« Ce
n’est certainement pas de ma faute si certains jeunes ont fait un usage
arbitraire, confus et peu sérieux de certaines de mes idées
de mes livres, en confondant des plans très différents. »
Julius Evola
(1959)
« Il
est évident que ces déviances naissent de l’insuffisante
maturité de nombreux lecteurs d’Evola et non pas de ce que Evola
a écrit ».
Adriano Romualdi
(1968)
« Les
erreurs de celui qui a cherché à traduire Evola sur le terrain
sismique de la politique, appartiennent à celui qui les a accomplies
et non à Evola ».
Marcello Veneziani
(1985)
Rappel du traducteur: Le
fait de traduire un auteur n’implique pas automatiquement que l’on
partage toutes ou parties de ses idées, mais simplement que l’on
pense que cela peut être utile aussi à d’autres.
Julius EVOLA
Ce sur quoi je ne peux rien, ne
peut rien sur moi.
Aux soins de Dario Citati
Brève introduction
Tout en étant l’une des figures les plus intéressantes
du panorama culturel du vingtième siècle,
Julius Evola (Rome, 19 mai 1898 - 11 juin 1974),
continue d’être snobé, mal compris ou ignoré par
la culture officielle italienne, plus encore que par celle extérieure.
Pourtant, à la lumière d’une analyse attentive et pondérée,
exempte de préjugés politico-idéologiques, apparaît
un penseur très fécond, pleinement inséré dans
le contexte et dans le débat politique, philosophique et artistique
contemporain. Son parcours intellectuel multiforme en est une preuve: poète
et peintre dadaïste dans sa jeunesse, philosophe, apôtre de l’idéalisme
magique et de la théorie de l’Individu Absolu, spécialiste
de cultures archaïques, d’ethnologie, de sciences ésotériques,
doctrinaire Traditionaliste, théoricien du « Racisme Spirituel »,
référent théorique et guide idéologique d’au
moins deux générations de la Droite radicale italienne de l’après-guerre.
Toutefois, sa notoriété insuffisante dérive d’une
connaissance marginale et préjudiciable de son entière production
intellectuelle, mais aussi, malheureusement, à cause d’un chauvinisme
exaspéré qui s’est avéré avec le temps
dans certains milieux politiques; les disciples acritiques sont souvent pires
que les ennemis les plus intransigeants. Et c’est ainsi qu’est
née la légende de l’Evola « fasciste »,
de l’Evola mauvais maître, de l’Evola inspirateur du terrorisme,
fausses accusations auxquelles a amplement répondu le docteur Gianfranco
de Turris dans son Éloge et défense
de Julius Evola, le Baron et les Terroristes (ed.
Mediterranee, Rome 1997). Trop souvent, la réputation d’Evola
a été conditionnée, en positif et en négatif,
par le filtre de l’idéologie et de la rhétorique. Défavorables
à ce système d’interprétation manichéen,
qui prétendrait identifier en Julius Evola un monolithe culturel à
accepter ou refuser en bloc, nous nous proposons ici de présenter
de la manière la plus systématique possible un tableau complexe
de la vie et des oeuvres du « Baron » Evola, étant
donné que, comme l’a écrit Giovanni Marden:
«
... en contrepoids à toutes
les critiques, pourtant, le fait demeure qu’Evola reste un géant
et a encore beaucoup de choses à enseigner, dans ses pages encore
dotées d’une forte charge suggestive, le relire fait toujours
du bien, même s’il ne faut pas le considérer comme l’unique
référent en prenant pour argent comptant tout ce qu’il
affirme. Et, chose qui importe le plus, Evola a toujours été
un anticonformiste et un homme qui a toujours vécu en cohérence
avec les idées qu’il a professées, [...] Il a toujours
vécu modestement, sans mendier les plats chauds du patron du moment.
Ce fut un courageux et authentique vir
dans le sens romain du terme. Vanni Sweiler dit: « Si Tartuffe
revenait au monde, il serait certainement contre Evola
». Et s’il existait une tombe
d’Evola, il ne pourrait y avoir de meilleure épigraphe
.
Julius Evola se configure, philosophiquement, comme un représentant
de pointe du fameux
Traditionalisme intégral
, un courant qui va bien au-delà du traditionalisme catholique (selon
la tournure même d’Evola: «
Qui est catholique, n’est qu’à moitié traditionnel
»), et qui revendique dans ses filets des penseurs comme René
Guénon, Massimo Scaligero, Titus Burkhardt, Fritjof Schuon et Ananda
Coomaraswamy. Du point de vue politique, Evola, antiprogressiste, antimatérialiste
et antiilluministe, a été un monarchique, inébranlable
défenseur d’une vision de l’État et d’une
société fondée sur les distinctions, sur le principe
classique du suum cuique tribuere
. Mais il a aussi écrit des oeuvres sur l’anthropologie, sur
la musique, sur la société de masse, sur la mythologie, sur
le monde chevaleresque médiéval, sur l’art. Importante,
enfin, la divulgation de ces instruments conceptuels (métapolitiques,
existentiels), toujours à considérer comme valables pour celui
qui a encore en lui, vivant, le principe Traditionnel et cherche à
« se tenir debout au milieu des ruines », selon l’expression
d’Evola lui-même, c’est-à-dire au milieu du monde
moderne avec une fermeté, une centralité à soi-même
et un esprit autarcique.
Vie et oeuvres
Giulio Cesare Andrea Evola naît à Rome, le 19 mai 1898: on
trouve les premières informations sur sa vie dans les pages du
Chemin de cinabre , l’ouvrage considéré
comme son autobiographie intérieure. «
Dans la prime adolescence se développa en moi un intérêt
naturel et vif pour les expériences de la pensée et de l’art.
Tout jeune garçon, juste après la période des romans
d’aventure, je m’étais mis en tête de compiler,
avec un ami, une histoire de la philosophie à base d’abrégés.
D’autre part, si je m’étais déjà senti attiré
par des écrivains comme Wilde et D’Annunzio, mon intérêt
s’étendit rapidement, d’eux à toute la littérature
et à l’art plus récents. Je passais des journées
entières à la bibliothèque, dans un régime soutenu
et libre de lectures. En particulier, la rencontre avec des penseurs comme
Nietzsche, Michelstaedter et Weininger eut pour moi de l’importance
». Graduellement, il commença à s’approcher
de la culture avant-gardiste de cette époque: Marinetti et le futurisme,
Giovanni Papini et son journal Lacerba
, Tristan Tzara et le dadaïsme. De sa correspondance avec le chef d’école
Dada, on déduit la profonde épaisseur du jeune Evola, qui s’engagea
en personne dans l’art en peignant des tableaux qui firent de lui,
effectivement, le plus important artiste dada italien. Riccardo Paradisi
écrit à propos des tableaux de l’Evola dadaïste:
« Ce sont des peintures, celles-ci,
dont la géométrie métaphysique libère une atmosphère
comme celle de quelques poésies, écrites toujours dans ces
années-là. Une dédicace à l’aube se récite
ainsi: « A levante ora il cielo si diluisce / ha dissonanze in
roseo / mentre giungono lentamente impolverati i suoni flautati [Au levant
le ciel se dilue il a des dissonaces rosées tandis que
parviennent des sons flûtés lentement empoussiérés.]
» Evola expose ses tableaux dans les galeries de Rome et Berlin,
collabore aux revues Bleu
et Noi et écrit
un texte théorique important sur l’art:
Art Abstrait (1920), défini par Massimo
Cacciari comme « l’un des écrits
philosophiquement les plus prégnants de l’avant-garde européenne
», et il publie des poèmes et poésies en 1921,
dans un volume intitulé Les paroles obscures
du paysage intérieur [en français
dans le texte, ndt]. Entre temps, en 1917, il avait participé à
la Grande Guerre comme officier d’artillerie: il est assigné
sur des positions de première ligne près d’Asiago, là
où, probablement, ont débuté ses méditations
sur les sommets et les premiers signes de sa conception de la montagne comme
site d’expériences-réveils intérieurs. De retour
de guerre, il découvre le sentiment de l’absurde à l’égard
du monde qui l’entoure. Il écrit dans le
Cinabre : «
...avec laccomplissement de mon développement, s’aggravèrent
en moi l’intolérance pour la vie normale à laquelle j’étais
retourné, le sentiment de l’inconsistance et de la vanité
des buts qu’exigent normalement les activités humaines. De manière
confuse mais intense, se manifestait l’impulsion congénitale
à la transcendance. »
C’est cette période où il commence à faire usage
de substances stupéfiantes, pour « chercher à apaiser,
de quelque manière, sa faim d’absolu ». Evola ne
reniera jamais une telle expérience, mais il tiendra à souligner
que jamais il ne devint esclave des narcotiques et, à la suite de
cette période, il n’en ressentit plus ni le besoin ni le manque.
En 1921, il cesse de peindre ; en 1922, il arrête aussi d’écrire
des poésies: c’est l’époque la plus critique de
sa vie. Dans une lettre adressée à Tristan Tzara et datée
du 2.7.1921, il écrit: «
Je vous
prie, cher ami, de bien vouloir pardonner mon silence. Je me trouve dans
un tel état de dépossession intérieure que le seul fait
de penser et de prendre la plume, requiert un effort dont je ne suis souvent
plus capable. Je vis dans une atonie, dans un état de stupeur immobile,
dans lequel se gèlent toute activité et toute volonté.
En tout j’ai la perception très claire de la décomposition
des choses qui vont se précipiter en un centre, pour devenir vent
et sable. [...] Je vous prie, cher ami, de ne pas vouloir voir de sentiment
en tout cela: c’est une chose beaucoup plus sérieuse, parce
que je ne trouve plus la veine de me passer de cette aventure, qui constitue
la conséquence logique de tout le processus vital et intellectuel
qui a commencé avec l’origine même de la conscience de
mes facultés. [...] Tous comptes faits, je pense avoir à faire
aujourd’hui avec l’expression complète et péremptoire,
parce que catégorie vitale, de ce qui ne vivait précédemment
que comme catégorie intellectuelle ou compromission d’ordre
esthétique. [...] Je vous le répète, je serais extrêmement
heureux de pouvoir passer quelques-uns de ces derniers jours de ma vie en
votre compagnie [...] ». Evola a 23
ans, l’âge où se suicidèrent Weininger et Michelstadter:
l’extranéité à soi et au monde, l’amène
à décider lui aussi de clore l’existence terrestre. Mais
il se produit quelque chose: « Cette
« solution » fut évitée grâce à
une sorte d’illumination que j’eus aussi en lisant un texte du
Bouddhisme des origines, qui disait ceci: « qui prend l’extinction
comme une extinction, et ayant pris l’extinction comme extinction,
pense à l’extinction, pense sur l’extinction, fait une
vraie extinction, celui-là, je le dis, ne connaît pas une extinction
» Ce fut pour moi comme une lumière
inattendue, et en un tel moment se produisit en moi un changement, la naissance
d’une fermeté apaisée en moi-même qui me rendait
capable de résister à n’importe quelle crise
».
Ainsi s’achève la phase de sa brève crise existentielle,
et commence la période de sa production la plus purement philosophique:
en 1917 déjà, dans les tranchées (!), il avait commencé
à écrire
Théorie et phénoménologie
de l’Individu Absolu , oeuvre achevée
en 1924 et publiée à la maison d’édition Bocca,
en deux volumes: Théorie de l’Individu
Absolu , donnée aux presses en 1927, et
Phénoménologie de l’individu
Absolu , éditée en 1930.
Dans de telles oeuvres, le penseur romain conjugue la sagesse extrême-orientale,
gnostique et ascétique, avec la tentative de dépasser l’opposition
Je/non-Je dans le domaine de la philosophie idéaliste. En 1926, chez
les éditions Atanòr, paraît
L’homme comme puissance , une oeuvre centrée
sur la doctrine du tantrisme et sur ses valeurs transcendantes et initiatiques.
C’est l’époque où Evola, désormais connu
comme « le Baron » (un surnom probablement dû
à son origine sociale), écrit dans les revues
Ultra , Ignis
, Bilychins , adhère
au « Groupe d’Ur », un cercle de spiritualistes,
théosophes, kremmersiens, dont il est le coordinateur. Le Groupe publie
une série de fascicule que Bocca reproposera en 1955-56, partiellement,
dans trois livres intitulés Introduction
à la Magie en tant que Science du Je . Dans
ces années le fascisme voit son ascension et sa consolidation politique.
Le rapport entre Evola et le fascisme peut être bien compris en lisant
ces lignes écrites par le philosophe lui-même:
«...
Puisque, comme on l’a dit, il
manque à l’Italie un vrai passé « traditionnel »,
il y a celui qui, en cherchant à s’organiser contre les coalitions
les plus poussées de la subversion mondiale, pour avoir une quelconque
base historique concrète, a fait référence aux principes
et à l’expérience du fascisme. Maintenant le principe
fondamentale suivant devrait rester bien ferme: que si des idées « fascistes »
méritent encore d’être défendues, elles devraient
l’être, non pas en tant que « fascistes »,
mais parce que et pour autant qu’elles ont représenté
une forme particulière d’apparition et d’autoaffirmation
d’idées antérieures et supérieures au fascisme,
d’idées qui ont le caractère susdit de « constantes »
que l’on peut déjà retrouver comme des parties intégrantes
de toute une grande Tradition politique européenne.
»
Julius Evola, qui n’adhéra jamais au PNF, eut donc avec le
régime mussolinien un rapport ambivalent: il en considérait
favorablement les aspects justement traditionnels, que le fascisme exprima
en partie, en manifestant pourtant une désapprobation radicale à
l’égard d’autres de ses caractéristiques, comme
le populisme, les groupes de choc fascistes, une certaine mentalité
« bourgeoise » et tous les éléments qui
s’opposaient à l’Idée traditionnelle.
En 1928, avec
Impérialisme payen
, le Baron donne voix à toute sa vigueur antichrétienne, en
exhortant les sommets du fascisme à rompre le compromis avec le monde
catholique. L’oeuvre, lue aussi par Antonio Gramsci, en prison, est
une critique sur les développements du fascisme sur la même
longueur d’onde que ses interventions dans
L’État démocratique et
Le Monde [Il Mondo] , journaux auxquels il collabora
en 1924-25. Les correspondances avec Benedetto Croce et Giovanni Gentile
datent de cette période: avec le premier, Evola entretien un rapport
épistolaire pour la publication de ses oeuvres philosophiques, auprès
de la maison d’édition Laterza
; avec le second, la raison de l’échange se trouve dans la collaboration
du Baron à l’Encyclopédie Treccani. En 1930, il fonde
le périodique La Torre
, journal qui ne « résiste » à la censure
du régime que pendant dix numéros, jusqu’au 15 juin de
cette année-là, durant laquelle il avait continué à
exprimer ses positions empreintes du rigorisme traditionnel, non exemptes
de critiques à l’égard du régime. En 1931, il
publie La Tradition Ermétique
, un volume dans lequel est étudié à fond l’ésotérisme
médiéval, dans sa forme alchymique-hermétique: l’alchymie,
bien loin d’être une ancêtre de la chimie moderne, est
explorée dans sa réalité effective, celle de
l’Ars Regia , à savoir d’un
enseignement initiatique, exposé en utilisant le symbolisme des métaux
et leur transmutation. En 1931, il met sous presse
Masque et visage du spiritualisme contemporain
, oeuvre désacralisante à l’égard des milieux
spiritualistes et des profanations répétées des doctrines
ésotériques. Dans ces années, il collabore à
La Vie Italienne de
Giovanni Preziosi, mais surtout à Le Régime
Fasciste de Roberto Farinacci, où, à
la rubrique « diorama philosophique », dans laquelle
paraissent également des interventions de René Guénon,
il poursuit sa critique serrée vers tous les aspects antitraditionnels
du fascisme (démagogiques, totalitaires, bourgeois): son combat intellectuel,
qui tend vers une aristocratie de l’esprit, et qui ressemble autant
aux principes du templiérisme qu’il est contre les pseudo-valeurs
humanistes, libérales, petit-bourgeoises, est continue et ne connaît
aucun compromis.
En 1934, c’est l’année de la publication de
Révolte contre le monde moderne , l’oeuvre
considérée comme la plus importante de toute sa production.
En effet, Révolte
est une étape essentielle pour ceux qui veulent s’approcher
de Julius Evola. Qui dans ce livre, au sujet duquel le poète Gottfried
Benne écrivit: « Après
l’avoir lu, on se sent transformés »
, expose tout le savoir sur le monde de la Tradition, et oppose le monde
traditionnel (à comprendre comme une réalité suprahistorique,
un « modèle » réfléchi par différentes
expériences contingentes) à celui moderne: et c’est surtout
l’ouverture vers la transcendance qui crée une scission entre
les deux « catégories ». «
Révolte est une oeuvre unique: pensée selon une méthode
« scientifique », attentive aux diverses acquisitions
dans les divers domaines du savoir, elle propose en même temps une
interprétation mythique et symbolique de l’histoire du monde.
Pour cette raison, elle a pu résister aux cours des décennies
et peut être encore valable au Troisième Millénaire.
L’oeuvre remonte aux causes qui ont produit le monde actuel, elle indique
les processus qui ont exercé, depuis longtemps déjà,
une action destructrice sur toute valeur, idéal et forme d’organisation
supérieure de l’existence. [...] Avec une étude comparée
des différentes civilisations, elle signale ce qui dans les domaines
de l’existence peut revendiquer un caractère de normalité
dans un sens supérieur: ainsi pour l’État, la loi, l’action,
la conception de la vie et de la mort, le sacré, le sexe, les articulations
sociales, la guerre, etc. » (Claudio
Risé). L’an 1937 est l’année de la publication
de deux oeuvres importantes: la première est
Le Mystère du Graal , oeuvre dans laquelle
Evola, en se fondant sur tous les textes originaux de la légende et
des cycles affins, précise le sens réel de la recherche du
Saint Calice, mystère qui n’a pas un caractère abstraitement
mystique, mais initiatique et royal, qui se relie à une tradition
antérieure et préexistante au christianisme et qui est analysé
en en dévoilant les symboles, les éléments métaphysiques
et les significations profondes. Le mythe du sang
, édité par Hoepli cette année-là, est au contraire,
le premier volume « doctrinaire » important, contenant
des études d’ethnologie que le Baron avait entamées depuis
longtemps. La plume du philosophe romain s’abattra avec véhémence
sur les idioties du racisme biologique, dont il est un fier adversaire, et
aussi par Synthèse de la doctrine de la
race , publiée en 1941: Evola se base sur
une conception spirituelle et antiégalitaire de l’homme, qui
le mène à un « différencialisme
» typique du monde traditionnel, qui se déploie aussi
dans une hiérarchisation des races humaines; mais lui, mal vu par
les sommets de l’Allemagne nazie, à cause de ses théories,
répudie le racisme biologique et l’idée que la couleur
de la peau puisse être, en tant que telle, déterminante pour
la valeur d’un homme. Le racisme d’Evola, dit racisme de l’esprit,
a un « visage triple »: corps, âme et esprit.
Ce qui, pour Giorgio Almirante, apparaissait déjà en 1942 comme
un « racisme de gourmet », gravite autour de la notion
qualitative de Race de l’Esprit, dont la race du sang, ou du corps,
serait un pur « symbole, signe ou symptôme ».
Une idée différencialiste et aristocratique qui, si elle méprise
les théories nazies à la Rosenberg, parce qu’elles sont
naturalistes et biologiques, accentue à mesure les contenus racistes
et voit dans l’appartenance ethnique, comprise justement comme une
transposition matérielle antidéterministe de valences spirituelle,
une valeur.
À la chute du régime fasciste, le 8 septembre 1943, Evola
se trouve en Allemagne, après une série de voyages qui l’avait
conduit, entre autre, à la connaissance de Corneliu Zelea Codreanu
en 1938. Il décide d’adhérer à la République
Sociale Italienne, la même année où il publie pour
Laterza, La doctrine
du réveil , intéressant essai qui
révèle le caractère aristocratique et guerrier du Bouddhisme
des origines. En 1945, il est victime, lors d’un bombardement, à
Vienne, sur la fin de la guerre, d’un accident qui lui coûtera
une paralysie définitive de ses membres inférieurs.
Cet épreuve n’érafle pourtant pas son activité
intellectuelle: en 1950 il écrit
Orientations
, les fameux « onze points », une sorte de « recette
existentielle » pour traverser indemne le chaos du Troisième
Millénaire, qui trouveront leur extension et un vaste approfondissement
dans Les hommes au milieu des ruines
, paru en 1953. Sur la même longueur d’onde, après
La Métaphysique du sexe , sortie en 1958
(une oeuvre très originale, qui analyse le monde de l’éros
à partir de perspectives bien supérieures à celles du
simple sentimentalisme, de la luxure ou de la psyché, des perspectives
tendant à retrouver, dans l’expérience sacrée
su sexe, une « lueur de transcendance »), en 1961 il
donnera aux presses Chevaucher le tigre
, un livre défini par Piero di Vona comme «
un bréviaire pour non-croyant ».
Le titre de cette oeuvre reprend un antique dicton oriental: le tigre symboliquement
représente le non-Je, l’autre de soi par rapport à l’homme.
Le type d’homme différencié, dans cette oeuvre considérée
comme une réinterprétation dans un sens personnaliste de l’anarchie
(« anarchie » comprise à l’instar de l’
anarca d’Ernst Junger), est exhorté
à transformer le poison en remède, à « se
mesurer soi-même avec une mesure difficile », précisément
à « chevaucher le tigre », ou à dominer
les adversités, les bêtises et les difficultés qui se
présentent à lui: qui se tient solidement sur le tigre, ne
peut pas être désarçonné, et le tigre ne peut
pas non plus le frapper. En 1963, la maison Volpe
publie Le fascisme vu de la droite
, opuscule dans lequel, il met à jour une interprétation de
base traditionnelle du Ventennio
[les vingt ans du fascisme, ndt]. Et il confirme encore le caractère
seulement partiellement traditionnel de celui-ci. C’est l’ultime
phase de la vie du Baron, celle dans laquelle Almirante le définissait
comme « notre Marcuse, seulement...
un peu plus brave », celle pendant
laquelle il collabore à divers titres journalistiques, parmi lesquels
Il popolo d’Italia
, où il fonde la collection Horizons de
l’esprit pour les éditions Méditerranée,
et pendant laquelle sa santé commence à s’aggraver. L’année
1968 marque la première décompensation cardiaque aiguë,
qui se répétera en 1970.
