Steiner, Blavatsky et les Maîtres

Une mystification

Dans la Société théosophique, l'enseignement concernant les mondes suprasensibles était censé être dispensé par des Maîtres aux "Initiés" de la société. Ces maîtres avaient été imaginés par Helena Petrovna Blavatsky (Mme Blavatsky) pour donner du crédit à ses déclarations, et aussi pour manipuler le journaliste Alfred Percy Sinnett par une habile mystification, lui faisant croire qu'il recevait des lettres des Mahatamas. En réalité ces lettres étaient écrites pas Mme Blavatsky. C'est d'après ces lettres que Sinnett a écrit son ouvrage « Le Bouddhisme ésotérique ». C'était ainsi devenu l'usage dans la Société théosophique de se dire en contact avec un Maître, quand on voulait avoir du crédit auprès des disciples. Mme Blavatsky disait recevoir télépathiquement des communications des maîtres Koot-Houmi et Moryah. Quand ultérieurement, Alice A. Bailey a fondé son école Arcane et sa néothéosophie, elle s'est dite aussi en contact avec le maître Koot-Hoomi et le maître tibétain Djwahl Khul. Tous ces maîtres étaient censés faire partie de la Grande Loge Blanche, comportant 12 maîtres, dont le siège aurait été caché quelque par dans l'Hymalaya. Max Heindel, fondateur de la Rosicrucian Fellowship en Californie, prétendait aussi avoir reçu son enseignement de maîtres qu'ils appelaient les 12 Frères Aînés de la Rose-Croix. Peter Deunov et son disciple autoproclamé Mikhaël Aïvanov parlaient aussi de cette Grande Loge Blanche constituée de 12 maîtres. On ne change pas une équipe qui gagne évidemment. L'existence des maîtres a suscité de nombreuses polémiques au sein même de la Société théosophique et il s'est avéré ultérieurement que Mme Blavatsky avait imaginé cette fable afin de donner du crédit à ses déclarations souvent délirantes, il faut bien le reconnaître. Mme Blavatsky qui était médium, a été plusieurs fois prise en flagrant délit de fraude quand elle produisait des phénomènes « magiques » afin d'impressionner ses auditeurs et de renforcer leur croyance en sa doctrine. Mme Blavatsky avait réellement des dons de prestidigitateurs. Toutefois, elle a déclaré une fois cyniquement que « même si ses livres avaient été dix fois plus intéressants, sans les « phénomènes », jamais il n'y aurait eu de Société théosophique.
Mme Blavatsky prétendait aussi qu'elle avait rencontré les Maîtres ou Mahatmas au Tibet. Mais il s'est avéré aussi, par la suite, qu'elle n'y avait jamais mis les pieds.
Avant de devenir théosophe Steiner ne parlait évidemment pas de maîtres. Faisant ses premiers pas dans la Société théosophique fidèle à Adyar, en tant que responsable pour l'Allemagne, Steiner ne pouvait pas déroger à cette exigence. Il commença donc à faire référence aux maîtres dont se revendiquaient Blavatsky et autres dirigeants théosophes. En public, Steiner était plus discret sur les maîtres, mais au sein de son école ésotérique, (qui était une loge maçonnique de Memphis-Misraïm comme c'était l'usage dans la Société théosophique), Steiner commençait souvent ses exposés en disant : « les maîtres m'ont chargé de vous communiquer ce qui suit ». Dans cette même école, ultérieurement il a viré les maîtres orientaux et a prétendu que désormais il était guidé exclusivement par Christian Rose-Croix et le Maître Jésus.
Dans ses débuts, Steiner, par opportunisme, s'est senti obligé de caresser obséquieusement les dirigeants de la Société théosophiques dans le sens du poil. Par la suite, à cause à son désaccord croissant avec Annie Besant et Leadbeater, Steiner a expliqué que désormais il lui était dévolu de diriger l'école occidentale sous l'égide des maîtres chrétiens, Jésus et Christian Rose-Croix, tandis qu'Annie Besant conduirait l'école orientale sous la guidance des autres maîtres. On constatera, en lisant les extraits ci-après, que dans ses débuts Steiner, prudent, se considère comme un simple porte-parole des maîtres, et qu'il n'est pas encore question d'investigations dans les mondes spirituels. Mais peu à peu, Steiner se glisse dans la peau du grand maître de l'Ordre de la Rose-Croix, et il ne fera plus référence aux maîtres pour enseigner, mais prétendra que son enseignement provient de ses propres investigations dans les mondes supérieurs.
Ce qui est remarquable, c'est que Steiner a utilisé la même mystification que celle de Mme Blavatsky en prétendant s'adresser aux théosophes au nom des maîtres imaginés par cette dernière. À vrai dire, Steiner a fait plus, puisqu'il a aussi repris sans sourciller une foule de conceptions délirantes, et même erronées, puisées dans les ouvrages théosophiques, en particulier dans « La Doctrine secrète » de Blavatsky, afin d'élaborer sa propre doctrine.
Néanmoins, après avoir pris la présidence de la Société anthroposophique après le Congrès de Noël 1923, Steiner a dit qu'il avait craint qu'en le faisant, les révélations provenant du monde spirituel se tarissent, mais que cela n'avait pas été le cas. Il faut attirer l'attention sur le fait que Steiner parle de révélations, alors qu'il prétend faire des investigations !

