les douleurs les plus perçantes. Les sentiments furent ébranlés jusque dans leurs tréfonds les plus secrets. Une intensité d'émotion, telle que rien de semblable n'a jamais paru dans le monde auparavant ni depuis, s'éleva en vagues majestueuses. Dans l'initiation de la Croix du Divin Amour, eut lieu le sacrifice du "Je" pour Tous. Le sang, l'expression physique du "Je", coula pour l'amour de l'humanité, et l'effet fut tel que des milliers se pressèrent vers cette initiation, vers cette mort (les martyrs, ndt), laissant leur sang couler dans l'amour et la dévotion à l'égard de l'humanité. Ce sang indicible qui fut versé de cette manière, n'a jamais été suffisamment souligné; la pensée de ce sang n'entre plus dans la conscience des hommes, pas même dans les cercles théosophiques (et désormais anthroposophiques, ndt). À présent, les vagues de ferveur qui ont déferlé dans ce sang répandu, et qui sont remontées, ont accompli leur tâche. Elles sont devenues de puissantes sources d'impulsions. Elles ont rendu l'humanité mûre à l'initiation de la Volonté.

Et c'est ici le legs du Christ.

Source: http://wn.elib.com/Steiner/Books/GuidEsot;lines=109-226


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