Julius Evola abandonne l’existence terrestre le mardi 11 juin 1974:
son corps est incinéré et ses cendres sont inhumées
pour une partie en un point indéterminé du Mont Rosa, et les
autres parties sont dispersées au vent.
Ainsi se conclut l’itinéraire existentiel d’un homme,
d’un penseur, d’un philosophe, à qui il est nécessaire,
en partageant ou moins son engagement, de reconnaître une haute, une
inexpugnable et très ardente dignité.
Résumé sur Evola
Que dit en synthèse le philosophe Julius Evola?
Dans quel domaine, dans quel courant de pensée doit-il être
inséré? Quel est son message politique, social, existentiel?
Répondre à des questions comme celles-ci s’avère
extrêmement difficile: la complexité du « système »
évolien présuppose une analyse attentive et méticuleuse
pour en comprendre à fond la structure, les nuances et tous les éléments
qui le composent. De la même façon, un résumé
d’une page peut s’avérer, en tant qu’approche initiale,
être un bon tremplin pour l’étude sur Evola, en étant
bien conscient, cependant, qu’il doit être reconduit à
un approfondissement beaucoup plus vaste, sans lequel la schématisation
d’exposition et la superficialité inhérente de consommation
pourraient se mélanger dans un pétrin intellectualiste équivoque
qui ne provoquerait qu’un accroissement continuel de l’ignorance,
déjà très embarrassante, qui règne sur ce philosophe.
Rappelons-nous donc qu’un tel paragraphe ne pourra jamais être
considéré comme exhaustif au sujet de Julius Evola. Lequel
doit être tout de suite situé dans le courant à moitié
inconnu du « traditionalisme intégral »: par
moments Evola, plus qu’un penseur authentique, apparaît comme
un véhicule de transmission de l’Idée Traditionnelle.
En réalité, il réélabore les principes qui aboutissent
à celle-ci en les intégrant et « en les adaptant »
au hic et nunc dans
lequel elle se trouve à agir. La Tradition modèle métahistorique
de civilisation se fonde sur la prééminence du spirituel
sur le matériel, de l’être sur le devenir, de la qualité
sur la quantité, de la fermeté sur les exaltations irrationnelles
et se traduit dans une société dans laquelle chacun assume
la fonction qui lui est la plus conforme. La hiérarchie, le principe
d’autorité et de subordination, le sens de la caste (et jamais
la caste ne peut être synonyme de « classe sociale »
dans le cas où celle-ci unit des êtres d’égale
dignité intellectuelle et spirituelle, et jamais grossièrement
économico-matérielle), la vie humaine imprégnée
du sacré dans toutes ses manifestations, la perception du divin au
travers de l’initiation et de la consécration; le lien payen
entre royauté et sacerdotalité, l’identification en paix
et justice des éléments fondant la civilisation: tels sont
les points cardinaux de la Tradition. Le « Baron »
Evola, dans ses oeuvres, retrouve la piste des manifestations historiques
de la Tradition, il en dévoile les symboles et les significations,
il analyse les mythes, les légendes, il fixe le profil d’une
typologie d’homme, d’État et de civilisation supérieurs;
il critique de manière serrée, précise et péremptoire,
le processus de décadence de l’Occident et du monde en général,
ses dégénérescences sociales, existentielles, la perte
de référentiels transcendants qui le caractérise et
le chaos résultant, engendré par l’économisme,
par le matérialisme, par l’esprit bourgeois, par l’existence
animalesque qui contre-distingue l’homme dans l’ère de
la technique et par l’insurrection de l’infériorité.
Évidemment, ses paramètres d’observation et de désacralisation
des paramètres traditionnels ou, avec un langage qui prête
pourtant aux équivoques, sont « réactionnaires »,
si par ce mot on comprend la prédominance d’une mentalité
ascétique, chevaleresque, aristocratique, dans le sens de l’aristocratie
de l’esprit et non génériquement antisociale doivent
être circonscrits dans leur domaine: on ne peut pas penser adresser
une critique à Evola par des méthodes « modernes ».
L’homme ancien ou « traditionnel » et l’homme
moderne, pour se considérer eux-mêmes, considérer le
monde ou la société, chaussent des lunettes différentes:
selon le type de lunettes, ou de vision du monde si l’on préfère,
on a une perception différente du réel et une conception différente
de la vie. Personne ne peut établir quel type de lunettes est juste:
selon son propre engagement [ou positionnement, ndt] on arrive à des
résultats différents, et comme il n’existe pas de critères
pour établir s’il est plus juste au sens absolu d’être
athées ou religieux, idéalistes ou marxistes, conservateurs
ou anarchistes, tout doit toujours être ramené à la sphère
du sujet et au positionnement que chacun estime le meilleur. Pour ce qui
concerne la spéculation philosophique, Evola conçoit un système
de pensée original dans le domaine de la philosophie idéaliste:
la proposition de l’idéalisme seulement comme point de départ
et le dépassement successif de celui-ci. Cela se produit parce qu’il
veut donner une légitimation spéculative à un système,
celui traditionnel, qui n’avait jamais ressenti la nécessité
de « philosopher ». L’idéalisme considère
le monde posé par le Je en affirmant la coïncidence entre le
Je empirique et le Je absolu: cette osmose s’avère très
problématique pour Evola, étant donné que le Je empirique
n’est pas en mesure de reconnaître vraiment le monde comme son
positionnement, en souffrant la contingence, la « privation »,
une insuffisance qui nécessite d’être comblée.
Donc la tâche qu’il se propose est celle de combler une telle
insuffisance, pour atteindre à cette plénitude d’être
dans lequel le monde est expérimenté comme étant posé
par le Je, lequel est principe de lui-même. Une telle tâche s’acquitte
avec une praxis, une « construction de l’immortalité »
symbolique qui se tient à la base de son idéalisme magique
et qui reprend Novalis. Le Je est vu non plus à la lumière
de la gnoséologie, mais dans sa faisabilité réelle d’activité,
liberté, potentialité : au sommet de ce cheminement se
trouve le « mage », le Seigneur, l’Individu Absolu,
qui s’affirme dans le principe taoïste du Wei-Wu-Wei, à
savoir « agir-sans-agir » : seul le Je réel
qui parvient à une autàrcheia
libre de la dépendance à l’égard du non-Je, à
l’égard de l’autre de soi, seul celui qui ne subit plus
le frémissement du désir, qui ne subit plus les limites des
conditionnements de la réalité contingente et temporelle, qui
s’affirme en soi et par soi, dans une liberté néostoïque
créatrice de se poser comme affirmation et négation, réalise
la conjugaison réelle avec l’Absolu et le processus menant à
l’infinitude du Je. Ce ressentir quasi « mystique »
se manifeste aussi dans l’activité artistique d’Evola,
qui fut aussi un peintre dadaïste. Dada est rupture, transévaluation,
catharsis : c’est dans l’optique de ce qu’on a appelé
« Voie de la Main Gauche », dans laquelle l’acte
est un moyen par lequel on parvient à l’autotranscendance au
travers de l’évasion, que se situe son expérience dadaïste.
Le dadaïsme est une forme de l’être en tant qu’expression
métaartistique et antiartistique de la « conscience abstraite »,
une dimension transcendante de la conscience. Monarchique, aristocratique
et « réactionnaire », indiscutable défenseur
du Trône et de l’Autel, Evola doit être considéré
politiquement comme un penseur impolitique : étant donné
que chez lui, la politique et les considérations relatives à
celle-ci sont des filles du positionnement métaphysique typique du
caractère traditionnel. Alors qu’aujourd’hui la parole
politique à une valeur laïque, chez lui, elle est en étroite
connexion avec les principes spirituels qui animent son agir philosophique
et humain : son orientation dans le monde moderne n’est pas proposable,
telle est l’extranéité de celle-ci. Au jugement de celui
qui écrit, s’il était encore vivant, le Baron serait
en toute première ligne de l’anti-occidentalisme et sympathiserait
indubitablement à l’égard de ces organisations communautaires
(en référence à l’actualité, assurément
le monde musulman) celui, comme il eut à écrire une fois, « …qu’
un destin heureux a préservé du contact avec la modernité
». Les lignes directrices de la pensée évolienne
se cale toujours sur cette longueur d’onde : même dans les
oeuvres « existentielles » (c’est-à-dire
d’enseignements pour l’existence humaine), dans la critique des
moeurs et de la société de masse, dans les écrits ethno-anthropologiques
et dans ceux sur la musique ; dans celles sur l’éros, sur
l’ésotérisme et sur la magie, la clef est toujours à
rechercher dans une transcendance vécue, de domination et de possession
de soi et de la réalité environnante. Toute forme d’expression
de l’activité humaine trouve son accomplissement et sa réalisation
ultra-humaine quand on ne se plie plus à la dépendance et à
l’esclavage vis-à-vis du monde extérieur, quand on considère
toujours comme moyen, et jamais comme une fin, toute activité extérieure,
quand la jouissance de toute expérience est ascétique (dans
le sens réel et non « courant » du terme), c’est-à-dire
libre et spontanée : intense et totale jusqu’à la
dernière goutte, mais jamais ressentie comme un « besoin »
et/ou une nécessité. Si nous voulions vraiment, en pratiquant
de manière minimaliste et dépouillée, résumer
en peu de mots l’Evola entier, assurément nous devrions choisir
l’aphorisme évolien suivant : «
Ce sur quoi je ne peux rien, ne peut rien sur moi
».
Qu’est-ce que la Tradition ?
Hétérogène dans les développements,
absolument organique et unitaire dans les contenus : telles sont les
caractéristiques primordiales de Julius Evola pour ce qui est de la
structuration de son entière production culturelle. Pour bien la comprendre
à fond, il est nécessaire de bien clarifier le sens d’une
constante, d’un mot récurrent dans tout l’évolisme :
la Tradition . Qu’entend-on
ici par Tradition ? Dans le langage commun, un tel mot indique de manière
générique tout ce qui est transmis du passé au moment
présent : on peut parler de tradition musicale, de tradition
artistique, philosophique, classique, populaire, marxiste, religieuse, etc.
Dans l’acception « évolienne » du terme,
la Tradition s’élève à une signification beaucoup
plus vaste. Sous le nom de Tradition, en effet, il faut comprendre un modèle
« suprahistorique » de civilisation, d’éthique,
d’organisation sociale et communautaire, de conception de la vie et
de la réalité dans son ensemble. « Métahistorique »
passe pour « idéal » : la Tradition est
un idéal supratemporel qui trouve dans l’histoire des manifestations
contingentes et phénoménales. Quoique certaines pages de l’oeuvre
d’Evola lui-même puissent laisser entendre cela, et quoique certains
de ses spécialistes s’en soient tenus à cette modalité
herméneutique, nous nous refusons à interpréter la Tradition
comme un bloc statique, un totem immuable auquel adhérer « idéologiquement ».
Comme dans toutes les doctrines, il existe aussi dans la Tradition un dénominateur
commun minimum qui caractérise ses diverses expressions historiques,
lesquelles se différencient cependant dans des formes et dans des
« phénotypes », tandis que leur matrice reste
stable. Tradition, est essentiellement ce qui s’oppose à civilisation
moderne ; si on veut découvrir une fracture entre monde traditionnel
et monde moderne, l’on doit clairement se référer, historiquement,
à 1789, l’année de la Révolution Française,
d’où descend la modernité et les principes qui lui servent
de pivot (libéralisme, humanisme, démocratie, économisme,
individualisme, nationalisme). Attention : il ne faut pourtant pas entendre
que la pré-Révolution Française soit, dans sa totalité,
une expression de l’esprit traditionnel. L’interprétation
de l’histoire sur un fondement traditionnel est, de fait, cyclique
et antiprogressiste : en antithèse aux historiographies modernes,
qui identifient dans la civilisation archaïque la barbarie et configurent
l’histoire comme le parcours de l’évolution humaine, l’Idée
traditionnelle sur l’histoire est caractérisée par la
décadence. L’homme qui, d’un état de « lumière »,
descend peu à peu dans des stades inférieurs de civilisation
: c’est la doctrine des Quatre États d’Hésiode
(Or, Argent, Bronze et Fer, avec une « remontée »
momentanée entre la troisième et le quatrième, avec
« l’État des Héros »), qui trouve
sa correspondante en Orient dans la doctrine védique hindouiste :
Satya-yuga, Treta-yuga, Dvapara-yuga et Kali-yuga, sont respectivement les
quatre « moments » de la décadence, qui a débuté
quand l’humanité perd le contact et s’éloigne progressivement
de la lumière spirituelle et de la vérité des origines.
La période pré-Révolution Française, donc, est
déjà attaquée par la décadence : ferme doit
rester le concept que les expressions historiques ne sont que des manifestations
temporelles, et partielles, d’un idéal supérieur. Mais
découvrons dans les paroles du même Evola la signification de
la Tradition. Nous proposons de suite le premier chapitre du livre
Révolte contre le monde moderne , dans lequel
le philosophe définit bien le sens de la Tradition : «
Pour comprendre aussi bien l’esprit traditionnel que la civilisation
moderne en tant que sa négation, il faut partir d’un point fondamental :
de la doctrine des deux natures. Il y a un ordre physique et il y a un ordre
métaphysique. Il y a la nature mortelle et il y a la nature des immortels.
Il y a la raison supérieure de « l’être »
et celle inférieure du « devenir ». Plus en
général : il y a un tangible et un visible et, bien avant
lui, il y a un invisible et un non-tangible en tant que supramonde, principe
et vie vraie. Partout dans le monde de la Tradition, en Orient et en Occident,
dans une forme ou dans une autre, cette connaissance a toujours été
présente comme un axe inébranlable autour duquel tout le reste
était ordonné. On dit connaissance et non « théorie ».
Quoiqu’il savère difficile aux modernes de la concevoir,
il faut partir de l’idée que l’homme traditionnel connaissait
la réalité d’une ordre de l’être beaucoup
plus vaste que celui qui, aujourd’hui, correspond de principe au mot
« réel ». Aujourd’hui, en tant que réalité,
au fond, on ne conçoit rien de plus qui aille au-delà du monde
des corps dans l’espace et dans le temps. Certes, il y a bien celui
qui admet encore quelque chose au-delà du sensible : mais parce
que c’est toujours au titre d’une hypothèse ou d’une
loi scientifique, d’une idée spéculative ou d’un
dogme religieux qu’il va admettre ce quelque chose, effectivement,
il ne va pas au-delà de la dite limitation. En pratique, c’est-à-dire
en tant qu’expérience directe, quelle que soit aussi la discordance
de ses croyances « matérialistes » et « spiritualistes »,
l’homme moderne normal ne se forme son image de la réalité
qu’en fonction du monde des corps. Le vrai matérialisme à
accuser chez les modernes c’est celui-ci : leurs autres matérialismes,
au sens d’opinions philosophiques et scientifiques, sont des phénomènes
secondaires. Pour le premier matérialisme, il n’est donc pas
question d’une opinion ou d’une « théorie »,
mais de l’état de fait propre à un type humain dont l’expérience
ne sait plus appréhender que des choses corporelles. Pour lequel,
la grande partie des révoltes intellectuelles contemporaines contre
les vues « matérialistes » appartiennent aux
réactions vaines contre des effets ultimes et périphériques
de causes anciennes et profondes, qui se sont établies en bien d’autre
lieu que dans celui des « théories ». L’expérience
de l’homme traditionnel, comme aujourd’hui encore, au titre de
résidu, celle de quelques populations dites « primitives »,
allait bien au-delà d’une telle limite. « L’invisible »
y figurait comme un élément pareillement réel, et même
plus réel, que les données des sens physiques. Et tout mode
de vie, que celle soit individuelle ou collective, en tenait compte. Si traditionnellement
ce qui s’appelle aujourd’hui réalité n’était
donc, sinon, qu’une espèce dans un genre bien plus vaste, l’invisible
ne s’identifiait toutefois pas avec le « supranaturel ».
À la notion de « nature » ne correspondait pas,
traditionnellement et simplement, le monde des corps et des formes visibles
sur lesquels s’est concentrée la science sécularisée
des modernes, mais aussi, et essentiellement, une partie de la même
réalité invisible. Le sentiment d’un monde « inférieur »
était vif, peuplé de forces obscures et ambiguës de tout
genre âme démoniaque de la nature, substrat essentiel
de toutes les formes et énergies de celle-ci auquel était
opposée la clarté suprarationnelle et sidérale d’une
région plus haute. Mais en plus, dans la « nature »
rentrait aussi traditionnellement tout ce qui n’est qu’humain,
ceci n’échappant pas au même destin de naissance et de
mort, d’impermanence, de dépendance et d’altération,
propre à la région inférieure. Par définition,
l’ordre de « ce-qui-est » ne peut avoir à
faire avec des états et des conditions humaines ou temporelles :
« une est la race des hommes, une autre celle des dieux »
quoique l’on conçût que la référence
à l’ordre supérieur au-delà du monde, pût
orienter cette intégration et purification de l’homme dans le
non-humain, comme on le verra, elle seule constituant l’essence et
la fin de toute civilisation vraiment traditionnelle. Monde de l’être
et monde du devenir des choses, des démons et des hommes. D’autre
part, toute figuration hypostatique astrale, mythologique, théologique
et religieuse de ces deux régions renvoyait l’homme traditionnel
à deux états, elle valait comme un symbole à résoudre
au sein d’une expérience intérieure ou dans le pressentiment
d’une expérience intérieure. Ainsi dans la tradition
hindoue, et spécialement dans le Bouddhisme, l’idée du
samsara le « courant » qui domine et transporte
toute forme dans le monde inférieur est étroitement
associée à une condition de la vie comme convoitise aveugle,
identification irrationnelle. Pareillement l’hellénisme de la
« nature » personnifia souvent l’éternelle
« privation » de ce qui, ayant en dehors de soi le
principe et l’acte propre, coule et échappe à soi indéfiniment
aéri réonta et dans son devenir accuse justement
un abandon originel et radical, un défaut durable de limite
(1) . « Matière »
et devenir dans de telles traditions expriment ce qui d’un être
est indétermination, nécessité incoercible ou obscure,
impuissance à s’accomplir sous une forme parfaite, à
se posséder par une loi : anaekàion et àpeiron
disaient les Grecs ; adharna disaient les Orientaux. Et la Scolastique
n’eut pas d’idées trop dissemblables en reconnaissant
comme cupiditas et appetitus innatus la racine de toute nature non rachetée.
D’une façon ou d’une autre, l’homme de la Tradition
découvrit donc dans l’expérience de l’identification
avide, qui obscurcit et lèse l’être, le secret de cette
situation, dont le devenir incessant et l’instabilité pérenne
et la contingence de la raison inférieure, apparaissent comme une
matérialisation cosmico-symbolique. Par contre, en s’appartenant
et en se donnant une forme, du fait d’avoir en soi le principe d’une
vie qui n’est plus dispersée, en ne se laissant plus abattre
ici et là, en recherche de l’autre ou d’autres pour se
compléter ou se justifier, une vie non plus brisée par la nécessité
et par l’effort irrationnel vers l’extérieur et le différent
en un mot: dans l’expérience de l’ascèse,
on ressentit la voie pour comprendre l’autre région, le monde
de l’état de « l’être », de
celui qui n’est plus physique, mais métaphysique
« nature intellectuelle privée de sommeil et dont
des symboles solaires, des régions uraniques, êtres de lumière
ou de feu, îles et hautes montagnes, furent traditionnellement les
figurations. Telles les deux « natures ». Et la naissance
selon l’une et selon l’autre fut conçue, et le passage
de l’une à l’autre, naissance parce qu’il fut dit:
« Un homme est un dieu mortel, et un dieu est un homme immortel »
(2) . Le monde
traditionnel connut ces deux grands pôles de l’existence et les
voies qui de l’un mènent à l’autre. Du reste le
monde, dans la totalité de ces formes aussi bien visibles que souterraines,
soit sous-humaines, démoniaques, connut donc un « supramonde »
uperkosmía l’un « chute »
de l’autre et l’un « libération »
de l’autre. Il connut la spiritualité comme ce qui se trouve
au-delà aussi bien de la vie comme de la mort. Il connut que l’existence
extérieure, le « vivre », est néant,
sinon une approximation vers le supramonde, vers le « plus que
vivre », si la finalité la plus haute n’est pas la
participation à ce « plus que vivre » et une
libération active du lien humain. Il sut que toute autorité
est fausse, injuste et violente, toute loi, vaine et caduque, toute institution,
quand elles ne sont pas une autorité, des lois et des institutions
ordonnées au principe supérieur de l’être
depuis le haut et vers le haut. Le monde traditionnel connut la Royauté
Divine. Il connut l’acte du passage: l’Initiation les
deux grandes voies de l’approximation: l’Action Héroïque
et la Contemplation la médiation: le Rite et la Fidélité
le grand soutien: la Loi traditionnelle, la Caste le symbole
terrestre: l’Empereur. Telles sont les bases de la hiérarchie
et de la civilisation traditionnelle, en tout et pour tout détruites
par la civilisation « humaine » triomphante des modernes.
»
(1) Expressions
caractéristiques chez Plotin, Énnéades, I, VIII 4-7.
Chr. Plutarque, De Isis à Osiris.
(2) Cfr. Héraclite (ed.
Diels, fr.62) [traduction italienne: De l’origine,
Feltrinelli, Milan 1993] Corpus Hermeticum, XII, 1. (Julius Evola: Révolte
contre le monde moderne Chap. I « Le
principe ».