  • Lors d'une réunion au sein de son école ésotérique :
    « Rudolf Steiner commence par réciter une prière. Puis il indique qu'à travers lui parle les Maîtres, qu'il n'est que le moyen d'exprimer les pensées des Maîtres. Maître Morya indique le but du développement humain. C'est lui qui conduit l'humanité vers son but. Maître Kuthumi est celui qui nous montre les chemins qui conduisent au but. »
    [Berlin, 9 juillet 1904 - in Leçons ésotériques Tome 1, GA 266/1 - EAR page 85]

  • « 1. Les Mahatmas auront quelque chose à nous dire aujourd'hui. [.]
    7. Voici la parole du Maître Morya.
    8. Les Maîtres peuvent être considérés par nous comme un idéal ; ils ont atteint ce que nous devons encore atteindre. Nous pouvons par conséquent nous enquérir auprès d'eux quant à notre évolution. »

    [Berlin, 14 juillet 1904 - in Leçons ésotériques Tome 1, GA 266/1 - EAR page 88].

  • « Évocation des Maîtres. Maître Morya indique la parole suivante : Homme, sache que tout ce qui est autour de toi l'est à cause de toi et que tu es là pour les dieux. »
    [Berlin, 15 octobre 1905 - in Leçons ésotériques Tome 1, GA 266/1 - EAR page 95]

  • « Les quatre maîtres ont fondé le rosicrucisme afin de conduire l'humanité vers la connaissance de la moralité et d'en révéler les lois, ceci afin qu'une armée se forme parmi les humains engagés consciemment dans le travail. »
    [Munich, 11 novembre 1905 - in Leçons ésotériques Tome 1, GA 266/1 - EAR page 99]

  • « Puis Rudolf Steiner évoqua la dernière incarnation du Maître Kouthoumi et sa fréquentation des universités pour être en mesure d'interpréter les hautes sagesses en d'autres langues et selon l'esprit moderne. Cette incarnation ne se fit toutefois pas en une seule personnalité bien distincte, mais sa force agissait tantôt ici, tantôt là. »
    [Berlin, 13 décembre 1905 - in Leçons ésotériques Tome 1, GA 266/1 - EAR page 100]

  • « Concernant les doutes sur la fréquentation des universités par le Maître Kuthumi, il est dit que ce lui fut nécessaire pour acquérir des notions européennes. De même il lui fut nécessaire d'apprendre le chinois pour porter son enseignement en Chine. »
    [Munich, 15 décembre 1905 - in Leçons ésotériques Tome 1, GA 266/1 - EAR page 101]

  • « Aujourd'hui, il [Rudolf Steiner] désira nous communiquer deux choses concernant les prescriptions et les mantram qui sont donnés aux disciples par le sublime maître Morya. »
    [Berlin, 28 décembre 1905 - in Leçons ésotériques Tome 1, GA 266/1 - EAR page 103]

  • « Saint-Germain enseigne aujourd'hui la théosophie de manière à satisfaire les exigences de l'Européen cultivé. Il est en ce moment le plus grand maître. Annie Besant a sous sa conduite l'école orientale.
    [Berlin, 18 mars 1906 - in Leçons ésotériques Tome 1, GA 266/1 - EAR page 111]

  • « En introduction, voici les quatre maîtres qui agissent au sein de notre mouvement :
    • Maître Morya : Force
    • Maître Kuthumi : Sagesse
    • Maître Saint-Germain : On recourt à lui pour les difficultés de la vie quotidienne
    • Maître Jésus : Il s'adresse à l'intimité de l'être humain. »
    [Berlin, 26 juin 1906 - in Leçons ésotériques Tome 1, GA 266/1 - EAR page 132]

  • « Jésus était un disciple du troisième degré. Lorsqu'il fut âgé de trente ans, il arriva ce qui suit. Jésus quitta ses corps purs et nobles, les corps physique, éthérique, astral, et le Christ en pris possession. Jésus lui se retira sur le plan astral où il resta uni à ses frères de la Loge Blanche, et y acquit lui-même la maîtrise.
    Morya - son vrai nom est communiqué uniquement aux disciples très avancés - fortifie la volonté.
    Kuthumi est le maître véritable de la vérité.
    Jésus, le Guide de son Église, agit particulièrement au niveau du cour. Nous pouvons les appeler quand nous avons besoin d'eux. »

    [Berlin, 22 octobre 1906 - in Leçons ésotériques Tome 1, GA 266/1 - EAR page 138]

  • « Mais que personne cependant n'aille penser que les maîtres de l'Orient et de l'Occident s'opposent ! Les maîtres vivent toujours en harmonie entre eux. Cependant, de profonds changements sont intervenus récemment concernant les écoles ésotériques orientales et occidentales.
    Jusqu'à maintenant, les écoles étaient toutes réunies sous la conduite de grands maîtres communs. Mais l'école occidentale s'est rendue indépendante, si bien qu'il existe maintenant deux écoles qui revendiquent la même position : celle de l'Orient et celle de l'Occident formant ainsi deux petits cercles au lieu d'un seul plus grand. L'école ésotérique orientale est conduite par Mme Annie Besant et ceux qui penchent plutôt vers son enseignement ne peuvent rester plus longtemps dans notre école. [.] À la tête de notre école occidentale se trouvent deux maîtres : Maître Jésus et Maître Christian Rosecroix.

    [Munich, 1 juin 1907 - in Leçons ésotériques Tome 1, GA 266/1 - EAR page 193]

  • « Mais bientôt d'autres personnalités s'emparèrent d'elle [c'est-à-dire d'Héléna Pétrovna Blavatsky] et elle tomba sous d'autres influences ; et à la place de celui qui était son guide et qui voulait la guider vers la spiritualité de l'Europe du Centre, apparut plus tard, prenant le masque du guide de ses débuts, l'individualité nommée Koot Hoomi, mais qui n'était aux dires des occultistes ayant un véritable savoir, rien d'autre qu'un homme à la solde de la Russie, et qui voulait consciemment fondre ensemble ce qui pouvait procéder des facultés psychiques de Blavatsky et l'occultisme anglo-saxon. On a directement affaire à la collusion d'une individualité originelle - bien des gens l'appellent « Maître », on peut l'appeler comme on veut - et, plus tard, d'un escroc, d'un charlatan qui avait pris le masque de la première et avait reçu de l'Europe de l'Est la tâche que je viens d'indiquer. »
    [Stuttgart, le 12 mars 1916, GA 174b - « Die geistigen Hintergründe des Ersten Weltkrieges » - publié dans Triades Automne 1991 - 39/3, sous le titre : « Le détournement des forces de l'âme russe : Héléna Pétrovna Blavatsky »]


Steiner parle de son maître

Dans un document écrit pour Édouard Schuré en 1907, connu sous le nom de « Manuscrit de Barr », Steiner parle d'un villageois mystique, ramasseur de simples pour le compte des pharmaciens de Vienne, Félix Koguzki (1833-1909) qu'il aurait rencontré en 1880. Dans ce manuscrit remis à Schuré, Steiner présente Félix Koguzki comme « un émissaire du Maître, envoyé par lui », « une personnalité très importante », soulignera-t-il ultérieurement (Cf. J'ai rencontré Rudolf Steiner, Rittlemeyer), qui lui aurait conféré son initiation et sa formation à la perception occulte.
Steiner écrit :

« ... pleinement initié aux secrets de l'efficacité de toutes les plantes et de leur rapport avec le cosmos et la nature humaine. Le commerce avec les esprits de la nature était pour lui tout naturel, et il en parlait sans enthousiasme, ce qui précisément n'éveillait que plus d'enthousiasme. »

Comme cela été dit plus haut, tout enseignement dispensé dans la Société théosophique devait indispensablement être transmis par les « Maîtres » et Steiner ne pouvait pas déroger à cet usage sans perdre son crédit. Il ne faut pas oublier que ce texte était destiner à s'attirer les bonnes grâces d'Édouard Schuré, l'auteur de « Les grands initiés » de romans et de pièces de théâtre. Schuré était un auteur déjà célèbre qui en outre était un membre de la Société théosophique et donc une relation sociale importante pour Steiner. Remarquons aussi, qu'en 1880, Steiner avait 19 ans et que vu son orientation scientifique et philosophique de l'époque, il aurait certainement considéré ces divagations occultes comme étant des superstitions !