Comme on le remarque dans le texte ci-dessus, ce
qui distingue la Tradition de l’Antitradition (civilisation moderne)
c’est surtout un élément: la « tendance vers
le haut ». Un caractère fondamental de toute civilisation
traditionnelle est sa base transcendante, sa construction active au travers
de normes qui se projettent au-delà de l’humain. C’est
fondamental de bien comprendre les points suivants, pour ne pas commettre
une mauvaise (ou partiale) interprétation:
a) Le différencialisme évolien.
b) Le sens de la transcendance et ses rapports avec la religiosité
.
A Avec
le terme de « différencialisme »
, se sous-tend l’entière conception évolienne de l’homme.
Dans diverses préfaces de ses oeuvres mêmes, le philosophe affirme
que la lecture de tel ou tel livre peut être utile « à
un type d’homme différencié »: pour Julius
Evola, les êtres humains sont profondément différents.
Dans le sillage d’Héraclite (« Un seul vaut plus
que dix mille pour moi, si c’est le meilleur »), de manière
non dissemblable à la distinction heideggerienne entre « hommes »
et « hommes-seigneurs », mais en reprenant encore plus
à Nietzsche (le penseur le plus influent sur Evola), le Baron jette
les bases d’une vision antidémocratique de la société.
Un antidémocratisme qui n’a rien à voir avec les régimes
totalitaires, le totalitarisme étant condamné par Evola parce
qu’expression de la société de masse, mais qui se fait
propulseur de l’État organique. Les diversités existantes
entre les hommes ne sont pas des différences à caractère
biologique mais spirituelle: il existe des hommes supérieurs (différenciés)
par personnalité, intelligence, capacité, volonté, caractère.
En un mot, par des qualités. En se posant avec une attitude de répulsion
et d’aversion à l’égard de toute forme de biologisme
et/ou darwinisme, à toute pensée qui encadre l’être
humain selon des critères « zoologiques », Evola
conçoit une telle diversité comme des caractéristiques
innées de l’individu, dont la « qualité »
n’est jamais acquise mais « génétique »,
héréditaire. « Chacun devient ce qu’il est »,
ce n’est pas l’influence de l’environnement extérieur
qui détermine les caractérisations de chacun, mais ses dons
naturels. L’influence extérieure peut apaiser, atténuer,
dissimuler, de telles caractérisations, elle peut en entraver le développement,
mais jamais les déterminer ou les « produire ».
Par exemple, un souverain de grande épaisseur est tel en tant que
tel: si à peine né, il était conduit dans un autre environnement
différent de celui royal, il ne développerait pas ses qualités
naturelles à cause d’empêchements extérieurs et
matériels, et ses capacités resteraient à l’état
potentiel ou ne s’affirmeraient que partiellement. Mais un homme ordinaire
qui aurait grandi dans un environnement royal ne réussirait pas non
plus à devenir un grand souverain parce que ses dons naturels, son
« potentiel » ne le lui consentiraient pas. Tout comme
un artiste « n’apprend » pas à peindre,
mais sa peinture est le résultat d’un talent naturel (spirituel),
les actions et les comportements humains sont des expressions de caractères
innés. Il est clair que si l’artiste n’était jamais
au contact avec une toile et un pinceau, il ne deviendrait pas artiste, ainsi
l’homme, ôté de la situation qui lui est propre, n’aurait
pas la possibilité d’exprimer ses dons: mais ce n’est
pas le pinceau qui fait de l’artiste un artiste, en effet il est tel
« par nature », pinceau et toile n’étant
que des instruments de sa réalisation, et non des éléments
qui déterminent sa nature d’artiste. Un tel innéisme
n’est pas gnoséologique mais ontologique: on ne parle pas de
connaissances innées, ni non plus de manière simpliste « d’intelligences »
quantitativement supérieures ou inférieures. On parle de dispositions,
ou mieux de prédispositions, d’inclinations de l’individu
qui ne sont pas « acquises » mais qui coïncident,
justement, avec son patrimoine inné. Ces concepts aristocratiques
et différencialistes sont aussi empruntés au monde de la Tradition
(que l’on considère, par exemple, la tripartition de la société
chez Platon : philosophes, guerriers, ouvriers,
suum cuique tribuere , à chacun le sien).
Une fois cette base bien définie, on comprend comment l’oeuvre
évolienne ne puisse jamais être destinée à une
exploitation de masse : ceci est l’une des raisons, outre la pseudo-exégèse
des « mauvais disciples » et l’obstruction de
la culture officielle, pour laquelle Evola est peu lu, encore moins connu,
et exclu des encyclopédie philosophiques. Son message est toujours
élitaire : on ne doit pas s’étonner que tout le
monde ne soit pas en mesure de l’accepter ou pour le moins, de le comprendre.
À la différence des idées de tant d’autres philosophes,
modernes et non-modernes, pour le Baron, il est inconcevable de parler « d’être
humain » dans le vague, l’expression générale
« d’être humain » étant une abstraction.
On ne doit jamais utiliser le critère « quantitatif »
pour évaluer ses écrits (si tous faisaient comme lui le dit… »),
on ne doit jamais le représenter comme un penseur dont l’image
soit hissée par les masses, on ne doit jamais le considérer
comme un référentiel théorique de partis ou de mouvements
politiques. Il est nécessaire de penser à Evola comme à
un ingénieur de l’âme, à un homme qui fournit les
éléments et les suggestions pour construire, ici sur cette
Terre, une fermeté d’idées et d’esprit, une « …patrie
intérieure qui ne pourra jamais plus être occupée ni
détruite », dans la tentative, non pas de s’enraciner
sur un misonéisme nostalgique et rétrograde, mais de « transformer
le poison en remède », de savoir rester au monde en demeurant
soi-même. Pour le dire avec les mots de Abd Al-Khaliq : « Sois
capable d’entrer complètement dans la vie du monde extérieur
sans jamais perdre ta liberté ».
B Le
rapport entre la transcendance
et la religiosité
, c’est-à-dire la signification de la métaphysique chez
Evola, est une conséquence directe de sa pétition de principe
élitaire et différencialiste. La spiritualité de la
Tradition pour laquelle Evola a combattu n’a rien à voir avec
la superstition, l’angoisse de la mort, la projection feuerbachienne
de l’homme qui s’agrippe au transcendant en se sentant limité
ou avec les veines de la sensiblerie romantique propre à l’irrationnel :
elle doit être interprétée du point de vue « ésotérique »,
à savoir, en distinguant l’aspect religieux et dévotionnel,
propre à l’homme commun, et le domaine de la connaissance et
de la réalisation (domaine plus proprement métaphysique). Les
deux aspects sont traditionnellement représentés comme « l’écorce
et le noyau », la première représentant l’aspect
exotérique, le second l’aspect ésotérique. Dans
le langage arabe de la tradition relative à l’ésotérisme
islamique, par exemple, l’écorce, (en arabe el-Qishr) équivaut
à la sharîa, c’est-à-dire à la loi religieuse,
et correspond à tout ce que le monde illuministe et celui marxiste
imputent aux sociétés non-laïques : dévotion,
fidéisme, soumission irrationnelle, passivité. Le noyau (en
arabe el-Lobb) est symboliquement la haqiqah, et donc « la vérité
ou la réalité essentielle qui […] n’est pas à
la portée de tous, mais réservée à ceux qui savent
la découvrir et la rejoindre, même aux travers des formes extérieures
qui la recouvrent, en même temps qu’elles la protègent
et la dissimulent » (René Guénon). L’homme
traditionnel, qualitativement différencié, est celui qui se
distingue du fait qu’il s’appartient et se donne une forme, qu’il
a en soi le principe d’une vie non plus dispersée, non plus
en se décourageant ici et là dans sa recherche de l’autre
ou des autres pour se compléter ou se justifier, une vie non plus
brisée par la nécessité et par la conation irrationnelle
vers l’extérieur ou le différent, c’est-à-dire
exactement le contraire du « croyant » dominé
par des forces irrationnelles. Le noyau coïncide souvent avec l’expérience
de l’ascèse : et l’ascèse, la vraie ascèse,
n’est pas une forme d’auto-mortification (la schopenhaurienne
« éthique de la souffrance ») et/ou d’humiliation
de soi. Elle se présente au contraire avec des caractéristiques
viriles, guerrières, « solaires » : et
le monde classique nous l’explique déjà aussi bien avec
la formule apoteòtenai
(« se faire Dieu ») qui trouve aussi dans d’autres
traditions une identité de contenus. l’homme traditionnel, différencié,
voit dans la transcendance, non pas le dogme auquel se soumettre, mais l’achèvement
de son être, la pleine réalisation de soi au travers d’une
éthique « autarcique », qui tend à trouver
en soi le point autour duquel gravitent toutes les conditions extérieures,
contingentes et temporelles. Mais, encore, nous découvrons dans les
paroles mêmes d’Evola quel est le sens de la spiritualité
chez le type d’homme différencié : «
Aujourd’hui, nous avons besoin d’hommes qui ont un concept pur
et efficace de « spiritualité » : qui la
détache de tout ce qui est du domaine du sentiment, de l’évasion
mystique, et du préjugé « humain », qui
ne la réduisent pas à une petite chose du cerveau, du coeur,
sinon même des sens, mais qui la réalisent comme un état,
comme une présence qui s’exprime dans des forme supérieures
d’action et de vision, en n’excluant pas avec ceci les autres
éléments non-spirituels de la vie humaine, individuelle et
associée, mais en les dirigeant, en les animant et en les organisant
à partir de ce niveau supérieur de conscience […] Le type d’homme
différencié est celui qui, en tant que personnalité,
est en mesure d’assumer une attitude active, au lieu de passive, face
à tout ce qui en est lui est instinctivité, passion, impulsion,
affectivité, nature. C’est celui qui, au moins partiellement,
a en lui ce principe qu’une antiquité philosophique appelait
« egemonikòn », le gouvernement intérieur.
Pour lui, devrait valoir cette norme : il te sera concédé de
faire tout ce à quoi tu sais, si tu le veux, pouvoir renoncer. […]
Ferme dans les principes, inaccessible à n’importe quelle concession,
indifférent face à la plèbe, aux superstitions, aux
convulsions, au rythme desquelles dansent les ultimes générations.
Le « tenir-ferme » de quelques-uns compte, dont la
présence, tels des « convives de pierre »,
sert à créer de nouvelles distances, de nouveaux rapports,
de nouvelles valeurs ; à construire ce pôle qui, s’il
n’empêchera pas à ce monde de déviés et
d’agités d’être ce qu’il est, servira pour
le moins à transmettre à quelqu’un la sensation de la
vérité. »
De cela, on déduit que « l’impulsion
transcendante » évolienne ou aussi la « tendance
vers le haut », serait banalisée et minimisée si
on la ramenait uniquement à la sphère religieuse. Par-delà
les dogmes et les aspects typiquement dévotionnels, la métaphysique
chez Evola, avec ses rappels aux traditions orientales, à l’initiation,
au rite et à la loi, prend des connotations toujours plus anagogiques,
tendant toujours plus à élever l’homme de son simple
être-homme, et à le reconduire au monde de l’Être
originel, à le rendre souverain de soi et du monde. En concluant :
les enseignements d’Evola ne sont jamais divulgables à une réalité
massifiée, mais toujours à une réalité orientée
sur un cercle restreint ; sa métaphysique, à la différence
de celles habituellement connues, tend non pas à limiter le type d’homme
auquel s’adresse sa pensée, mais à le « libérer »
des limites et à le potentialiser. En descendant du domaine philosophique-existentiel
à celui plus proprement politique, il faut toujours être conscient
que les référentiels qu’il reprend sont toujours « archaïques »,
relatifs au monde antique, et que les manifestations « traditionnelles »
dans le monde moderne ont toujours été des reprises partielles
de ceux-ci, l’Iran Khoméniste étant seulement, au jugement
de celui qui écrit ces lignes, une société vraiment
selon un type de société traditionnelle qui s’est réalisée
ces derniers siècles.
L’idéalisme magique
Première sous-section Genèse de
l’idéalisme magique
Précédemment, on a pu noter comment
l’oeuvre de Julius Evola est à insérer au nombre du Traditionalisme
Intégral. Comment est-il possible, alors, qu’il se mesure à
l’idéalisme, qui, sans doute, doit être considéré
comme un phénomène moderne ? Lui, adversaire résolu
du monde contemporain, de quelle manière se situe-t-il par rapport
à cette philosophie ? Pour comprendre une telle question, il
est opportun de contextualiser son activité intellectuelle. Comme
déjà exprimé dans le paragraphe « La Vie »,
l’étude sur l’idéalisme appartient à la
période de sa jeunesse, durant les années vingt. Evola ne naît
pas traditionaliste, ses premiers contacts avec la culture s’extériorisent
en études qui ont bien peu de caractère « traditionnel ».
Même son expérience dadaïste, quand bien même vécue
sous l’égide de la recherche de transcendance, de rupture avec
la réalité par la réalisation d’une dimension
supérieure, ne jouit pas encore de l’architecture conceptuelle
dont il disposera dans les années de la « maturité ».
De la même façon, son élaboration de l’idéalismes
souffre d’une consolidation encore imparfaite de ses positions traditionalistes.
Son affirmation traditionaliste, de fait, est le fruit d’un cheminement
qui en construit graduellement les bases et l’assiette définitive.
Faut-il dire alors que le jeune Evola, dadaïste et « idéaliste »,
est un penseur moderne, qui devient « traditionnel »
dans les années de la maturité ? De toute évidence,
non : il est possible de suivre un fil conducteur entre ses oeuvres
de jeunesse (philosophiques) et celles des années suivantes (« doctrinaires »),
mais les instances traditionalistes sont contaminées, dans la première
période, par une conscience non-totale des contenus qu’il veut
exprimer, qui s’avèrent donc pollués par le filtre de
la culture de ce temps avec laquelle il se trouve en contact. Nous pourrions
dire : les contenus de son système apparaissent, dans la première
période, revêtus de la philosophie moderne, dont il se libère
dans la période suivante pour trouver un accomplissement complet et
définitif. On peut dire que cet accomplissement survient à
partir de la rédaction de Révolte
. Dans la préface de la première édition de la
Phénoménologie de l’individu Absolu
, le Baron écrit : « Dans ses éléments
essentiels, ce que nous exposons n’est pas le simple produit de la
spéculation subjective d’une philosophe moderne, mais bien au
contraire la transposition intellectuelle de certaines doctrines traditionnelles,
primordiales, qui ne sont pas assujetties dans un certain sens au devenir »
[1, IX-X], en affirmant avec cela vouloir presque « intellectualiser »
les doctrines traditionnelles, en les imprégnant de philosophie. Il
reconnaîtra ensuite, dans Le chemin du Cinabre
: « Mes premiers écrits de la période philosophique
se ressentirent donc d’un commixtion entre la philosophie et les doctrines
mentionnées, un mélange qui se présenta parfois comme
une contamination, non par rapport à la première, mais plutôt
par rapports aux secondes, lesquelles comme je devais nettement le
reconnaître par la suite subissaient une rationalisation forcée,
extrinsèque » [2, 30], en admettant une connaissance imparfaite
des doctrines susdites, qu’il avait voulu interpréter d’une
point de vue idéaliste ; voire même en partant de l’idéalisme,
il avait déjà voulu aborder les doctrines sapientiales, dans
la tentative de conjuguer les deux choses. Toutes ces mises au point au sujet
du caractère presque « illégitime »
de son élaboration philosophique, l’idéalisme magique,
ne doivent pas faire penser qu’une telle élaboration soit privée
d’intérêt pour qui étudie la philosophie ;
au contraire, c’est peut-être justement en vertu de ce caractère
hétérodoxe qu’une telle spéculation, outre de
représenter une cheville originale dans ce cadre très vaste
de pensées et d’idées qu’est l’idéalisme,
a une ligne de positionnement à lui, bien définie, qui mène,
au travers de théorisations et réfutations, à une conclusion
effective. Venons-en donc à l’analyse de cet idéalisme
magique : présupposés, développements et solutions.
Le point nodal de la critique de l’ossature gnoséologique de
cet idéalisme porte sur la nature réelle du Je. Fichte, vrai
fondateur de l’idéalisme, postule trois principes dans la
Doctrine de la Science dont le premier est carrément
considéré comme antérieur au principe d’identité
et de non-contradiction A = A : on affirme qu’un tel rapport identitaire,
une telle base du connaître, certes ne se pose pas de manière
autonome, mais est posé par un ens
. L’adéquation qui en dérive, c’est que le premier
fondement du connaître est le Je qui s’auto-pose et donc s’auto-crée.
En acceptant aussi ce raisonnement, qui imprime au principe d’identité
et de non-contradiction un caractère de loi, de quelque chose de « donné »,
donc de postulé par un alter
qui le définit, en quoi consiste, élémentairement ce
Je ? Fichte lui-même en donne une explication ambiguë :
en soutenant que l’auto-positionnement coïncide avec l’intuition
intellectuelle, à savoir avec le sujet, le Je réel, qui est
Autoconscience dans la mesure où il prend conscience de soi (Le Je
se pose lui-même) et ensuite de l’autre que soi (Le Je pose le
non-Je) il semble donner un caractère réel, individuel, à
ce Je ; il se contredit tout seul quand il touche le thème de
l’infinité du Je, qui n’est jamais une situation achevée,
mais un but idéel du je fini, mais c’est ce Je infini à
être le principe formel et matériel du connaître. Quel
est donc le Je du premier principe de la Doctrine ? Est-ce l’activité
auto-créatrice et infinie qui se pose et pose le non-je (et dans ce
cas ce n’est plus une intuition intellectuelle, cette dernière
auto-conscience étant l’auto-position et l’auto-création,
elle coïncide avec la cognition de Soi) ou bien est-ce le Je réel
qui parvient à une conscience de soi et ensuite du non-je, existant
en tant que connu, en allant nécessairement à coïncider
avec la raison humaine ? Un tel problème n’est pas résolu,
même pas par Hegel, symbole de l’idéalisme, lequel postule
de manière arbitraire, attentif qu’il est à démontrer
la résolution du fini dans l’infini, le Sujet Spirituel en devenir,
l’Absolu, qui dans une rationalité nécessaire avec l’homme
parvient à sa manifestation et sa réalisation finale. Evola
développe sa critique de manière décisive justement
sur cet aspect, sur le nature du Je. Il saisit inéluctablement la
scission entre le Je réel ou empirique et le Je absolu ou infini divagué
par l’idéalisme : le caractère de sa théorisation
est délicieusement pratique. L’analyse gnoséologique
doit avoir comme fin le Je réel, l’homme, sa centralité
en face de soi et du monde (non-je) : ceci est un des éléments
qui attirent le plus et peuvent susciter l’intérêt à
l’égard de son système, qui abhorre les abstractions
et spéculations comme des fins en soi et veut se projeter dans la
jungle de l’existence. La tentative de dépasser cette grande
limite de l’idéalisme se tient dans son tournant « magique »,
c’est-à-dire réel (on utilise aussi la tournure « Idéalisme
Réel » en référence à son système),
et ici entre en jeu la sagesse traditionnelle relative à l’autoréalisation
et à la praxis. Ce dépassement se produit au travers de l’expérience,
le contact réel du Je avec le non-je, ce qui n’advient pas par
des théories ou des concepts abstraits mais « ...par un
mouvement absolument concret, avec une transfiguration réelle de l’existence,
résolue dans la divinité ». Évident et indéniable
le rappel à Novalis, qui célèbre la puissance de l’homme,
du Je, à l’égard de la réalité qu’il
a en face de lui : « La Terre, la cité magique pétrifiée
dont l’homme est le messie ». De la même façon
que celui-ci recherche et professe la volonté créatrice de
l’homme, sa possibilité de domination sur les choses en dehors
de lui, Evola développe dans un sens autarcique l’essence de
sa philosophie : le Je réel peut combler la privation, fille
du rapport disproportionné entre lui et le Je Absolu, grâce
à une parfaite autonomie qui le rend Absolu (à savoir Individu
Absolu comme on le verra ensuite) grâce à l’expérience
des faits (efficace, ndt], une expérience transformatrice dans laquelle
le sujet connaît ce qu’il parvient à réaliser en
soi. Comment peuvent bien avoir été attribués, à
des systèmes de pensée comme celui-ci, des caractères
«d’obscurantisme en rapport avec les philosophies matérialistes
et à celles plus ou moins « humanistes », cela
reste bien pour nous un mystère. Ici, nous proposerons une série
de pages sur Evola, convaincus que nous sommes que l’approche directe
avec l’auteur est le meilleur moyen de le comprendre. Aux textes susdits
succèderont, de temps en temps, des commentaires et des éclaircissements.
Seconde sous-section proposition
et critique de l’idéalisme
1.
Le problème fondamental de la philosophie moderne est le problème
gnoséologique ou problème de la connaissance qui, brièvement
et sous une forme très ésotérique, peut être formulé
ainsi : toute expérience est constituée par la conjonction
d’un sujet et d’un objet, d’un connaissant et d’un
connu ; donc, comment la relation, qui contraint ces deux principes,
est-elle possible, et donc, quel est le sens de leur conjonction, dans laquelle
se développe l’expérience humaine ? Jusqu’à
quel point ce problème est important et donc, jusqu’à
quel point l’intérêt, que la philosophie moderne place
en lui, est justifié, on peut le comprendre de la manière suivante.