Dans son esquisse biographique du 4-02-1913, (Cf. Esprit du Temps 8/23), époque de la rupture avec la Société théosophique, Steiner ne fait plus référence à l'enseignement transmis par les « Maîtres », mais uniquement à sa clairvoyance et à ses faculté d'investigation dans les mondes suprasensibles. Le but de cette esquisse biographique était surtout de se défendre et de répondre aux accusations d'Annie Besant à son égard, notamment de jésuitisme.

Mais ce qui est particulièrement significatif, c'est que dans son « Autobiographie » de 1923, Steiner ne fait plus mention d'un quelconque maître l'ayant initié à l'occultisme. Steiner travaille surtout à l'époque le gœthéanisme et sa philosophie idéaliste, et comme le remarque à juste titre José Dupré, « aucune inflexion vers l'occultisme opératif n'est perceptible » chez lui au cours de ces années.

Encore une contradiction

Dans sa lettre du 9 janvier 1905 à Marie de Sivers, on lit :

« Et pas un jour ne passe que les Maîtres ne donnent un clair avertissement : "Soyez prudents, pensez à l'impréparation de notre époque. Vous avez des enfants devant vous, et c'est votre destin de révéler des enseignements secrets élevés à des enfants. Soyez attentifs qu'à travers vos paroles, vous suscitez des malfaisants." Je peux seulement dire que si le Maître ne m'avait pas convaincu, en dépit de tout ceci, que la théosophie est nécessaire pour notre époque, j'aurais seulement écrit des livres philosophiques et fait des conférences de littérature et de philosophie, même après 1901. »
[cf. Marie Steiner de Sivers. Une vie au service de l'anthroposophie, Hella Wiesberger p.47].


Si on met en rapport avec ce passage, une autre déclaration de Steiner spécifiant que le champ d'action prescrit par son Maître était la philosophie idéaliste, ce qui l'avait conduit à « La philosophie de la liberté », on constate que cette injonction est manifestement en contradiction avec la première.
Mais le problème essentiel, c'est que ce Maître qui l'aurait poussé à enseigner la théosophie, aurait dû connaître la genèse tumultueuse et scabreuse de cette théosophie affabulée par Mme Blavatsky et consorts. Ce point discrédite totalement non seulement ce soi-disant Maître, mais aussi Steiner qui a alors fait preuve d'une naïveté incroyable pour le moins. En fait, ce Maître est purement imaginaire et a été inventé par Steiner pour se disculper de s'être engagé dans cette théosophie dont la nature est à l'extrême opposé de sa philosophie première. En 1901 ou 1902, Steiner a opéré un véritable retournement de ses valeurs antérieures. Il a même essayé de faire croire, au moyen de déclarations peu convaincantes et maladroites que l'anthroposophie était l'aboutissement de sa philosophie de la liberté. Il faut être vraiment très naïf pour le croire ! En effet comme José Dupré l'a très bien vu, c'est une aberration, car les principes mêmes de la philosophie de la liberté que sont l'individualisme éthique et l'imagination morale, sont en contradiction manifeste avec les dogmes de l'anthroposophie pétrie de fantasmes occultes délirants.

Pour conclure

Steiner fait référence à des maîtres et à son maître en particulier par opportunisme dans le cadre de ses activités d'instructeur et de conférencier au sein de la Société théosophique et dans son école ésotérique.
Il le fait également en 1907 pour impressionner Schuré, un théosophe et un écrivain célèbre dont la réputation ne peut qu'accroître son crédit auprès des théosophes.
Dès les premières frictions avec Annie Besant, il décrète la scission des maîtres en deux factions, certes non rivales, mais dont l'orientale guide Besant, et l'occidentale le guide lui.
En 1913, époque de la rupture avec la Société théosophique, Steiner relègue les maîtres aux oubliettes et présente ses enseignements comme résultats de ses propres investigations dans les mondes suprasensibles.
En 1923, dans son « Autobiographie », ses mémoires en réalité, il n'est plus question de références aux maîtres.
On peut constater que Steiner n'a pas hésité à déguiser la véracité des faits, pour arriver à ses fins, quand c'était utile. Si les anthroposophes étaient conséquents, ils devraient en déduire après avoir lu le petit ouvrage de Steiner paru en 1908 « Comment parvient-on à des connaissances des mondes supérieurs ?  aussi appelé « L'Initiation » que ce manque de véracité Steiner, sa désinvolture quant à la vérité, est totalement contradictoire avec les conditions qu'il faut satisfaire pour devenir un initié et un clairvoyant correctement développé, selon ses propres critères !

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