Par la connaissance, au sens large, s’affirme à soi la réalité
d’une nature, la réalité d’autres consciences et,
aussi, la réalité d’un monde spirituel. Donc sans un
examen préliminaire de la nature de la connaissance, de ses présupposés
et de sa validité, on ne peut donner aucun fondement sérieux
à ces affirmations ; et étant donné que d’elles
acceptées naïvement comme des données de fait,
sans aucune critique ou réflexion préliminaire partent
les sciences de la nature, les disciplines morales et sociales, les religions
et les théories des valeurs, si l’on n’a pas un moyen,
dans l’examen de la connaissance, de garantir la certitude de tout
ce qui est postulé comme vrai à partir d’elle, si l’on
n’a pas un moyen de démontrer les conditions par lesquelles
la vérité est immanente à la pensée humaine et,
en connexion, de confirmer et de vérifier la validité et de
définir le sens des vrais principes fondamentaux, le monde entier,
non seulement celui de la culture, mais aussi celui de la conscience commune
elle-même, doit apparaître comme hypothétique et privé
de sens : la valeur formelle qui lui conviendrait alors seulement, ne
saurait en aucune façon empêcher que le scepticisme en dissolve
l’essence intime. Et ce n’est pas tout: si l’on devait
affirmer sérieusement l’impuissance de la connaissance à
se justifier elle-même, le même scepticisme s’avérerait
insoutenable: en effet il n’y a aucune certitude, si l’on n’y
rapporte pas une certitude, ce qui contredit le contenu du même principe
par lequel on nie qu’un connaître quelconque (et donc celui sceptique
compris) puisse avoir une certitude. Il en résulterait alors que toute
l’expérience, sinon dans ses formes les plus lumineuses, est
une espèce de rêve incompréhensible, dans lequel le Je
devrait se laisser aller à rêver passivement puisque, à
l’inverse, s’il y portait la réflexion, sur ce rêve,
il serait immédiatement déchiré par une contradiction
interne. On ne pourrait jamais insister assez sur l’importance de cette
considération et donc sur la nécessité du problème
gnoséologique à la base de tout autre, spécialement
contre tant de courants qui, par un mouvement dont on ne saurait dire si
la témérité présomptueuse est plus grande que
la naïveté, prétendent encore aujourd’hui, faire
valoir comme vérité absolue les fruits d’un dogmatisme
et d’un fantasme déchaînés, alors qu’ils
sont impuissants à expliquer le fondement de leurs procédures
et le sens même des paroles et concepts qu’ils emploient.
Commentaire:
Dans ce bref préambule, Evola introduit la réflexion sur l’élément
qui fonde la philosophie moderne, celui de la connaissance. Il se fait donc
le partisan de la nécessité d’analyser à fond
les bases sur lesquelles il repose, pour ne pas tomber dans l’équivoque
de considérer comme une certitude ce qui, à la réflexion
réelle, apparaît comme une postulation arbitraire. Il insiste
beaucoup sur ce point parce que, comme il écrit, c’est précisément
de la connaissance que dérivent les sciences, les morales, les normes
sociales: il s’avère essentiel de placer devant le tribunal
de l’analyse la nature de la connaissance elle-même. Puisque,
dans le cas où se vérifierait la fracture entre la réalité
et la conscience humaine, qui serait alors illusoire, toute affirmation prendrait
un caractère chancelant, et se briseraient donc en morceaux, comme
il écrit, non seulement le monde de la culture, mais aussi celui de
la conscience commune. Le même scepticisme serait insoutenable: si
l’affirmation de par elle-même à un caractère fallacieux,
par conséquent l’affirmation sceptique aussi, affirmation d’une
non-affirmation et donc d’une négation d’une affirmation,
elle s’avèrerait non acceptable. Tout comme, dans une faillite
hypothétique de la connaissance, toute affirmation cognitive ne peut
pas être supposée véridique, de quelle manière
peut être attribué aussi un tel caractère de véracité
à une affirmation qui dénie la valeur de l’affirmation
même? Elle s’écroule parce qu’elle même est
une affirmation. Le caractère délicieusement spéculatif
de ces observations nous démontre de manière très claire
comment sa perspective de départ est justement celle philosophique,
une étape utilisée pour arriver à la doctrine de la
Tradition. En connexion avec tout ce qui a été précédemment
mis en relief, cette méthodologie sera considérée par
l’Auteur lui-même comme une sorte « d’erreur »,
puisque un tel type de philosophie s’avère déjà
souiller les connaissances vraiment traditionnelles.
2.
Donc la solution de la spéculation moderne au problème gnoséologique
est, en principe, l’idéalisme, ou plus précisément,
dans la conception du monde de l’idéalisme, on a dû reconnaître
la conditionnalité par un système d’absolue certitude.
L’idéalisme, comme on le sait, consiste dans l’affirmation
qu’un monde extérieur, existant en soi-même indépendant
du connaître et par conséquent du Je, ne peut être affirmé
de manière cohérente: que donc l’univers entier n’est
qu’un système de notre connaître, c’est-à-dire
il n’est qu’en vertu du Je et pour le Je. Cela vaut d’exposer
ici un bref résumé des arguments sur lesquels s’appuie
une telle théorie. Si l’on réfléchit un peu, il
s’avère clair que d’une chose, qui serait absolument en
dehors de moi, je ne saurais absolument rien et donc que je ne pourrais d’aucune
façon en affirmer l’existence. Je peux affirmer l’existence
d’une chose, pour autant que et à cause du fait
que je la connais, ce qui équivaut à dire pour autant et à
cause du fait qu’elle est comprise à l’intérieur
de la sphère du Je. De cela dérive immédiatement que
l’unique réalité dont je puisse en vérité
parler à l’égard d’une chose, est celle qui coïncide
avec le fait qu’elle est perçue et que donc elle dépend
de mon percevoir, sans lequel elle, pour moi, existerait aussi peu que la
lumière sans ma faculté de vision. Naturellement ici, deux
objections surgissent. Avant tout, on fera remarquer que le fait qu’une
chose pour moi n’existe pas, n’implique pas qu’elle, en
soi, n’existe pas ; c’est-à-dire que des choses peuvent
exister ou des aspects des choses que moi je ne connais point et qui pourtant
existent tout de même. À cela on répond que si ces choses
ou aspects des choses qui « existent tout de même »
et ne sont d’aucune manière connues de moi, même pas au
travers de raisonnements et même pas comme éventualités
d’une future expérience, alors leur existence ne peut être
qu’une hypothèse gratuite ou une rêverie; dans le cas
contraire elles sont frappées par l’argument exposé et
sont remises d’une manière ou d’une autre dans le Je.
La seconde objection est que pour moi il n’existe pas seulement les
choses que je perçois, mais aussi celles perçues par les autres,
et que je ne crois pas à la réalité seulement en vertu
de mes perceptions ou raisonnements, mais aussi parce que ma perception ou
mon raisonnement sont confirmés par celle ou celui des autres. Cette
objection entre cependant dans un cercle vicieux : puisque pour les
choses, le même raisonnement se répète pour les autres,
c’est-à-dire qu’il faut se dire que je ne sais rien des
autres en dehors de ce que, par perception, ou par discours, ou par intuition,
ou par tout autre moyen quelconque de mon connaître, et que cependant
avec cela, je reconduis à la sphère de ma subjectivité.
[…] Un en-dehors que serait vraiment en-dehors, ne pourrait rien être
pour ma conscience, par la conséquence de quoi le en-dehors présent
dans les perceptions est relatif, et tout se réduit à cette
situation que, à l’intérieur de mon expérience,
je pose certaines choses comme relativement extérieures à moi
ou aussi comme existantes en soi. Il en résulte que toute réalité
n’est qu’une détermination de ma conscience, que le Je,
au lieu d’être compris dans l’univers, comprend celui-ci
à l’intérieur de lui-même, et l’éther
infini qui en sous-tend chaque détermination et le développement.
Ici on peut lier l’instance de la célèbre « Critique
de la raison pure » de Kant. À partir d’une analyse
attentive et appliquée de l’expérience, il résulte
que le monde, comme il apparaît à la science et à toute
conscience commune, y compris les caractères d’extériorité,
d’objectivité, etc., n’est pas du tout seulement le donné
immédiat de la conscience ; lequel est au contraire un complexe
absolument subjectif de sensations qui se sont transformées de manière
désordonnée l’une dans l’autre et qui, de par lui-même,
n’a rien à faire, ni ne peut donner de justification aucune
à ce monde spatial, ordonné et objectif, que nous connaissons.
Kant, en explorant comment il est possible à une science en générale,
en tant que science, (c’est-à-dire en tant qu’ensemble
systématique universellement valable et absolument certain), proposa
la solution de la difficulté dans la théorie, que ce n’est
pas la connaissance qui se règle sur les choses, mais que les choses
se règlent sur la connaissance, dans ce sens que le sujet, qui a en
lui des formes universelles et nécessaires (espace, temps, causalité,
etc.) et en comprenant le chaos de la sensation en elles, de celui-ci tire
le monde objectif et réglé qui est objet de notre connaissance
et duquel une science est possible en général. En d’autres
termes : la connaissance n’est pas, comme l’on croit vulgairement,
une reproduction, mais une création de son objet ; le monde,
en dépendant des formes de connaissance, serait un autre, si le Je
était autrement conformé. La difficulté dans laquelle
était resté Kant, au sujet de l’origine de la matière
première des sensations, fut par la suite résolue par Fichte
qui démontra comment soit un non-je se donne (la « chose
en soi » de Kant), sinon comme un quid
posé par le Je et comme le fondement de cette loi, par laquelle un
Je pose un non-je, soit en se recherchant dans le même Je en tant que
sujet connaissant. Avec cette allusion à la philosophie kantienne
on a exposé un autre repère de l’idéalisme :
et celui-ci c’est que si l’objet, en général, est
néant, s’il n’est pas simplement une détermination
intérieure à la conscience, il est à nouveau rien, s’il
est compris comme une simple modification d’une réceptivité
passive. Une cire peut bien porter l’empreinte d’un objet étranger,
mais rien n’est dans la conscience si celle-ci ne le prend pas en elle
et ne l’informe pas de réflexion. Conscience, en soi, signifie
médiation, donc activité, autoconsciente. De cela il s’ensuit
que l’entière expérience est quelque chose de tout à
fait idéel, non pas comme un simple spectacle, mais plutôt comme
une réalité posée, créée par le Je selon
l’activité absolue de l’autoconscienc
e.
Commentaire :
Dans le texte ci-dessus, Evola se prépare à une analyse sommaire
de la philosophie idéaliste, présupposé nécessaire
pour le dépassement de la même. Sa réflexion critique
tend à reporter dans la sphère subjective et personnaliste
la dés-individualisante structure gnoséologique de l’idéalisme
« classique » : avec l’affirmation que tout
est « en vertu du Je et pour le Je », il pose le sujet
pensant dans une condition d’absolue centralité par rapport
au monde extérieur, connu en tant que sa position. Mais bien avant
la défénestration du Je abstrait aspiré par l’idéalisme,
Evola impose des considérations importantes au sujet d’une grande
équivoque théorique de l’idéalisme même.
Un telle équivoque se tient dans l’identification, fallacieuse,
entre objet connu et objet existant : les idéalistes soutiennent
que pour définir l’existence de quelque chose, il est nécessaire
de le connaître : en le connaissant, le sujet détermine
son existence. Cela s’effondre dès que l’on ramène
le Je de l’abstraite spéculation philosophique à sa nature
empirique, ou bien à son être sujet, homme, raison individuelle :
en connaissant l’objet, le Je admet son existence, perçue par
sa même conscience, mais ce n’est certainement pas son connaître
qui détermine l’existence de l’objet lui-même. Si
j’ai un bandeau sur les yeux, et donc si je suis privé de ma
faculté de vision, je ne « connais » pas la
chaise qui se trouve devant moi. Cela n’empêche que le meuble
se trouve bien devant moi : le moment de la connaissance est seulement
une conscience de l’existence d’un non-je, d’un autre que
soi, et non d’une position (création) du même. Evola l’explique
de manière très simple avec ses deux « objections »,
avant tout quand il dit que le fait qu’une chose, pour moi, n’existe
pas, n’amène pas en conséquence qu’elle, en soi
n’existe pas, c’est-à-dire que des choses et aspects peuvent
exister que moi je ne connais pas et qui pourtant existent tout de même :
l’équivoque se trouve dans le fait de penser qu’une détermination
cognitive de la conscience correspond à une détermination effective
de l’existence de l’objet, aboutissant donc à faire coïncider
le connu et l’existant. Il est aussi vrai, cependant, que si l’existence
de l’objet n’est pas une condition de ma cognition de lui, ma
connaissance n’étant que la conscience que j’en ai, postuler
l’existence d’un objet sans le connaître prend les caractères
et le signalement de l’hypothèse, incompatibles avec l’exigence
de certitude théorique, base première de la spéculation
idéaliste. En second lieu, Evola, en entant dans le champ de l’analyse
sur la nature du Je, commence à opposer à l’absolutisme
du Je idéaliste, une multiplicité de Je (et pour Evola le Je,
qui est réel, correspond simplement à l’homme individuel,
au « sujet » cogitant) : il s’ensuit que
les définitions de ma conscience doivent être mises en corrélation,
pour être confirmées ou démenties, avec celles d’autres
consciences, les consciences des autres Je. Si nous revenons un bref instant
à la Doctrine fichtienne de la science, en examinant le troisième
principe, celui dans lequel « le Je oppose dans le Je au Je divisible
un non-je divisible » (qui représente l’équivalent
de la seconde objection évolienne, celles dans laquelle existent divers
Je et donc diverses consciences), nous pouvons remarquer comment ce qu’est
la situation de la réalité effective est vue, en étant
le troisième des trois principes celui qui a été cité
ci-dessus, comme une dérivation de la déduction absolue du
Je comme principe premier soit du sujet soit de l’objet, aussi bien
du connaissant, que du connu. Mais une telle déduction, plus « qu’absolue »,
s’avère être arbitraire, étant donné que
l’on donne des caractéristiques au Je qui ne correspondent pas
à celles du Je réel (et d’ailleurs le tristement célèbre
Je de l’idéalisme oscille, comme le dira plus loin Evola, entre
le Je réel et le Dieu théiste). Le résultat final, comme
le Baron l’explique ci-dessus par les allusions au kantisme et au même
Fichte, c’est que l’activité de la conscience (qui est
une activité autoconsciente, comme l’affirme l’idéalisme
en entrevoyant dans la conscience le fondement de l’être, et
dans l’autoconscience le fondement de la conscience) se configure comme
le noyau essentiel de la question théorique, le problème de
la nature du Je restant toutefois irrésolu, de son être sujet
pensant limité face aux caractérisations « absolues »
que l’idéalisme lui a imposées. Si l’objet en général
n’est rien, s’il n’est pas simplement une détermination
intérieure à la conscience, il est de nouveau rien, s’il
est compris comme une simple modification d’une réceptivité
passive. Tel est l’autre repère de l’idéalisme
déduit par la réflexion évolienne (un repère
qui est le fils direct du second principe fichtien du poser un non-je, à
savoir, l’analyse de l’existence des objets est entièrement
à circonscrire dans le domaine du Je qui les « pose »),
une réflexion qui dorénavant, une fois mises au point les bases
de la spéculation idéaliste, procèdera à la critique
sur la nature du Je Absolu ou Transcendantal, dont la nature ambiguë
sera le tremplin pour le tournant « magique » qui correspond
à l’harmonisation de la philosophie à partir d’un
domaine théorico-gnoséologique à celui efficace et de
la pratique.
3. Ceci, en quelques
mots, est la conception du monde de l’idéalisme : Le Je
au centre du Cosmos, créateur de toute réalité et de
toute valeur […] Avant d’aller plus loin, il vaut la peine de montrer
comment à cette théorie, à première vue si paradoxale,
concorde la vérité intime de deux des attitudes qui semblent
la contredire le plus ouvertement : le sens commun et la science positive.
Au sujet du sens commun, que l’on note que sa vérité
est pour lui ce qu’on perçoit immédiatement : comme
l’observe Berkeley, il ne sait rien ni de causes transcendantales,
ni de substances, ni des qualitates occultae
: il vit d’une sphère de pure subjectivité, et prétendre
que les déterminations qu’il donne aux choses, et qui continuellement
se contredisent, appartiennent réellement aux choses elles-mêmes,
est aussi absurde que de prétendre que la saveur douce ou la douleur
d’une piqûre appartiennent essentiellement au sucre ou à
l’épingle. Or, non seulement l’idéalisme, mais
déjà la science est un « scandale du sens commun » :
qu’est-ce que peut avoir à faire, en effet, l’expérience
de celui-ci, toute vivante, chaude et sonore, resplendissante de lumière
et de couleur, avec le monde aride et abstrait de la science, qui ne connaît
rien en dehors des vibrations de l’éther et des jeux d’atomes ?
Pourtant, la science peut démontrer que la vérité est
de son côté et elle condamne le monde du sens commun comme une
apparence, et cela à cause de la subjectivité, à savoir
et d’une certaine façon, de l’idéalisme qui est
de lui. Mais si l’on dépasse le domaine et que l’on va
voir en quoi consiste l’objectivité que la science oppose à
l’idéalisme du sens commun, on la voit s’évanouir
comme un fantôme. Ici aussi, on ne peut qu’effleurer le
sujet. En premier lieu, Kant déjà, remarqua que l’expérience
ne peut pas fonder des jugements de nécessité, c’est-à-dire
que la science peut d’elle-même savoir que les choses sont ainsi
et ont été ainsi, aussi dans les cas observés, mais
pas qu’elles sont nécessairement et universellement ainsi :
il démontra qu’à chaque fois que la science postule une
vérité objective, c’est-à-dire universellement
valable, en cela elle ne peut être justifiée que par une théorie
idéaliste ; et Lachelier ajouta que les choses ne vont pas autrement
dans la légitimité du « principe d’induction »,
sans la présupposition duquel la recherche des lois, tout comme le
comprend le même empirisme millénaire, est impossible.
Encore : le présupposé fondamental de la science est que
la nature peut être résolue dans les formes de l’intellect
du Je : telle est la prémisse implicite pour ne citer
que deux exemples de la géométrie analytique, quand
elle adapte la physique à la géométrie et la géométrie
à la fonction algébrique ; et des innombrables applications
mécaniques du calcul différentiel, au cas où l’on
imagine pour la réalité le concept tout à fait théorique
de l’infinitésimal. Et ceci est du pur idéalisme. […]
L’épistémologie a récemment montré que
la science, avec son monde, est une véritable création de l’esprit
non seulement autonome, mais aussi arbitraire, que la réalité
n’est acceptée par elle que de manière provisoire et
quasiment comme un prétexte, puisqu’elle la nie tout de suite
et la résout, au moyen du calcul et de la géométrie,
dans un « système de relation hypothético-déductif »
en soi suffisant et indifférent comme le comprit Poincarré
dans son « principe d’équivalence », auquel
Einstein avec son « système de transformation »
a donné un caractère concret à la nature variée
de ces mêmes réalités. L’enseignement paradoxal
de la physique actuelle est justement celui-ci : c’est l’expérience
elle-même qui a imposé au scientifique de la dépasser
dans le système purement intellectuel et clos sur lui-même d’un
pur mathématisme, étant donné qu’il veut s’adapter
et se rendre complètement compte d’elle. […]
Commentaire :
Contre certaines interprétations critiques,
qui voudraient identifier chez l’Evola de la période de jeunesse
et plus strictement philosophique, un penseur « moderne »
à tous les effets, le texte présent offre une importante réfutation
d’une telle opinion, même partielle. Si ses écrits de
cette période s’avèrent caractérisés par
des éléments non proprement traditionnels, il est vrai de la
même façon que certaines instances et positions que l’on
retrouve dans l’Evola mature, peuvent être dépistées
ici aussi, quoique dans une phase encore « embryonnaire »
et pas encore parfaitement consolidée. Par exemple, Evola se fait
ici le porteur d’une attitude antiscientifique : et si c’est
vrai comme il est vrai que le scientisme représente l’un des
points cardinaux de la modernité, il se trouve en cohérence
avec ce que sera sa ligne de positionnement définitive (le problème
sera différent pour ce qui concerne l’évolutionnisme,
comme nous le verrons plus loin). Au sujet du fidéisme à l’égard
de la science et la technique, le Baron se place d’une manière
critique en accusant celles-ci d’avoir un caractère purement
expérimental et jamais réellement noétique, à
savoir cognitif. La science peut démontrer non pas l’objectivité
de la connaissance, mais seulement la « mathématicabilité »
des phénomènes naturels, c’est-à-dire la susceptibilité
de ceux-ci à être ordonnés selon des formules mathématiques.
Effectivement, il parle d’un système hypothético-déductif,
qui s’exerce par une unification continue des relations et qui, en
même temps cependant, présuppose l’enregistrement de certains
faits qui ne sont pas expliqués mais seulement constatés comme
réels. Benedetto Croce avait déjà défini comme
« pseudo-concepts » ces concepts scientifiques, en
référence à leur caractère expérimental
et technique ; à la différence de celui-ci, pourtant,
Evola dans ces lignes, critique le scientisme pour le relier à la
philosophie idéaliste et pour montrer combien évidents sont
les liens entre les deux systèmes. La science, soutient Evola, a comme
présupposé fondamental le fait que la nature peut être
résolue dans les formes de l’intellect du Je : telle est
la prémisse implicite pour ne citer que deux exemples
de la géométrie analytique, quand elle adapte la physique à
la géométrie et la géométrie à la fonction
algébrique ; et des innombrables applications mécaniques
du calcul différentiel, au cas où l’on imagine pour la
réalité le concept tout à fait théorique de l’infinitésimal.
Et ceci est du pur idéalisme. Il y a donc une substantielle identité
de méthode entre la spéculation idéaliste et la pensée
scientifique : une telle identité s’exerce dans les présupposés,
arbitraires et instrumentaux aux postulations successives, qui sont dans
les deux systèmes. Une telle approche est sans doute originale mais
elle pèche peut-être par un certain déterminisme :
s’il est vrai, comme il le soutient, que la science ne fait rien d’autre
que de mathématiser les phénomènes naturels en les organisant
dans un système de lois et de formules (et donc qu’elle enregistre
quelque chose de déjà « donné »),
il est aussi vrai qu’il s’avère difficile d’assimiler
la pratique scientifique à la pensée idéaliste jusqu’à
l’osmose méthodologique. La raison de cela réside justement
dans une des limites de l’idéalisme sur laquelle Evola insistera
davantage, mais pas en cette occasion-ci : le caractère fondamentalement
abstrait de cette philosophie (Je / non-je / autoposition-création
/ rationalité de l’histoire et des phénomènes,
etc.) qui se trouve aux antipodes du concrétisme scientifique.
4. On a exposé
ces dernières considérations dans le but de donner un appui
quelconque à l’affirmation que l’idéalisme est
une conception qui s’impose inévitablement dès que l’on
approfondit les sujets du connaître […] C’est pourquoi il est
une position conquise et consolidée et, en aucun cas, il n’est
permis de la négliger ou de l’ignorer : tout développement
ultérieur doit partir d’elle comme d’un présupposé,
sous peine que, alors qu’on croie aller au-delà, en réalité
on ne parvient qu’à reculer. Si ce n’est que, de fait,
l’idéalisme, tel qu’il se trouve exposé jusqu’alors
dans la philosophie, n’est qu’à mi-chemin et ceci est
précisément l’unique point sur lequel on peut aller au-delà
de lui. Si l’on demande, en effet, au philosophe quel est ce Je, qui
est créateur du monde, de l’histoire et des cieux, on a pour
réponse qu’il est le fameux « Je absolu »
ou « transcendantal ». Or, ce Je absolu est un quelque
chose de furieusement ambigu : il oscille entre le Je réel (à
savoir celui que l’individu peut expérimenter immédiatement
en lui comme étant sa certitude la plus intime et la plus pure, le
principe originel par lequel toute expérience est vécue comme
sa propre expérience) et le Dieu du théisme. Ce qui le rend
si indéterminé, c’est justement ce dont il a pris naissance
la théorie de la connaissance : pour celle-ci, en effet,
si le connaître doit être expliqué et la certitude garantie,
le monde doit s’avérer posé par l’activité
du sujet pensant. Or, il est évident que ce n’est pas ma puissance,
ni celle de quelque autre conscience, au point évolutif actuel, qui
peut se reconnaître en fonction réelle et de liberté
d’une telle pensée ; mais si celle-ci ne peut donc pas
se remettre au Je réel, elle ne peut pas non plus se remettre à
un principe cosmique transcendant, lequel serait le Dieu théiste,
parce qu’alors le connaître ne s’explique plus or, au contraire,
l’idéalisme est d’autant plus légitime, qu’il
est un système qui explique justement notre connaître humain.
À l’idéaliste qui fuit ici avec cet être amphibie
qu’est le Je transcendantale, on peut retourner sa propre arme par
le dilemme suivant : ou bien le Je transcendant est le je réel
mais cela est faux de fait, parce que l’idéaliste, comme
on le verra d’ici peu, est impuissant, ou bien ce n’est pas le
Je réel et alors il n’est rien, ou il n’est qu’une
idée ou un concept à moi, lequel n’est réel qu’en
vertu d’une activité (le philosopher, l’intuition, etc.)
de ce Je réel, en dehors du centre duquel il s’effondre, en
tout cas. Le fait est qu’en lieu théorique, la question
reste indéterminée, l’immanence théoriquement
postulée peut être en effet une immanence dans la pratique parce
que transcendance, puisque c’est un jeu stupide de mettre le Je à
la place de Dieu, quand lui ont déjà été donnés
des attributs tels que moi, je peux effectivement me reconnaître en
lui aussi peu que dans le Dieu de l’ancienne foi. Il ressort de ceci,
à savoir, que la vérité ou la fausseté de l’idéalisme
et cela, que l’on fasse attention, signifie, comme on aura l’occasion
de le montrer d’un peu plus près dans ce qui suit, savoir si
l’homme peut ou non donner une certitude et un sens à sa vie
et à son expérience la vérité ou la fausseté
de l’idéalisme, donc, ne peut être démontrée
de manière théorique : elle peut être décidée
non pas par un acte intellectuel, mais par une réalisation concrète.
L’idéalisme, c’est-à-dire, en un moment abstraitement
logique n’est ni vrai ni faux : la vérité lui est
contingente et peut uniquement lui venir de l’activité, à
dire vrai, inconditionnée en soi, selon laquelle l’individu
engendre en lui le principe, postulé intellectuellement par la philosophie
transcendantale, selon une réalité concrète et vivante.
[…] Or cette solution, quand bien même fût-elle affirmée
sérieusement, ne l’est pas à si bon marché qu’il
apparaîtrait chez un Green, Caird ou Blondel : puisque si le Dieu
dans laquelle on a fait passer le Je idéaliste est le Dieu de la conscience
religieuse vulgaire des simpliciores
et des théologiens il reste un pur état de l’émotivité
ou une idée abstraite et, en pratique, il entre fatalement en litige
avec les déterminations positives du Je empirique […] Si donc, par
solution religieuse, on n’entend pas l’abandon de toutes les
positions, la banqueroute de toute cohérence et de toute certitude
auprès du maigre stoïcisme de la foi, il faut qu’une telle
solution soit mise en rapport avec un processus mystique, ou mieux magique,
dans lequel Dieu n’est qu’un phantasme quand il est engendré
en nous-mêmes et non comme mots, concepts, imaginations ou beaux sentiments,
mais plutôt comme un mouvement absolument concret ; dans lequel,
à savoir, l’existence empirique soit réellement transfigurée
et résolue dans la divinité. Ainsi que cela fut distinctement
compris par les Orientaux, il n’y a qu’une manière de
démontrer Dieu, et celle-ci est : se faire Dieu,
apoteotènai . Sauf qu’une telle
critique est aussi efficace contre les idéalistes, lesquels, s’ils
étaient cohérents, devraient plus ou moins soutenir que Dieu
est le professeur de philosophie universitaire. En fait il s’avère
clair que, si l’idéalisme doit être vrai, l’individu
empirique doit être nié, mais seulement comme une chose veule
et figée dans sa limitation fictive, pour être intégré
dans un développement dans lequel, loin d’être subordonné
et de s’en remettre à quelque chose en dehors de soi, il reste
en lui-même, dans une autopotentialisation infinie et se rend suffisant
( àutarkes ) à
son principe. Ce n’est pas celle-ci, au contraire, la réalité
des idéalistes : ils opposent l’individu concret à
cette abstraction qui est leur Je transcendantal et, au nom de celui-ci,
dissolvent le premier. L’individu, disent-ils n’est qu’une
illusion, un néant, mè òn
: ce qui est réel, c’est à l’inverse l’Idée
(Hegel), Dieu (Royce), l’Acte pur (Gentile). Si ensuite on va voir
ce que cela représente chez eux, personnes vivantes, cet Absolu, il
faut peu de chose pour s’assurer qu’il n’est autre qu’une
idée blafarde, un pur principe explicatif ou, au plus, un élan
lyrique, une émotion, qui vit dans un recoin de leur empiricité
inerte et rigide. […] C’est ainsi que le Je, qui s’est élevé
dans la philosophie jusqu’à créateur cosmique, se retrouve
par un accident quelconque dans sa petite humanité « dépassée »,
reconduit parmi les infinies contingences de la vie, vis-à-vis desquelles
il est quasiment aussi impuissant que le paysan qui ne sait rien de telles
élévations merveilleuses. […]
Commentaire :
Avec l’idéalisme, il faut faire les comptes : on peut le
partager ou pas, mais on ne peut certainement pas l’ignorer
. Il est une étape nécessaire pour
n’importe quelle analyse philosophique, telle est son importance et
l’influence qu’il exerce sur toute forme spéculative.
Cependant, dit Evola, au point où il en est resté, il n’est
qu’à moitié : il faut aller au-delà de ce
point. La passage qui permet « d’aller au-delà »
est la critique sur la nature réelle du Je, qui est effectuée
dans ce texte d’une manière très spécifique. Evola
écrit que le Je se trouve dans l’idéalisme, à
mi-chemin entre le Je réel, l’individu, et le Dieu de la foi.
Aucun homme, aucun individu, ne peut se reconnaître dans le Je créateur
de soi et du monde, en souffrant de sa situation contingente, de son impuissance
face au monde lui-même, de son rapport avec les choses extérieures
qui n’est certainement pas si dominant comme l’idéalisme
le veut. Si à l’inverse, le Je équivaut à Dieu,
l’entière structure philosophique s’écroule, elle
qui se fonde sur la nécessité d’offrir un système
de certitudes cognitives à l’homme en tant que ens
cogitans, sujet pensant.
À ce point, la déduction qui en découle est que la
validité de l’idéalisme, ne peut rentrer dans la sphère
théorique mais dans celle de la pratique : à savoir que
l’idéalisme, en lieu abstraitement logique n’est ni vrai
ni faux : la vérité lui est contingente et elle peut lui
venir uniquement de l’activité, à dire vrai inconditionnée
en soi, selon laquelle l’individu génère en soi le principe
postulé intellectuellement par la philosophie transcendantale, selon
une réalité concrète et vivante. Et nous voici donc
au tournant « magique » de l’idéalisme,
fille de la nécessité de certitude : c’est seulement
au travers du caractère concret de la pratique que l’on peut
donner un critère de légitimité à la certitude
même. Ce tournant a un caractère mystique ; mais comme
le précise le même Evola, il ne peut jamais signifier l’abandon
de toutes les positions, la banqueroute de toute cohérence et de toute
certitude auprès du maigre stoïcisme de la foi, et autrement
dit un renoncement
ad alterum,
mais au contraire, un cheminement persévérant vers l’absolutisation,
vers l’inconditionné parfait (en plein accord avec tout ce qui
a été exprimé dans le paragraphe « Qu’est-ce
que la Tradition » sur le rapport entre la transcendance et la
religiosité dans la métaphysique évolienne). Donc, celui
d’Evola, est un tournant « magique » par les
caractérisations spiritualistes dont il se fait le porteur ;
mais avant tout un tournant « pratique » parce que
l’analyse doit être toute centrée sur la pratique concrète,
sur l’action empirique, sur l’individu réel. Et ici on
en arrive à l’affirmation philosophique traditionnelle, pour
parvenir à laquelle Evola a voulu partir de la perspective d’une
philosophie moderne. Cela, comme nous l’avons vu s’avèrera
quasiment comme une déformation aux yeux du même Evola mature.
Une démonstration de ceci se retrouve dans une phrase, qui saute tout
de suite aux yeux de quiconque a une connaissance du Baron fondée
sur ses oeuvres de maturité, et qui dit : « … ce n’est
pas ma puissance, ni celle de n’importe quelle autre conscience au
point évolutif actuel, […] Conscience « au
point évolutif actuel » :
n’importe quel lecteur d’Evola, lisant ce passage, mettrait la
main au feu qu’il ne peut pas avoir été écrit
par le philosophe romain. Lequel, en effet, se révèlera, dans
les années suivant la rédaction de ces essais sur l’Idéalisme
Magique, comme l’un des critiques les plus perspicaces du darwinisme
et de l’évolutionnisme, alors que ces paroles témoignent
d’une adhésion assez explicite à la conception évolutionniste.
En effet, dans ces années-là, Evola avait pris des positions
de ce genre, qu’il aurait définies comme « antitraditionnelles »
dans les années à venir. Tout cela rentre dans l’introduction
faite dans Genèse de l’Idéalisme
Magique : son positionnement, dans les
années vingt, se ressent de l’influence de la culture de son
temps. On n’a pas besoin d’en arriver à dire, comme on
l’a déjà souligné précédemment,
que sa pensée est, dans la période philosophique, parfaitement
« moderne » pour devenir ensuite rétrograde
avec le passage des années. Nous avons vu avant (sur l’antiscientisme,
sur la question du « tournant magique », sur le refus
de la spéculation abstraite en vertu de la praxis) et nous verrons
dans la sous-section qui suit comment les contenus traditionnels sont présentés,
et comment ! dans son idéalisme magique. Des contenus, cependant,
parfois mélangés à des principes « modernes »
comme, justement ici, celui d’évolutionniste.
Troisième sous-section le tournant
« magique » : la puissance et la construction
de l’immortalité
« La voie, en vérité,
n’existe pas pour qui ne veut pas cheminer »
Une fois qu’il s’est ébroué
du joug de la question théorique non conclusive, une fois qu’il
s’est purgé des dichotomies gnoséologiques dialectiques,
de ses contradictions internes et des abstractions du Je Transcendantale,
l’idéalisme peut donc devenir la praxis pour la transformation
de l’homme. Comment advient cette transformation, cette
renovatio animi ? Dans la théorisation
de cet idéalisme magique convergent des formes et des doctrines diverses,
qu’Evola canalise en un unique fil conducteur qui devient la courroie
de transmission pour la délinéation d’un dépassement
de la condition humaine normale et une ascèse vers un état
supérieur. Dans cette conception philosophique, qui se configure comme
une proposition de développement absolu de la liberté et de
la puissance du Je, s’entremêlent les motifs de l’ascèse
et de la mystique orientale, des doctrines initiatiques et « payennes »,
de la tradition occidentale, mais aussi des reprises du même stoïcisme,
de l’épicurisme, de Nietzsche et surtout de Novalis et de Michelstadter.
Celle-ci est, sans doute, la partie la plus intéressante (et nous
dirions aussi la plus importante) de la pensée évolienne, dont
on retrouve un écho fort et enflammé dans tous ses écrits
successifs, dans lesquels cette impulsion sera déterminante pour cette
potentialisation du Je. Par une synthèse extrême, on peut affirmer
qu’une « telle doctrine » (étant donné,
comme on le verra, que plus qu’une spéculation intellectuelle,
elle s’avère être, justement, une véritable doctrine
mystico-existentielle) se propose comme fin ultime l’autarcie :
la prise de conscience de la limite, la « phase déconditionnante »
de libération, la véritable puissance. Cette phase de sa philosophie,
qui trouvera l’accomplissement ultime dans l’Individu Absolu,
peut avoir une lecture aussi bien spiritualiste que laïque : évidemment,
la première est plus dans les cordes d’un lecteur « traditionnel »
d’Evola, mais, comme on le verra, elle manifeste des contenus qui peuvent
être traduits en pratique même par un homme parfaitement athée
et de positionnement mécanistico-matérialiste (quoiqu’une
telle affirmation se serait avérée « hérétique »
par le même Evola), de tels contenus étant des référentiels,
pour l’existence humaine, exempts d’esprits, de catégories
et « d’abstractions » diverses. L’idéalisme
magique se fonde sur deux points principaux : le concept de puissance,
ses signifiés et ses transpositions réelles ; et la fameuse
« construction de l’immortalité » qui
serait la systématisation doctrinaire de l’essence du développement
magique au travers des « trois épreuves ».
Analysons donc cette ultime et décisive phase de la philosophie d’Evola,
toujours au travers de ses textes mêmes. Que l’on considère
l’expérience humaine dans tout son caractère concret,
et alors le problème posé pousse à une bien autre solution.
Puisqu’il apparaît d’abord qu’un connaître
pur est une abstraction qui n’a jamais existé, que n’importe
quelle détermination cognitive est logique, la pensée et ses
lois ne sont pas quelque chose d’impersonnel, se déroulant automatiquement
selon des normes éternelles et indifférentes à l’humain,
mais plutôt le produit d’une activité individuelle, mais
bien toujours les expressions symboliques d’affirmations profondes
du Je
(1) . […] Il s’impose
que la certitude et le savoir absolu sont vains là où ils ne
reflètent pas la puissance concrète d’un Je qui, du haut
d’une liberté inconditionnée, arbitraire, domine l’ensemble
de toutes ces conditions et de ses énergies dans lesquelles se façonne
la totalité de son expérience. En bref : je ne peux me
dire absolument sûr que des choses dont j’ai le principe et les
causes à l’intérieur de moi, comme liberté inconditionnée,
ce qui revient à dire, selon une fonction de possession ; dans
les autres, seulement ce qui en elle satisfait cette condition. […] Jusqu’à
ce que quelque chose existe, on n’a pas d’absolue certitude,
tant que n’existe pas un monde, en tant que monde, c’est-à-dire
comme un « Autre », tel un ensemble de puissances impénétrables
et résistantes, le Principe de l’Absolu, à la rigueur,
n’existe pas. Mais cette négation du monde comme condition de
la certitude ne doit pas être comprise de manière abstraite,
à savoir comme un anéantissement absolu de toute forme, mais
comme un nirvana vide
et indéterminé. Au contraire : elle se relie à
celui qui ne cède pas au monde ni non plus ne le fuit, mais plutôt
se positionne face à face avec lui, qui le domine entièrement
et qu’en toute détermination se reconnaît alors comme
entité de puissance. […] En vérité, il n’existe
pas de choses matérielles ou spirituelles, mais plutôt une manière,
matérielle ou spirituelle, de vivre les choses, qui en soi ne sont
ni matérielles ni spirituelles, qui dans leur valeur sont déterminées
seulement à partir du plan de liberté ou de centralité,
ou bien de nécessité et d’absence, dans lequel l’individu
se place par rapport à l’expérience en général.
[…] Or le point fondamental, la mise en relief dont le mérite revient
à l’une des plus fortes personnalités de l’époque
contemporaine Carlo Michelstadter est le suivant : l’individu
ne doit pas échapper à sa propre déficience, il ne doit
pas, en cédant, pour échapper au poids de la responsabilité,
lui concéder une réalité, une raison, et une personne,
qu’elle ne peut avoir en aucune façon comme simple privation
et donc déplacer ou remettre la réalité qui fait
défaut au Je à un autre qui est matière, nature, Dieu,
Raison Universelle, Je transcendantal, etc. Le Je doit, à l’inverse,
être suffisant à son insuffisance, il doit l’assumer et
en supportant son poids entier, consister. Il doit comprendre que tout ce
qui semble avoir une réalité indépendante de lui n’est
qu’une illusion, causée par sa propre déficience ;
et celle-ci, il doit faire en sorte de la combler, au moyen d’un processus
inconditionnel qui instaure l’absolu présence de soi à
la totalité de son activité puisque alors il aura accompli
en soi l’absolue certitude, il aura « persuadé le
monde », et en cela, il aura rendue la vie à la réalité
dont l’idéalisme n’est parvenu qu’à en anticiper
la forme intellectuelle vide et l’abstrait « devoir être ».
Dans ce processus, à qui se propose le terme d’idéalisme
concret ou magique, il faut reconnaître la tâche d’une
civilisation future et donc la solution positive de la crise de l’esprit
moderne. […] De ceci procède la distinction ultime, délinéant
encore plus le concept de puissance entre action selon désir et action
selon autarcie, ou inconditionnée. Si l’on jette un regard sur
la vie que mène habituellement l’individu, non pas tant dans
l’amorphe médiocrité des masses, mais souvent aussi dans
les grandes lumières de l’humanité tragique et spirituelle,
il apparaît le plus souvent que son action n’est pas à
affirmer proprement déterminée par lui, comme centre suffisant,
mais plutôt à partir de corrélations d’appétits
et de motifs vis-à-vis desquels il est passif ou presque. À
savoir, que le Je ne possède pas son action : il désire
et dans le désir, ce n’est pas le Je qui prend la chose,
mais la chose qui prend le Je, elle en détruit la centralité
dans une compulsion qui le rejette à l’extérieur, à
la périphérie de lui-même. Ce qui est très important,
c’est de remarquer qu’une telle situation peut reprendre en elle
non pas telle ou telle action, mais plutôt la totalité de toutes
les actions possibles. Dans la totalité d’un tel univers, il
y a une dépendance : l’action se présente toujours
selon une nécessité ; le Je n’est pas l’auteur,
il n’en possède pas le principe en soi, il ne la possède
pas mais la subit. Et partout où l’individu agit par une impulsion
intérieure de sa nature, ou en relation avec un malaise ou une privation
intérieure, ou encore par l’attraction d’une idée,
d’un plaisir ou d’une béatitude, quelle qu’elle
soit, « matérielle » ou « spirituelle »,
il reste inexorablement enfermé dans ce cercle de l’esclave.
[…] La valeur et le plaisir ne doivent pas, au contraire, précéder
et déterminer l’activité et la volonté, mais doivent,
à l’inverse, procéder presque comme un effet d’un
se-vouloir inconditionné parce que se-vouloir parfait. C’est-à-dire
que dans l’action du « Seigneur » [au sens évolien
de ce terme, ndt], il ne doit rien y avoir de désir, ou de compulsion
intérieure : elle doit manifester un vouloir qui, dans son autodétermination,
n’a rien en face de soi, ni une nature qui est sienne, ni la lumière
d’un plaisir, ni l’attractivité d’un motif ou d’un
idéal, qui s’engendre donc en soi absolument ou positivement
en cela que, n’ayant présent que l’amour froid et solitaire
de son affirmation suffisante. Tant que j’accomplis un acte en vue
du plaisir ou de l’utilité qui en dérive, ou parce qu’il
est conforme à mon être, ou à une quelconque loi matérielle
ou idéelle, et non parce que simplement voulu, on ne parle pas de
grâce ni de liberté ni d’autant moins de puissance. Que
l’on fasse bien attention pourtant : de cela procède non
pas la négation de toute jouissance dans une « ascèse »
minable, mais seulement la mise à profit (ou aussi bénéfice :
fruimento , ndt) de celle-ci
comme d’une possession, comme de quelque chose dont on a en soi le
principe : à savoir que l’on n’a plus une activité
qui, pour parvenir à une jouissance, est contrainte à se dérouler
d’une certaine façon inconversible, mais plutôt une activité
qui ne se fait donner par rien les conditions pour ce qui est plaisant ou
pour ce qui est douloureux, qui en outre, dans le moment de sa détermination,
n’a pas du tout présente l’attractivité d’un
plaisir ou la répulsion d’une douleur, mais qui veut en soi
et ne trouve ni ne reçoit le plaisir, mais crée arbitrairement,
en le retirant de la perfection de son affirmation, débordante de
puissance. C’est seulement quand le plaisir et avec lui la valeur
en général peut être vécu non pas comme
ce qui détermine l’activité, mais plutôt comme
la fleur et la création de cette activité, qu’il procède
à son tour à partir d’un vouloir sur lequel aucun stimulus,
ou appétit, ou motif, ou idée, n’a le pouvoir, seulement
si l’acte n’a pas le plaisir et la valeur ou la raison en dehors
de lui, mais en lui-même, en fonction de possession, seulement alors
l’esclave ne sert plus le maître, mais s’élève
réellement à l’autonomie, à être libre
et le plaisir, stigmate de la passivité, devient la splendeur même
de l’absolu positif. On ne comprend donc pas correctement le concept
de puissance, dont il est question ici, si l’on n’y relie pas
une attitude de positivité, d’affirmation centrale, la tranchante
négation de l’illusion d’un « Autre »
auprès de n’importe quelle expérience, finalement une
volonté nue qui s’est déterminée par rien, au-delà
de tout mobile et de tout appétit. En effet, dans tous les autres
cas, on a invariablement une dépendance de l’individuel par
quelque chose qui tombe en dehors et au sujet des déterminations duquel
il ne pourra jamais se dire certain selon un savoir absolu. […]
(1) Une exposition suggestive de cette thèse se trouve dans l’ouvrage :
Les sources irrationnelles de la pensée, N. Abbagnano, Nâples,
1923. On y prend en considération les principales doctrines philosophiques
(le réalisme classique, l’empirisme anglais, le criticisme kantien,
la « philosophie des valeurs », la doctrine de Bradley
et de Royce, l’actualisme, l’expérimentalisme d’Aliotta,
l’intuitionnisme, le néoréalisme) et on montre, par une
analyse intérieure, qu’elles tirent toutes leur fondement et
leur justification, non pas du rationnel, mais de l’irrationnel.
Commentaire :
Ces extraits des Essais sont et représentent une somme des plus belles,
des plus suggestives et plus formidables pages de Julius Evola, et, au jugement
de celui qui écrit, représentent aussi un témoignage
exceptionnel d’une dignité philosophique inébranlable :
il s’avère d’ailleurs inacceptable qu’elles soient
exclues des textes scolastiques et de la majorité des encyclopédies
philosophiques. Les contenus exposés sont si clairs qu’ils ne
nécessitent pas d’explications particulières : Evola
appréhende avec une surprenante et extraordinaire lucidité
les caractérisations et limites de l’action humaine, une action
« selon un désir ». Opposée à
l’action selon un désir, qui est l’exemplification de
l’acte voulu en fonction d’une fin, d’une utilité,
ou d’un but (qu’il soit matériel ou spirituel), se place
l’action « inconditionnée ». L’action
inconditionnée qui ne procède pas, comme il l’écrit
lui-même, du désir, mais d’un « se-vouloir »
parfait : la « jouissance » est une conséquence,
et non le moteur de l’acte. Évidemment, ces mots doivent être
pesés parce qu’ils peuvent susciter des équivoques :
l’action selon l’autarcie ne signifie certainement pas qu’elle
ne soit pas déterminée par une motivation rationnelle, par
une raison spécifique. Une telle raison spécifique, cependant,
ne doit jamais être équivalente à un appétit,
à une envie, à une nécessité conséquence
de la privation. C’est le concept taoïste du wei-wu-wei, à
savoir de l’action-sans-action, qui se trouve à signifier, par
une telle tournure, la capacité d’agir sans considérer
les résultats, ou encore de ne pas faire de la volonté de réalisation
du résultat le motif de l’action elle-même. Autarcie :
rien en dehors de moi, rien autre que moi. L’action passe évidemment
au travers de critères éthiques bien solides (inconditionnée
ne veut pas dire « fais ce que tu veux »), mais elle
est toujours un produit du Je qui la possède et qui n’en est
pas possédé. La limite de cette conception se tient peut-être
dans son aspect disons-le ainsi utopique : il s’avère
difficile d’imaginer un homme qui soit vraiment autarcique, « Seigneur »
[au sens évolien , ndt] à 100%, qui ne vive pas de nécessités,
besoins et actions selon un désir, mais dans une solide et inexpugnable
indifférence positive. Une indifférence qui ne signifie pas,
avant tout chose, auto-mortification, privation de l’expérience
comme négation du monde, comme cela se produit dans la fameuse éthique
de la souffrance de Schopenhauer (chez qui le Je fuit sa propre déficience,
ne l’affronte pas et consiste en elle), mais, comme déjà
formulé, jouissance libre d’un parfait se-vouloir inconditionné
(une jouissance qui ne détermine pas un désir). Et ensuite
elle ne doit pas être interprétée de manière négative,
à savoir en imaginant l Autarque comme une sorte d’ermite
indifférent à tout et à tous. Elle est à l’inverse
la proposition du dépassement de la limite humaine, dans la tentative
d’atteindre un état dans lequel rien ne peut plus porter atteinte
à la centralité du Je, dans lequel, à la peur se substitue
la fermeté, à l’envie le contrôle, à l’irrationnel
la conscience. Certainement un concept très « ambitieux »,
qu’il est probablement presque impossible de suivre à la lettre,
mais qui peut être important au titre d’une orientation. On peut
éventuellement mettre en doute une telle éthique, dans un monde
comme celui actuel, dans lequel les hommes sont dominés par le sexe,
l’argent, l’envie du succès et de la « carrière »,
dans lequel lhoracienne mesòtes
est en train de se dissoudre dans la consommation anormale de psychotropes,
dans la démonie de névrose, d’hystérie, et de
perte du sens, pour un Occident qui a le marché comme valeur de fondation
(et donc une non-valeur) et pour lequel, trop souvent, on a tout et tout
de suite, un Occident qui n’en tirerait aucun parti ? Pour finir,
comme on le remarquait précédemment, une telle conception peut
aussi avoir une lecture laïque : comment ne pas se rappeler, en
lisant ses pages, L’Étranger
de Camus ? Le héros absurde,
Mersault qui, par une lucidité désarmante, parvient à
percevoir le sens et le non-sens de la réalité ? Évidemment,
encore une fois, tout est reconductible à sa propre clef de lecture :
de nombreux « traditionalistes » feraient la grimace
face à une telle association, dont nous estimons, nous, qu’elle
peut en rendre l’idée.
Ce qui distingue l’idéalisme magique,
c’est son caractère essentiellement pratique : son exigence
fondamentale n’est pas celle de remplacer une conception intellectuelle
du monde par une autre, mais plutôt de créer dans l’individu
une nouvelle dimension et une nouvelle profondeur de vie. Certainement, cet
idéalisme ne tombe pas dans une contraposition du théorique
et pratique ; dans le théorique et dans le cognitif comme tel
et donc dans ce qui est seulement donné à se révéler
à un lecteur il voit une activité créatrice,
mais il estime cependant qu’un tel degré ne représente
qu’une ébauche, un début de geste, par rapport à
une phase de réalisation plus profonde, qui est celle magique, ou
pratique proprement dite, dans laquelle le premier [théorique-cognitif ,
ndt] doit continuer à se compléter. […] Ainsi, un premier moment,
est posé par l’expérience de la négation ou « épreuve
du feu ». Le Je consiste habituellement d’autant qu’il
retire son soutien et son assurance d’une quantité d’éléments
périphériques (l’ensemble de l’expérience,
science, culture, affects, fidélités, etc.) dont il fait dépendre
donc sa propre certitude. À présent, il doit pouvoir se garantir
sa propre consistance même quand cet ensemble d’appuis disparaît.
Il doit détruire tout « autre », et au milieu
de la désagrégation universelle, rester également ferme
et entier : à savoir, il doit engendrer en lui la force de se
donner vie au moyen de l’incendie et de la catastrophe de toute sa
vie même, dans la mesure où c’est une vie reliée
à un extérieur ou « autre ». […] En un
mot : il doit se faire l’extrême raison de lui-même
le stirnérien « Ich habe
meine Sache auf nichts gestellt » [« J’ai
placé mon affaire sur rien » de Max Stirner, philosophe
allemand, 1806-1856. Son principal ouvrage « L Unique
et sa propriété » est une critique du libéralisme
politique, social et humain, ndt] doit devenir pour lui une
réalité vivante. […] Si ce n’est que l’individu
par l’épreuve du feu ne s’est rendu indépendant
des diverses déterminations que d’une manière relative :
en réalité, il a besoin d’elles pour les nier et, par
cela, réaffirmer sa propre persuasion. La même fonction négatrice
le rend donc indépendant. Et il ne se libère de cette dépendance
qu’en s’arrachant de soi, en éliminant la puissance négative
en ne la volant pas, en ne se l’attribuant pas, mais simplement
en la supportant, en la recevant comme étrangère et en transcendant
sa volonté, pourvu que contre elle il réaffirme son propre
acte de consistance. Telle est « l’épreuve de la
souffrance » : en elle demeure la condition de la permanence
dans la négation de sa propre vie, mais pour autant que la négation
n’a plus le Je comme auteur, celui-ci est rendu libre de la dépendance
de l’objet à renier. D’où la valeur du stoïcisme
et de la souffrance chrétienne ; d’où une voie pour
comprendre pourquoi divers Saints invoquèrent la souffrance comme
une grâce divine. Blondel affirme efficacement : « Accepter
la souffrance en soi et pour soi, consentir avec elle, la rechercher, l’aimer,
en faire la marque et l’objet même de l’amour généreux
et désintéressé, placer l’action parfaite dans
la douloureuse passion, être actif même dans la mort, faire de
tout acte une mort et de la mort même l’acte par excellence,
voilà le triomphe de la volonté qui déroute la nature
et qui engendre en effet chez l’homme une vie nouvelle et plus humaine ».
Ce qui mène à l’ultime et plus dure phase de la préparation,
concernant l’action active. Le Je s’est rendu autonome comme
pure essence : à présent on doit le rendre tel aussi comme
acte. L’action qui est accomplie en vue d’un certain résultat,
celle qui part d’un certain intérêt du Je pour une chose
qu’il a donc comme objet et non la chose en elle-même, mais la
chose en tant que référée au Je en tant que convoitée
témoigne d’un centre insuffisant, c’est une action
pétrie de passion. Vouloir un objet pour soi-même, et laisser
se prendre le Je par l’objet de la volition et renoncer donc a priori
à l’avoir réellement. De même l’action violente
et passionnée contre les choses témoigne qu’elles sont
a priori une réalité pour le Je et, à dire vrai, justement
comme antithèse, cetet action ne parvient pas à dépasser
l’antithèse, mais seulement à l’exaspérer
et à la reconfirmer et à nier le plan de l’autodétermination
absolue. En violant les choses, on ne fait en réalité que violer
le Je, puisque cela implique d’expédier le Je en dehors du point
qui n’a rien contre lui. Le principe fondamental de la magie c’est
que pour avoir réellement une chose, il faut la vouloir non pas pour
le Je, mais pour elle-même, à savoir, l’aimer ; que
désirer c’est se barrer la voie à la réalisation ;
que la violence est le moyen du faible et de l’impuissant, l’amour
et la douceur, ceux du fort et du Seigneur. C’est la profonde doctrine
du Taoïsme : ne pas vouloir avoir pour avoir, donner pour posséder,
céder pour dominer, se sacrifier pour réaliser : c’est
le fameux concept du weiwuwei ou « agir-sans-agir »
clef de la foi surnaturelle opérante à savoir
de l’agir qui ne renverse ni ne perd en soi la centralité du
Je, mais qui se déroule à l’intérieur du Je qui
ne s’y identifie pas, qui se tient détaché de lui [détaché
de l’agir, ndt] et ferme comme son Seigneur, qui donc proprement ne
veut pas, mais plutôt abandonne, donne. La troisième épreuve
est donc « l’épreuve de l’amour » :
il s’agit de consister non plus dans la négation abstraite de
soi qui est la négativité, la privation d’une
chose mais dans cette négation plus profonde de soi qui est
l’existence en soi d’une chose, ce qui revient à dire
la chose comme objet d’amour inconditionné. Ici, il ne s’agit
pas de détruire, de se réfréner ou d’agiter, mais
de se construire à tout moment, au moyen d’un acte d’amour
renouvelé et de renoncement, sur un plan supérieur à
soi-même, où est possible l’impassibilité du simple
spectateur ou mieux du Seigneur, au sein de n’importe quelle tempête
ou tumulte aussi bien intérieur qu’extérieur. Que l’on
fasse attention : il ne s’agit pas de cette indifférence
qui est négation de la passion, à savoir, qui est une détermination
qui se trouve au même niveau qu’elle, mais plutôt de l’indifférence
qui n’a aucun besoin d’exclure, qui se maintient elle-même,
même à l’intérieur du plus grand bouleversement
ou tension des affects et des efforts : rien plus que l’eau, dit
Lao Tseu, n’est plus mouvant et favorisant, mais dans le même
temps rien ne sait mieux qu’elle vaincre ce qui est fort et ferme :
elle est indomptable parce qu’elle s’adapte à tout. […]
Commentaire :
Voilà qu’est expliquée l’essence du développement
magique. On parle de construction de l’immortalité selon la
tournure du même Evola, qui écrivit : « En vérité,
le règne des cieux n’existe que dans la mesure où nous
le faisons devenir ici, sur la Terre. La vraie immortalité n’est
pas la fuite du mortel, mais plutôt le triomphe sur celui-ci au sein
de celui-ci, c’est la fleur du mortel qui n’est pas donnée
mais qui est à édifier concrètement en soi par la réalisation
de l’autarcie ». Les trois épreuves existent donc :
feu, souffrance et amour. La première, celle destructrice, trouve
des analogies d’images avec la fameuse « Voie de la Main
Gauche », que nous verrons dans les paragraphes suivants, et se
fonde sur la nécessité de rupture d’avec la dépendance
à l’égard du non-je. Une volonté pour l’inconditionné
qui pousse l’individu à rompre, d’un coup et avec véhémence,
avec toutes les choses à l’égard desquelles il est dans
la condition d’esclave, non-suffisant à soi. La seconde épreuve,
représente un stade intermédiaire, dans lequel l’individu,
délié de ce qui déterminait d’abord son existence,
dans une passivité de fait, fait l’expérience de la souffrance,
de la privation, du renoncement, de la douleur. Qui se surmonte au travers
de la douleur même, au moyen d’une fermeté telle qu’elle
trouve un dégagement dans le défi du renoncement lui-même.
La dernière épreuve, l’ultime étape de l’individualisme
magique est donc celle de l’amour ; l’action active, c’est-à-dire
parfaitement indépendante et voulue en tant que voulue. À ce
point, deux objections surgissent. La première, c’est :
n’y a-t-il pas une sorte de contradiction interne au système
de l’idéalisme magique, étant donné que pour surmonter
les trois épreuves, pour se faire « à soi sa propre
raison », pour vaincre la privation au travers de la privation
elle-même, ce moteur qui tient sur pied l’individu n’est-il
pas lui aussi un désir (à savoir celui d’être
autarque), et donc toute l’action du développement magique n’est-elle
pas en contradiction avec elle-même, dans la mesure où elle
se manifeste comme une action selon une nécessité ? La
seconde, c’est : on dit que l’idéalisme magique est
praxis, mais au fond, n’est-il pas simplement une théorie, parce
qu’il serait extrêmement difficile à l’homme de
s’affirmer dans ce cheminement ? À cela on ne peut apporter
qu’une seule réponse, valable pour les deux questions. Il ny
a aucune contradiction, parce qu’Evola (que l’on revienne au
paragraphe « Qu’est-ce que
la Tradition ? » dans l’explication
sur le différencialisme) ne s’adresse pas à l’homme
en général, qui se réveille un matin et veut être
autarque. Ce n’est pas le désir qui impulse l’action « magique »,
c’est la volonté en tant que volonté, comme le concept
taoïste de celle-ci ci-dessus. Dans un certain sens, le développement
magique est le cours naturel des choses pour un type d’homme déjà
qualitativement différencié. Faut-il donc dire que tout ce
développement est absolument inutile ? Non, parce qu’il
offre de grandes orientations conceptuelles qui peuvent servir « d’illumination »,
toujours cependant, pour un être dont la nature ne soit pas fondamentalement
irrationnelle mais qui ait déjà un instinct naturel, apaisé,
vers l’inconditionné. Evola n’est certainement pas le
produit commercial qui écrit le libelle sur la recette du bonheur.
Evola est comme un tailleur : il peut revêtir le corps d’un
habit exceptionnel, mais pour faire ceci, il est nécessaire que le
corps, sur lequel « il prend ses mesures », ait déjà
un aspect hors du commun.
Bibliographie consultée :
L’idéalisme
magique , Fratelli
Melita Éditori, Trento 1989.
L’individu absolu
Dans le paragraphe précédent, nous
avons pris connaissance de l’idéalisme magique: ses fondements,
ses développements, ses conclusions. Un idéalisme magique qui
reprend en partie Novalis et Michelstadter, avec des références
plus accentuées sur le second que sur le premier: l’élaboration
de Novalis se teinte de coloris romantiques et lyriques qu’Evola surpasse
au travers des corollaires stoïcisants de puissance, de liberté
et d’action, propres à son système. Les derniers écrits
de ce que nous avons déjà défini comme sa « période
philosophique », constituent l’étape ultime, encore
qu’inaccomplie, de sa « philosophie ».
En substance, dans
Théorie
et Phénoménologie
le Baron calque les mêmes contenus qu’il avait exposés
dans l’idéalisme magique, en les intégrant pourtant dans
un vaste rayon de la sphère spéculative. Dans les
Essais sur l’Idéalisme Magique , « l’erreur »
méthodologique (reconnue par le même Evola dans les années
suivantes), avait consisté dans le fait de vouloir donner une systématisation
à la doctrine de la Tradition, en partant de l’idéalisme
classique. Donc, comme on l’a vu, Evola part de la philosophie idéaliste
et atteint sa transition définitive en débouchant sur la conception
traditionnelle; dans les oeuvres relatives à l’Individu Absolu,
au contraire, son analyse est purement spéculative et « exempte »
de résultats traditionalistes. Ce sont ces oeuvres qui ont fait en
sorte que certains spécialistes définirent Evola comme un penseur
« moderne »: en réalité, comme déjà
dit et répété, il subit l’influence de la culture
de son temps, mais l’empreinte traditionaliste est déjà
forte qui trouvera son accomplissement dans les années de maturité.
En contestant l’identification entre Je et raison, par une critique
qui dérive probablement du tantrisme, opposé à la conception
du monisme hindou, Evola soutient que si vraiment le Je absolu représentait
la réalité unique, tout ce qui est distinct et en dehors de
ce Je ne serait qu’illusion; dans le cas, au contraire, où le
non-je ou monde empirique, n’était pas distinct et séparé
du Je, il y aurait coïncidence entre Je et non-Je et l’individu
singulier, faisant naufrage dans le monde empirique, ne parviendrait pas
à se ressentir comme une partie du Je absolu. Le problème se
trouve dans le fait que le Je s’est identifié arbitrairement
avec la raison, et cette identité, étant dans l’impossibilité
de donner une preuve de soi dans la praxis expérimentale, ce Je ne
s’avère être qu’un sujet conceptuel et transcendantal
artificiel. La réalité du Je vrai ou réel, au contraire,
est représentée par le je empirique qui se fait Absolu en se
portant comme affirmation ou négation, comme je et non-je, parce que
volition du sujet. Evola parle donc de deux « voies »:
la « Voie de l’autre » et la « Voie
de l’Individu Absolu », qui correspondent, en les comparant
avec les théorisations des Essais, respectivement, à l’action
selon un désir et à l’action selon une autarcie ou action
inconditionnée. Dans la première, le Je se pose comme convoitise,
désir irrationnel, dans une position fille du moment contingent; dans
la seconde, le Je est suffisant et consiste en soi-même et par soi-même.
L’Individu Absolu équivaut donc à l’autarque, au
« mage », à celui qui est suffisant et impassible,
dont la fermeté n’est pas sujette aux contingences, en jouissant
d’une telle centralité qu’elle lui permet de subsister
en soi au-delà de toute convoitise, privation et désir. On
peut avancer la critique, légitime, qu’une telle double solution
a le caractère d’une hypothèse et de non-nécessité.
Et il en est bien ainsi, en effet: une telle « imperfection »
trouve sa raison d’être à la lumière de l’analyse
de l’économie complexe du système évolien: traditionaliste
intégral, Evola est étranger à la philosophie comprise
au sens « classique » (gnoséologique-dialectique).
Le fait qu’il s’y soit hasardé (avec succès) ne
doit pas faire oublier que de telles élaborations sont filles d’une
période encore jeune de sa vie dans laquelle, lui, conditionné
par la culture de son temps, cherchait à donner une forme à
la doctrine de la Tradition qui n’avait pas encore trouvé d’assiette
définitive. Sa « pensée » est plus complémentaire,
en tant que perspective d’investigation, à un Nietzsche ou à
un Marx plus qu’à un Kant ou à un Hegel, dans le sens
que ses meilleures productions sont celles concernant l’histoire, l’éthique,
la réalisation humaine, le symbolisme des mythes et l’analyse
de la société, plus que le caractère typique de la philosophie
(celui théorique). Évidemment, cela n’empêche pas
que son intérêt pour la philosophie au sens strict ait été
remarquable et profitable de résultats (que l’on pense, pour
se rendre compte de la rigueur méthodologique du Baron, au point qu’il
étudia à la perfection la langue allemande pour avoir une
approche directe avec les oeuvres de Kant, Hegel, Schelling et Fichte), mais
cela se produit surtout dans la partie « doctrinaire »
de sa phase philosophique, à savoir quand dans son élaboration
prévaut l’aspect existentiel (le Je comme Individu, l’autarcie,
l’existence) sur celle spéculative.
Apollinisme dionysiaque
Première sous-section: la reprise de Nietzsche
« Le dicton oriental «
chevaucher le tigre » vaut pour
ne pas se faire emporter et anéantir par tout ce que l’on ne
peut pas contrôler directement, tandis qu’il est ainsi possible
d’en éviter les aspects négatifs et peut-être aussi
d’envisager une possibilité d’orientation: il comporte
donc d’assumer aussi les processus les plus extérieurs (et souvent
irréversibles), en cours, pour les faire agir dans le sens d’une
libération, plutôt que comme pour la grande majorité
de nos contemporains dans celui d’une destruction spirituelle »
(Stefano Zecchi, essai introductif à Chevaucher
le Tigre , Éditions Méditerranée,
Rome 1995). Voilà en bref, le sens intrinsèque du livre le
plus lu (avec Révolte contre le monde moderne
) de J. Evola. Si toutefois, Révolte
s’avère être un livre plus que jamais « doctrinaire »,
dans lequel on expose le sens de la Tradition et de son contraire, c’est-à-dire
de la modernité; cette oeuvre de la maturité, éditée
pour la première fois en 1961 se configure comme une sorte de « manuel
de survie » pour un type d’homme particulier, soit un type
d’homme encore ancré solidement à l’esprit traditionnel,
mais contraint de vivre dans le monde moderne. Une oeuvre, celle-ci, qui
est caractérisée par une admirable analyse éthique et
sociale, consacrée à renier encore une fois les déformations
du monde moderne et à offrir des orientations, points de départs,
suggestions et messages, précisément pour « chevaucher
le Tigre », c’est-à-dire pour vivre le moment et
l’adversité comme une catharsis (comme déjà dit
précédemment: « transformer le poison en remède »).
L’oeuvre est structurée selon un critère bien précis:
on passe d’abord en revue la crise des valeurs, le nihilisme moderne
de l’Occident; puis on soumet à l’examen la philosophie
de l’existentialisme, qui n’est rien d’autre, sinon, qu’une
conséquence de cette crise spirituelle et une tentative de réponse
(ratée selon Evola), après quoi on se met à sonder en
profondeur le processus de « dissolution » dans le
domaine individuel, dans le domaine social et dans le domaine de la connaissance,
avec, en outre, une vaste dissertation dans le champ de l’art (musique
et « régime des stupéfiants »). C’est
certainement l’oeuvre dans laquelle on ressent davantage l’influence
de Nietzsche sur le philosophe romain. Avant de voir de quelle façon
se produit cette influence (positive), cherchons à bien comprendre
le rapport entre Evola et la philosophie nietzschéenne.
À Nietzsche, le Baron emprunte certainement la critique de la morale,
comme radicalisme aristocratique, comme veine antibourgeoise, comme sens
de domination et puissance (à ne pas confondre avec les « abus
de pouvoir », terme trop souvent mal associé à Nietzsche)
et l’extraordinaire reprise de Zarathoustra. Mais il s’oppose
à l’immanentisme, super-mystique, trop facilement assimilable
à des formes lyriques et mégalomaniaques de l’école
décadente. La fameuse « fidélité à
la Terre », la corporéité de l’homme revendiquée
quoique les accusations à l’égard des faux dogmes,
de la mortification de la chair, du fidéisme irrationnel, aient été
lues positivement ne pouvaient pas être bien accueillies par
Evola qui a toujours, de fond, un positionnement métaphysique. Dans
les premières pages de
Chevaucher le Tigre
, Evola exalte les vertus quasi prophétiques de Frédéric
Nietzsche en référence surtout à la « mort
de Dieu », que lui interprète comme une désacralisation
totale de l’existence humaine, cette rupture d’avec le monde
de la Tradition qui débute avec la Renaissance pour trouver une pleine
réalisation dans la civilisation moderne. À partir de cette
symbolique « mort de Dieu », à partir de cette
perte du sens supérieur de l’existence, à partir de ce
naufrage dans le sous-humain, Evola se prépare à attaquer le
« matérialisme » de type bourgeois sans moyen
terme: l’idéal économico-social, futur pour l’humanité
prolétarienne, apparaît en réalité déjà
spirituellement prévu justement dans la société « occidentale »
où, au mépris des pronostics de Marx et Engels, un climat de
prosperity s’est
déjà étendu aux diverses couches sociales, sous les
formes d’une existence rassasiée, facile et confortable, des
formes que le marxisme, au fond, ne condamnait pas en elles-mêmes mais
seulement parce qu’il les jugeait comme le privilège d’une
classe supérieur de capitalistes, et non comme un bien commun et collectif
nivelé. [...] C’est seulement aux couches les plus basses et
obtuses de la société que l’on peut donner à entendre
que la formule du tout bonheur et d’intégrité humaine
soit ce qui a été justement nommé un « idéal
animal », un bien-être quasi de bétail bovin. Avec
cela, Evola se montre dans tout son antimarxisme très efficace, en
en attaquant justement les bases: sa provocation deviendra fameuse que capitalisme
et communisme sont deux faces de la même médaille, au sens que
derrière elles, se dissimule le même attachement, animalesque
et bovin, au matériel et la critique marxiste de la société
bourgeoise ne se fonde pas sur la contestation de telles valeurs « matérialistes »
(dans le sens de matériels), mais s’affirme justement sur elles
en exposant la collectivisation comme fondement de la justice. Bien autre
est la critique aristocratique de la société bourgeoise, une
critique qui conteste le mythe de la production et du progrès au nom
de l’ascèse et de l’esprit chevaleresque, tandis que le
marxisme, évidemment en partant de présupposés fondamentaux
diamétralement opposés (égalité des êtres
humains, rapport structure-superstructure), exige substantiellement la communion
des biens et l’exploitation collectivisée des produits, en délinéant
pour le coup un profil « animal » de l’homme.
Mais ceux-ci sont des aspects (ceux politiques) que nous découvrirons
plus loin, dans le paragraphe sur le Traditionalisme Intégral. Revenons
à la reprise de Nietzsche: comme nous le verrons dans le texte ci-dessous,
c’est surtout le concept « d’éternel retour »
à être un élément important dans l’économie
du système évolien.
Nietzsche a mis en relief que le point par lequel on prend conscience que
« Dieu est mort », à savoir que tout le monde
de « l’esprit », du bien et du mal, est seulement
une illusion et n’est vrai qu’uniquement le monde déjà
nié et réprouvé au nom du premier qu’un
tel point est celui d’une preuve décisive: « Les
faibles se brisent, les forts détruisent ce qui ne les brise pas,
les plus forts encore dépassent les valeurs qui avaient servi de mesure ».
Nietzsche appelle celle-ci la « phase tragique » du
nihilisme, qui mène à un renversement de perspectives: le nihilisme
à ce point apparaît comme un signe de force, il reste à
signifier « que le pouvoir de créer, de vouloir s’est
développé à tel point de n’avoir plus besoin de
cette interprétation générale (de l’existence),
de cette introduction d’un sens (en elle) ». « C’est
une mesure du degré de la force de volonté, de savoir jusqu’à
quel point on supporte de vivre dans un monde qui n’a pas de sens:
parce qu’alors on en organisera une partie ». Nietzsche
appelle cela le pessimisme positif ou « pessimisme de la force »
et il en fait le préalable à une éthique supérieure.
« Si d’abord l’homme a eu besoin d’un Dieu,
à présent il est enthousiaste pour un désordre universel
sans Dieu, un monde du hasard, où ce que l’on peut craindre,
ce qui est ambigu et séducteur, fait partie de son essence même ».
Dans ce monde, redevenu « pur » et lui-même,
seul reste debout, « vainqueur de Dieu et du néant ».
[...] mais Nietzsche relève justement: D’avoir « tué
Dieu, est-ce que cela n’a pas été une action trop grande
pour nous? Ne devons-nous pas devenir des dieux pour apparaître dignes
d’elle? » À partir de la reconnaissance que « rien
n’existe, tout est permis », de la « liberté
de l’esprit », la conséquence inévitable c’est
: « Maintenant vous devez faire preuve d’une nature noble ».
Chez Zarathoustra, on trouve, dans un passé connu, la formulation
la plus prégnante de l’arrière-plan de la crise: « Tu
te dis libre? je veux connaître les pensées qui prédominent
en toi. Il ne m’importe pas de savoir si tu as réussi à
échapper à un joug: es-tu, toi, l’un de ceux qui avaient
le droit de se soustraire au joug? Nombreux sont ceux qui rejetèrent
la dernière de leur valeur au point où ils cessèrent
de servir. Qu’importe cela à Zarathoustra? Ton oeil doit annoncer,
serein: libre pour faire quoi? ». Et Zarathoustra prévient
que ce sera terrible d’être seul, sans aucune loi au-dessus de
soi avec sa propre liberté, dans un espace désert et un air
glacé, juge et défenseur de sa propre norme. Il y a des sentiments
continue de dire Zarathoustra qui assaillent alors l’homme
libre et qui ne manqueront pas de le tuer au cas où lui, ne les tue
pas. En termes précis, d’un point de vue supérieur, le
fond essentiel de la misère de l’homme moderne est donné
ici. [...] La phase négative, destructrice, de la pensée nietzschéenne
se conclut par l’affirmation de l’immanence: toutes les valeurs
transcendantes, les systèmes des fins et des vérités
surordonnées, sont interprétés en fonction de la vie.
À son tour et plus en général la nature
aurait par essence la volonté de puissance. Le superhomme se définit
aussi en fonction de volonté de puissance et de domination. De là,
on voit que le nihilisme nietzschéen, au fond, s’est arrêté
à mi-chemin: on pose une nouvelle table de valeur et avec elle un
bien et un mal. On présente un nouvel idéal, absolument affirmé,
tandis qu’il n’est que l’un des nombreux qui peuvent prendre
forme dans la « vie » et qu’il ne se justifie
donc pas du tout en soi et par soi, sans un choix particulier et une foi.
Le fait que le point de référence solide proposé, au-delà
du nihilisme manque d’un vrai fondement, si l’on s’en tient
vraiment à l’immanence nue, apparaît, du reste, déjà
être une partie critico-historique et sociologique du système
nietzschéen. Ici, tout le monde des valeurs « supérieures »
est interprété comme le reflet d’une « décadence ».
Dans le même temps, on voit aussi dans ces valeurs les instruments,
les armes de la volonté de puissance déguisée d’une
partie de l’humanité, laquelle l’a utilisée pour
saper une autre partie de l’humanité, qui affirme la vie et
des idéaux proches de ceux du superhomme. [...] En plus, Nietzsche,
qui avait voulu restituer au « devenir » son « innocence »,
en le libérant de tout finalisme, de toute intentionnalité,
au point d’en délivrer l’homme et de le faire aller sans
appui ; Nietzsche, qui avait justement critiqué l’évolutionnisme
et le darwinisme, en constatant combien les figures ou les types supérieurs
de la vie ne sont que de sporadiques hasards heureux, des positions que l’humanité
atteint pour les perdre ensuite et ne donnent pas lieu à une continuité,
en ne se refusant rien, au lieu d’êtres exposés plus que
les autres au danger et à la destruction; Nietzsche, donc, finit lui-même
dans une conception finaliste quand, pour donner un sens à l’humanité
actuel, il propose comme une fin, à laquelle elle doit se consacrer
et pour laquelle elle doit se sacrifier et périr, l’hypothétique
homme futur au lieu de superhomme.
Mutatis Mutandis
, ici les choses ne sont pas bien différentes de celles de l’eschatologie
marxiste et communiste, à qui le mirage, de ce que sera l’humanité
future après la révolution mondiale, sert à donner un
sens à tout ce qui est à imposer à l’homme d’aujourd’hui
dans l’aire contrôlée par cette idéologie. Ceci
est donc une contradiction ouverte à l’exigence d’une
vie qui ait un sens en soi. Le second point est que l’affirmation pure
de la vie ne coïncide nécessairement pas avec l’affirmation
de la volonté de puissance dans un sens étroit et qualitatif,
ni avec l’affirmation du superhomme. De cette manière, celle
de Nietzsche apparaît donc comme une pseudo-solution. Un vrai nihilisme
n’épargne pas non plus la doctrine du superhomme. Ce qui reste
plutôt, si nous voulons être radicaux, si nous voulons suivre
une ligne de stricte cohérence, et que nous, nous pouvons déjà
accepter dans notre recherche, c’est l’idée exprimée
par Nietzsche au travers du mythe de l’éternel retour. C’est
l’affirmation, à présent vraiment inconditionnée,
de tout ce qui est et de tout ce que l’on est, de sa nature et de sa
situation. C’est la disposition de celui qui, en identité avec
lui-même, avec la racine ultime de son être, s’affirme
à ce signe, qui ne le terrorise plus, mais l’exalte, dans la
perspective qui, par un recours indéfini de cycles cosmiques identiques,
affirme qu’il fut déjà et sera de nouveau comme il est,
d’innombrables fois. Naturellement, il ne s’agit de rien de plus
qu’un mythe, lequel n’a que la simple valeur pragmatique d’une
« épreuve de force ». Mais c’est aussi
une manière de voir qui, au fond, mène déjà au-delà
du monde du devenir en engageant vers une éternisation de l’être.
Pas différemment du néoplatonisme, Nietzsche reconnut à
raison: « Que tout revienne c’est l’extrême
approximation d’un monde du devenir à celui de l’être ».
Il déclare aussi: « Imprimer au devenir le caractère
de l’être est une preuve suprême de puissance ».
Cela, au fond, amène une ouverture au-delà de l’immanence
unilatéralement conçue, mène à la sensation que
« toutes les choses ont eu un baptême dans la source d’éternité
et au-delà du bien et du mal ». Rien de différent
ne fut enseigné dans le monde de la Tradition: il est incontestable
que chez Nietzsche se répand une soif confuse d’éternité,
même auprès de certaines ouvertures extatiques momentanées.
On sait invoquer du zoroastrien « la joie qui veut l’éternité
de toutes les choses, une profonde éternité », tout
comme le ciel, en haut, « pur, profond abysse de lumière ».
Evola identifie donc deux types de nihilisme: un négatif, passif
(celui qui caractérise l’Occident moderne), l’autre positif,
libre et créateur, d’empreinte zoroastrienne. Le premier est
celui qui vient à notre rencontre après la phase destructrice
des valeurs, après « l’assassinat de Dieu »,
après avoir fait table rase de toutes les croyances et les convictions
passées: c’est le nihilisme dont on ne sait pas gérer
le « rien n’existe, tout est permis », le même
que Zarathoustra met sous accusation en introduisant la distinction (qui
sera reprise au dix-neuvième siècle) entre « liberté
de » et « liberté pour ». Le nihilisme
négatif est un dérivé direct de la concession de liberté
de (qui est ensuite le même que la vision libérale): se libérer
du joug, de l’esclavage, des fausses morales). Et ensuite? : ce sera
terrible d’être seul, sans loi aucune au-dessus de soi, avec
sa liberté propre dans un espace désert et dans une aire glacée,
juge et défenseur de sa propre norme. Une liberté illusoire,
donc, parce qu’elle conduit à la libération d’un
lien, d’un
quid
auquel on est soumis mais ce n’est pas une liberté « positive »,
une liberté de créer, de faire, d’agir. C’est la
nature du nihilisme négatif: affranchi de tout ce qui le rendait subordonné,
l’homme est incapable de jouir de la liberté, étant donné
que d’avoir « tué Dieu, cela a peut-être été
une action trop grande pour nous. Ne devons-nous pas devenir des dieux, pour
apparaître dignes de cette liberté ? ». Inversement,
le nihilisme actif, défendu par Evola, est conciliable avec l’éternel
retour nietzschéen. Il est actif parce que la destruction des valeurs
n’a pas perdu de sens ni de référentiel, non pas une
dispersion désordonnée dans les méandres de l’existence
(nihilisme négatif), mais elle est l’affirmation inconditionnée
de celui qui, en identité avec lui-même, avec la racine ultime
de son être, s’affirme en soi à tel signe qu’elle
ne le terrorise plus, mais l’exalte, cette perspective qui, par un
recours indéfini de cycles cosmiques identiques, fait qu’il
fut déjà et redeviendra ce qu’il est, d’innombrables
fois. Evola se réfère à cet « éternel
retour » comme à une perspective positive pour l’action
humaine succédant au renversement des valeurs, mais il conteste à
Nietzsche le fait que son nihilisme se soit « arrêté
à mi-chemin ». De fait, avec justesse Evola écrit
que chez le philosophe allemand, la solution de la phase négative
se produit avec l’affirmation de l’immanence: une affirmation
absolue, une nouvelle éthique qui se substitue à celle passée.
Comme on l’a déjà dit précédemment, cette
négation de la transcendance n’est pas bien acceptée
par le Baron, qui avait partagé la première partie de la critique
de la morale de Nietzsche; en contrepoids à ce non-partage, se présente
le mythe de l’éternel retour, lu comme un signe de la « soif
d’éternité » de Nietzsche et comme une réelle
ouverture vers une transcendance « active » ou « autotrascendement »:
ne devons-nous pas, éventuellement, devenir des dieux pour nous montrer
dignes d’elle (de la liberté acquise, ndt) à savoir « Vous
devez faire preuve d’une noble nature ».
Seconde sous-section: « La VOIE de
la main gauche »
Un autre point important sur lequel Evola ne
se trouve pas en accord avec Nietzsche, c’est celui relatif à
l’opposition Apollon-Dionysos. L’idée courante (qui doit
beaucoup à l’étude nietzschéenne) sur ces deux
divinités antiques est très simpliste: Apollon le dieu delphique,
plastique, symbole de l’art figuratif et de la rationalité:
Dionysos, le dieu du vin, ivre, irrationnel, symbole de « l’esprit
musical » et des instincts. Pour Evola, cette opposition ne correspond
pas à ce que représentèrent réellement ces divinités
dans la Grèce Antique, surtout d’un point de vue ésotérique.
Examinons comment. De fait, au dionysisme, le philosophe du superhomme a
donné des sens très différents et même opposés.
Une des preuves de son incompréhension pour les traditions antiques
est son interprétation des symboles d’Apollon et Dionysos en
partant d’une philosophie moderne, comme celle de Schopenhauer. « Dionysos »,
comme nous y fîmes déjà allusion, a été
rapporté à une espèce d’immanence divinisée,
à une affirmation ivre et frénétique de la vie dans
ses mêmes aspects les plus irrationnels et tragiques. Par contre, d’Apollon,
Nietzsche a fait le symbole d’une contemplation du monde des formes
pures, visant à libérer de la sensation et de la tension de
cet arrière-fond irrationnel et dramatique de l’existence, presque
comme dans une fuite. Tout cela est dépourvu de fondement. Sans s’avancer
dans le domaine spécial de l’histoire des religions et de la
civilisation antique, nous nous limiterons à rappeler que, sauf quelque
forme populaire, dégradée et apocryphe, la voie dionysiaque
fut une voie mystérique, et, à l’égal de diverses
autres, qui lui correspondent dans d’autres époques culturelles,
elle peut être définie par une formule que nous utilisâmes
déjà : un vivre porté à une intensité
particulière, lequel aboutit, en se renversant et en se libérant,
dans une plus-que-vie, grâce à une rupture ontologique de niveau.
Si l’on veut, ce débouché, qui équivaut à
la réalisation, au ravivement ou au réveil de la transcendance
en soi, nous pouvons le référer au vrai contenu du symbole
apollinien. De là l’absurdité de l’antithèse,
établie par Nietzsche entre « Apollon » et « Dionysos ».
Ceci au titre d’éclaircissement préliminaire. À
présent, à nos fins ne peut intéresser qu’un « dionysisme »
intégré, si l’on peut dire, avec l’apollinisme;
à savoir, tel qu’il ait cette stabilité qui est le débouché
de l’expérience dionysiaque, non pas devant soi, comme une fin,
mais plutôt et d’une certaine façon, derrière soi.
Si l’on préfère, on peut aussi parler d’un « apollinisme
dionysiaque » (mis en évidence par moi). Dans ces termes,
on définit l’un des éléments constitutifs les
plus importants pour l’attitude du type de l’homme moderne à
l’encontre de l’existence, au-delà de la domination spécifique
de ses épreuves. Naturellement, il ne s’agit pas ici de l’existence
normale, mais plutôt de ses formes éventuelles déjà
différenciées ayant une certaine intensité, se définissant
pourtant toujours dans une ambiance chaotique, dans le domaine de la pure
contingence: formes qui, dans le monde d’aujourd’hui, ne sont
pas rares et qui probablement dans les temps qui viennent se multiplieront.
L’état dont il s’agit est celui de celui qui, sûr
de soi pour avoir comme centre essentiel de sa personne l’être,
et non la vie, peut aller à la rencontre de tout, peut s’abandonner
à tout et s’ouvrir à tout sans se perdre: accepter donc
toute expérience, mais à présent non plus pour s’éprouver
et se connaître, mais pour développer toutes ses possibilités
propres, en vue des transformations de soi qui peuvent se produire, des contenus
nouveaux qui peuvent s’offrir à lui de cette manière
et se révéler. Quoique dans ces mélanges habituels et
dangereux, Nietzsche ait parlé souvent en termes analogues de « l’âme
dionysiaque », pour lui, c’est « l’âme
existante qui s’immerge dans le devenir », celle qui
peut courir plus loin de soi, presque s’enfuir d’elle-même
et se retrouver dans une sphère plus vaste qui ressent le besoin et
le plaisir de s’aventurer dans le fortuit et le même irrationnel,
c’est celle qui auprès de tout cela « en se transfigurant,
transfigure l’existence »: l’existence étant
à prendre dans tous ses aspects, comme elle est, « sans
défalcations, exceptions ou choix ». La domination des
sens n’est pas exclue mais inclue. Dionysiaque est « l’état
dans lequel l’esprit se retrouve lui-même, même dans les
sens, tout comme les sens se retrouvent dans l’esprit ».
On fait allusion à ces types supérieurs dans lesquels même
les expériences majoritairement liées aux sens « finissent
par se transfigurer dans l’image et l’ébriété
de la spiritualité plus élevée ». De ce dernier
point, on pourrait signaler diverses correspondances en doctrines, voies
et pratiques, bien élaborées du monde de la Tradition. L’un
des aspects du dionysisme au sens large peut être justement vu dans
la capacité de dépasser existentiellement l’antithèse
« d’esprit » et de « sens »,
une antithèse caractéristique dans la précédente
morale religieuse occidentale entrée en crise. C’est l’autre
qualité qui tend à surmonter de fait cette antithèse,
celle engagée dans la domination des sens, à transformer pour
ainsi dire catalytiquement, la force motrice. Pour le reste, la capacité
de s’ouvrir sans se perdre, propre à une époque de dissolution,
est d’une importance particulière. C’est la voie qui surmonte
toute transformation éventuelle, y compris les plus dangereuses :
l’ultime limite pouvant être indiquée dans ce passage
des Upanishad où
l’on parle de celui contre lequel la mort ne peut plus rien, parce
qu’elle est devenue une partie de son être. À ce stade,
ce qui, venant de l’extérieur, altérerait ou bouleverserait
l’être propre, peut donc devenir le stimulus d’une liberté
et d’une activité toujours plus vaste. La dimension de la transcendance
qui se maintient dans tout flux et reflux, dans toute ascension et descente,
aura ici aussi le rôle d’un transformateur. Elle dominera toute
identification ivre avec la force de la vie, pour passer sous silence ce
à quoi pourrait pousser une soif de vivre, l’impulsion indécente
à rechercher dans de pures sensations un succédané du
sens de l’existence et à s’étourdir par des actions
et des « réalisations ». Il y a donc coexistence
d’un détachement avec l’expérience pleinement vécue,
la conjonction récurrente entre « l’être »
calme et la substance de la vie. La conséquence de cette conjonction
est, existentiellement, un genre tout particulier, lucide, pourrions-nous
dire quasiment intellectualisé et magnétique d’ébriété,
complètement en opposition avec celle qui découle de l’ouverture
extatique au monde des forces élémentaires, de l’instinct
et de la « nature ». Dans cette ébriété
extrêmement particulière, à la fois subtilisée
et apurée [On pense ici à la Söffchen
de Novalis, dont le sens est à la fois « petite Sophie »
et « grisette », c’est-à-dire légère
soûlerie; ndt], on doit voir l’aliment vital nécessaire
à une existence à l’état libre dans un monde chaotique
abandonné à lui-même.
Apollon/Dionysos n’est donc pas une dichotomie à l’instar
de raison/sentiment. S’il est vrai que le premier en appelle au sens
du contrôle et de l’harmonie, le second se constelle « d’instinctualité »,
il est également vrai qu’il serait extrêmement réducteur
de faire l’équation ci-dessus. Avant tout, parce que l’on
ne doit pas oublier la clef de lecture aussi bien du fameux « dionysisme »
que du sentiment « apollinien » : le réveil
de la transcendance, coeur de la sacralité « olympienne »
d’Apollon au travers de l’expérience vécue dionysiaque.
C’est sur cette longueur d’onde que se déroule la convergence
des deux symbolismes synthétisée par la formule : « apollinisme
dionysiaque » qui donne le titre de ce paragraphe. Dans d’autres
ouvrages, le terme « dionysiaque » sera utilisé
par Evola dans une acception tendancieusement négative, en référence
à des civilisations, quand bien même traditionnelles mais caractérisées
par un hédoniste sensualiste (civilisation « démétério-lunaire »,
civilisation « aphroditienne ») dans lesquelles l’élément
tellurique dépasse celui uranien à la base des institutions
sociales (par exemple le matriarcat) et dans la conduite de la vie en général
(c’est le cas de l’aire méditerranéenne, par exemple,
dans la civilisation pélagique pré-aryenne ou dans certaines
sociétés tribales africaines). Dans
Chevaucher le Tigre , on restitue à la voie
dionysiaque sa signification originelle, non dégradée et inférieure,
qui équivaut à ce qu’on a appelé la « Voie
de la Main Gauche » ». Même si dans le texte
présenté ici, comme dans le reste de l’oeuvre en général,
le Baron n’en fait pas explicitement référence (comme
il arrive de manière très claire dans la chapitre
Dionysos et la Voie de la Main Gauche , dans le
livre Hommes et Problèmes
), mais il dit, sibyllin, que : De ce dernier point, on pourrait signaler
diverses correspondances en doctrines, voies et pratiques bien élaborées
du monde de la Tradition, l’analogie, et même nous dirions, l’identification
osmotique, est évidente, la Voie de la Main Gauche étant la
plus fidèle correspondance au dionysisme mystérique.
Qu’est-ce que cette Voie de la Main Gauche ? C’est l’une
des deux orientations de la Bhagavad-Gîtâ, le texte sacré
du Brahmanisme. Le Brahmanisme a pour pivot la fameuse Trimurti, à
savoir les trois divinités Brahma, Shiva et Vishnu (respectivement,
divinités de la création, de la conservation et de la destruction).
La Voie de la Main Droite (Svadharna) est un ensemble de préceptes
religieux fondés sur une coparticipation dévote au culte des
pratiques et des rites, sur la sacralisation de l’existence et sur
la conformité à la loi (Dharma), au travers d’une participation
intense visant à l’extase unitive avec Dieu ; la Voie de
la Main Gauche (Vamacara) se fonde sur le détachement de tout ce qui
est fini et sur l’extinction de toute limite (en effet, les adeptes
de la Voie de la Main Droite sont fidèles à Vischnu, dieu de
la conservation, et suivent principalement les enseignements contenus dans
les textes sacrés des Veda ; les adeptes de la Voie de la Main
Gauche sont adorateurs de Shiva, dieu de la destruction, et reconnaissent
dans les Agama et dans les Tantra les sources de la doctrine ésotérique).
Dans plusieurs de ses écrits, Evola a affirmé que parcourir
la Voie de la Main Gauche, c’est comme cheminer sur le fil de l’épée :
cette voie présente des dangers qui ne sont pas minces, et dans un
certain sens, c’est un forme de dionysisme « avancée »
(auquel elle correspond en tant que domaine et sens). Dans la Voie de la
Main Gauche, l’idée prédominante est donc celle de la
destruction et comporte le détachement de toute norme existante, une
« anomie » (étymologiquement
adharma , c’est-à-dire la non-possession
d’un nomos ¸
soit d’une loi). Le concept de destruction doit être associé
à celui de transcendance (et ici la liaison avec le dionysisme le
plus « pur ») : ce n’est pas un détruire
pour détruire, mais un détruire pour transcender. Il ne s’agit
pas tant de destructions matérielles mais beaucoup plus et surtout
d’expériences destructives. La Voie de la Main gauche, donc,
a un objectif précis, dit Evola « déconditionnant » :
il ne s’agit pas d’une « destruction »
entendue comme une épreuve de son propre tempérament et de
ses capacités de résistance (comme cela se produisait dans
« l’épreuve de la souffrance » au sein
de l’idéalisme magique), mais d’une évocation du
substrat psychique qui puisse libérer l’individu des enchaînements
de l’existence, une évocation que le philosophe synthétise
de la manière suivante : activer ce qui se trouve en-dessous
de la forme pour le mettre au-dessus de la forme, où par forme, on
entend « tout ce qui dans l’être humain est conditionné
dans une structure donnée, par sa fixité, qui subjugue et lie
l’informe et l’élémentaire si l’on
veut, le « démoniaque » dans le sens antique
et non chrétien du terme. En termes ésotériques, Evola
parle aussi d’une « instrumentalisation blanche de la magie
noire », en transférant le même concept du domaine
de l’existence à celui, plus complexe, de l’occultisme,
avec des significations identiques de fond : l’expérience
« destructive » utilisée dans un sens positif,
pour une remontée vers le haut. Si la Voie de la main Droite est celle
qui est plus propre aux « ascètes » ; celle
de la Main Gauche est plus que jamais « dionysiaque ».
Évidemment, comme on l’a dit avant, la route est hérissée
de dangers : l’appel à Shiva, à la « destruction »,
dans le cas où il n’a pas pour fondement une réel volonté
de réveil de la transcendance, risque de devenir une forme de brutale
concession aux expériences négatives, sans une finalité
propre, mais avec l’intention destructive comme une fin en soi (parallèlement,
le dionysisme a pu s’associer à des formes de déchaînement
frénétique et orgiaque de la bacchante, de la ménade
et du corybante, et en cela, on voit le sens « de mauvaise qualité »
du dionysisme dont on a fait précédemment allusion). Ce n’est
pas le lieu d’analyser ici à fond toutes les nuances et surtout
les pratiques relatives à la Voie (pour la compréhension desquelles,
il faudrait une étude spécifique sur l’hindouisme et
sur tout ce qui le concerne), mais nous croyons avoir rendu de manière
assez claire l’idée sur le sens primaire de la Voie de la Main
Gauche. Elle, parallèlement au dionysisme, voire en correspondance
parfaite avec ce dernier, est la Voie qui le mieux rend compte du concept
de « transformer le poison en remède », à
laquelle on a déjà fait allusion dans les paragraphes précédents.
En termes pratiques, elle se rappelle d’expériences « négatives »
comme le sexe par exemple (que l’on voie le paragraphe
Métaphysique du sexe ; l’éros
sacralisé par sa connexion avec le « sadisme »)
ou les drogues, non pas par un hédonisme de pacotille et plébéien,
par incapacité de subsister à soi et donner libre cours à
ses propres insuffisances avec de telles expériences, mais au contraire,
pour utiliser justement dans une direction positive la volupté et
le déchaînement des forces primordiales, une exfoliation qui
mène elle aussi à une union au divin. C’est un sentier
opposé, par modalité, à celui « ascétique »
(Voie de la Main Droite) mais qui apporte des finalité identiques,
toutefois : et donc parfaitement adaptable à la maxime du
Chevaucher le Tigre . Dans le cas où cette
volonté de réveil de la transcendance n’est pas présente,
cette tentative de « surmonter en s’élevant »
(qui est le sens étymologique de transcender), qu’on ne parle
plus ni de la Voie de la Main Gauche, ni de dionysisme !
Troisième sous-section : individu
société apolitía
Chevaucher le Tigre
est un livre d’une ample respiration qui mérite d’être
lu. Il est considéré comme le livre « le plus pessimiste »
d’Evola, et il fut écrit par l’auteur dans un contexte
où lui-même considérait le monde comme totalement non-modifiable,
au point d’exclure la possibilité d’actions et d’implications
« politiques » et s’adressait à un type
d’homme qui ne ressentait plus d’appartenance ni d’attaches
spirituelles avec le monde moderne : un manuel d’autodéfense
personnelle, comme il eut à le définir lui-même. C’est
pour cette raison qu’il a suscité des équivoques, étant
vu par beaucoup de « spécialistes » (…) comme
une incitation au repli sur soi, une exhortation au « type d’homme
différencié » à se réfugier dans une
tour d’ivoire. C’est bien précisément le contraire
le sens réel de cette oeuvre importante du philosophe romain. Il est
clair que celui qui ne se ressent pas comme participant à la réalité,
qui vit dans un contexte dans lequel il se trouve en très profond
désaccord avec les structures, les institutions et le climat général
dont il est imprégné, qui éprouve de l’hostilité
à l’égard de la société, soit dans un certain
sens un « étranger », un apatride (où
l’appartenance à une patrie, selon la définition évolienne
elle-même, n’est pas à entendre comme une attache territoriale,
mais comme un partage d’idées d’expression varié
mais de fondement unique : la Tradition [ Heimatlos
, allemand voir la définition qu’en donnait aussi R. Steiner,
ndt]), un « marginal ». Loin d’être un
livre qui admette la défaite et la nécessité de se réfugier
dans un misonéisme [hostilité au changement, ndt] nostalgique,
Chevaucher le Tigre
parcourt à jamais la voie opposée : il donne des indications
au type d’homme en question pour ne pas se faire prendre aux tenailles
de cette réalité qui est autant opulente de bien-être
qu’elle est vidée de réalités supérieures.
Il cherche à illustrer la ligne de démarcation qui court sous
le nom de compromis et qui est la courroie de transmission entre l’idéel
et le réel, la volonté et la possibilité ; il cherche
à fournir des instruments d’orientation qui visent à
la construction métaphorique d’une « forteresse intérieure »,
non entamable par le monde extérieur et ses déformations, il
cherche à entrer à fond dans les périphéries
et au centre de l’existence dans lequel l’individu est jeté
pour faire en sorte qu’il agisse comme la branche d’un arbre
qui inspira l’art du judo : opprimée par le poids de la
neige qui lui était tombée dessus, elle la laissa glisser très
lentement et alors que, justement elle semblait céder en se brisant,
elle la fit tomber à terre en restant intacte : CHEVAUCHER LE
TIGRE… Dans l’analyse de quelques phénomènes sociaux
et du comportement, que l’homme différencié devrait adopté
face à eux, Evola est plutôt clair. Par exemple, sur le sujet
de la drogue. Dans sa biographie, nous avons lu que, dans sa période
juvénile, il fit usage de substances stupéfiantes (acides en
l’espèce). Pour arracher le petit sourire imbécile de
la face d’idiot de service qui viendrait à mal interpréter
cette expérience personnelle d’Evola, il est opportun de proposer
certains passages, de lui toujours, dans Chevaucher
: « la diffusion toujours croissante des drogues dans la jeunesse
d’aujourd’hui est un fait très significatif. Ces considérations
peuvent être généralisées, à savoir étendues
à des cercles beaucoup plus larges de personnes qui ne sont pas névrotiques
au sens propre, clinique, du terme ; il s’agit surtout de jeunes
qui ont perçu le vide de l’existence moderne et de la routine
de la civilisation actuelle et qui recherchent une évasion. L’impulsion
peut être contagieuse, l’usage de la drogue peut s’étendre
à des individus chez lesquels cette cause originelle n’existe
pas, ce point de départ, et à l’égard desquels
on peut seulement parler de vice blâmable ; une fois initiés
à la drogue par vogue ou par imitation, ceux-là se soumettent
à la séduction des états rendus propices par la drogue,
qui très fréquemment mènent à la ruine de leur
personnalité déjà faible . […] Ce sont des états
souvent transposés sur le plan profane et « physique »
de moyens qui, à l’origine, furent aussi utilisés comme
coadjuvants pour des ouvertures vers le suprasensible, dans le domaine des
initiations. Comme les danses modernes à la musique syncopée
dérivent des danses nègres extatiques, il en est de même
des drogues utilisées et diversement élaborées par
la pharmacopée qui correspondent à des drogues qui, dans les
populations primitives étaient utilisées fréquemment
à une fin « sacrée », suivant d’antiques
traditions. De toute manière, ce sont « l’équation
personnelle » et la zone spécifique sur laquelle vont agir
drogues et substances hallucinogènes (en pouvant inclure ici également
l’alcool) à mener l’individu vers l’aliénation,
vers une ouverture passive à des états qui lui donnent l’illusion
d’une liberté supérieure, d’une ivresse et d’une
intensité inconnue de sensations, mais qui en réalité
ont un caractère dissolutif et en aucun cas ne le « mènent
au-delà ». Pour s’occuper de trouver un issue différente
à ces expériences, on devrait disposer d’un exceptionnel
degré d’activité spirituelle, et l’attitude devrait
être opposée à celle de celui qui la recherche et en
a besoin pour échapper aux tensions, aux traumatisations, aux névroses ».
Il est clair et concis que sa position à l’égard de
ce phénomène n’est pas de condamnation moraliste (et
elle ne pourrait jamais l’être d’un personnage si délicieusement
antibourgeois) ni non plus d’acceptation du phénomène
en tant que tel (et de fait l’un de ses points pivots est l’antiprogressisme).
Son acceptation de la prise en charge, de la part de l’individu différencié,
de substances hallucinogènes évidemment part de critères
encore une fois traditionnels (qui sont les mêmes à la base
de son expérience personnelle) : ses référentiels
sont le chamanisme, le monde tribal et archaïque, les cultures « primitives »
et magiques, tous des contextes dans lesquels de telles expériences
ont toujours vécu sous l’égide du sacré et de
la transcendance, dans des circonstances rituelles, initiatiques, divinatoires
et ésotériques dans le sens le plus élevé
celui de la réalisation spirituelle des contextes qui n’ont
rien à voir avec l’usage des drogues dans le monde moderne,
qui s’avère être, justement une gigantesque déformation
de telles conceptions, un transfert du sacré au profane. Encore une
fois, et même plus que jamais dans ce domaine, de pareilles actions
devraient être l’héritage d’une élite laquelle,
assurément ne ressentirait plus le besoin de ces expériences
par ennui, insatisfactions, malaises ou tout autre ; mais au contraire,
identifierait en elles des moyens pour « une ouverture vers le
suprasensible ». Cette mise au point est plus que jamais indispensable
en 2003, où la drogue est devenue un phénomène de masse
répandu comme une tâche d’huile parmi les très
jeunes : Evola n’a rien à faire avec les hordes barbares
de
beatniks , héroïnomanes
et toxicodépendants qui ont recours à la drogue pour combler
le vide dont ils sont constitués. Au contraire, on doit le considérer
avec raison comme l’adversaire d’un tel phénomène
« plébéien » ; aucune ouverture
vers le suprasensible, aucune recherche de transcendance, aucune rationalité
dans l’identification d’une telle expérience, toujours
comme moyen et jamais comme fin, mais seulement des sentiments diffus de
versatilité et d’envie d’aller « en dehors
de sa tête » qui portent à l’adhésion
vers ce qui est désormais un véritable modèle. Julius
Evola ne pourrait que répondre, du haut de sa disposition de caractère,
par un sourire sarcastique aux très vulgaires cris de « Légalisation »
toujours plus fréquents dans les manifestations de folie actuelles.
En référence au monde politique, dans l’oeuvre en question,
L’attitude d’Evola est celle du rejet presque total. Dans l’après-guerre,
Il ne voit pas de partis ou de mouvements qui soient dignes de considération
pour la perspective traditionnelle. Évidemment, cela est prévu,
vu qu’une telle contingence historique voit s’affirmer de manière
impétueuse les principes de l’illuminisme et du laïcisme :
libéralisme, démocratie, parlementarisme, économisme…
« Je tournai le dos aux gouvernants quand je vis ce qu’ils
appelaient gouverner : marchander et pactiser avec la plèbe…
au milieu de toutes les hypocrisies, ceci me parut le pire : voir que
même ceux qui commandaient simulaient les qualités des esclaves…
ces paroles nietzschéennes conservent leur valeur pour toute
la soi-disant « classe dirigeante » de nos jours,
sans exception. […] Le régime des politiciens, souvent des hommes
de paille au service d’intérêts financiers, industriels
ou syndicaux, épuise le monde actuel des partis, au-delà de
la variété des étiquettes. […]…les droits égalisateurs
accordés par la démocratie absolue à l’individu-atome,
en dehors de toute qualification qu’il ait ou de tout rang qu’il
soit, l’irruption des masses dans l’assemblage politique, dans
son sens d’une « effective invasion verticale d’en
bas des barbares « (W. Ratenau) ont mené à tout.
Et reste vrai, comme conséquence ce qu’a dit l’essayiste
Ortega y Grasset : « le fait caractéristique du moment
c’est que l’âme vulgaire en se reconnaissant vulgaire a
l’audace d’affirmer le droit de la vulgarité et l’impose
partout ». […] La politique, chez J. Evola mérite un traitement
spécifique (que l’on consulte le paragraphe sur le Traditionalisme
intégral). Toutefois, dans cette dose remarquable de pessimisme, Evola
esquisse le signe du compromis au travers de la fameuse « action
impersonnelle » : en se réclament toujours, plus ou
moins indirectement, du Stoïcisme, du Taoïsme et du Zen, il indique
un type d’orientation selon lequel on peut développer des fonctions
et des activités à l’intérieur de la société
même en restant virtuellement en dehors de son système. Ce
n’est pas un concept si éloigné des idées de Tacite
exprimées dans
De vita et moribus Iulli
Aegricolae liber , quand il soutient que le « bon
citoyen, l’homme en vie et de capacité éprouvée,
a le devoir précis de s’engager dans l’armée et
dans l’administration publique, « en dépersonnalisant »
du point de vue politique son rapport avec le pouvoir central »
(Bruno Gentili, Histoire de la littérature
latine , Laterza 1991). Le contexte était
de toute manière différent dans ce cas, l’exhortation
tacitienne étant fondée sur la contestation, non du principat
en tant que tel, mais en considérant délétère
la gestion politique de tel ou tel tyran ; tandis que dans le cas d’Evola,
nous nous trouvons en face d’un radicalisme critique à l’égard
du système en vigueur. La comparaison peut rendre l’idée
cependant, en intégrant ces paroles du même Evola : comme
elle est ici conçue, l’ apolitìa
ne crée donc aucun préjudiciel dans le domaine extérieur,
elle n’a pas pour corollaire un nécessaire abstentionnisme pratique.
L’homme vraiment détaché n’est ni un
outsider professionnel et polémique, ni
« l’objecteur de conscience », ni l’anarchique.
Une fois qu’il fait en sorte que la vie avec ses intégrations
n’engage pas son être propre, il pourra éventuellement
manifester aussi les qualités du soldat qui, pour agir et réaliser
une tâche, ne demande pas préventivement une justification transcendante
ou une assurance quasi théologique de la bonté de la cause.
[…] Apolitìa
est la prise de distance intérieure irrévocable de cette société-ci
et de ses valeurs ; c’est de ne pas accepter d’être
liés à elle par quelque lien d’ordre spirituel ou moral.
Cela dit, en restant ferme avec un esprit différent, les activités
qui, chez d’autres présupposent de tels liens, pourront être
exercées. Naturellement, il faut toujours posséder un bon sens
et une capacité de discernement qu’on ne retrouve pas toujours
chez tout le monde pour comprendre à fond les contenus de ce message.
Evola ici, ne dit certainement pas qu’une solution à la crise
moderne soit le conformisme et l’adaptation passive. Il dit au contraire
qu’une contestation globale adressée au monde moderne ne présuppose
pas forcément l’isolement et la vie d’ermite : quelques
activités peuvent être développées par un type
d’homme différencié avec une mentalité différente.
Pour donner un exemple, une personne pourrait bien être un magistrat
ou un enseignant (autant dire deux métiers « respectables »)
en cherchant à « faire ce qui doit être fait »,
en participant à l’exécution des objectifs de telles
activités, sans être pour cela impliquée spirituellement
dans tout ce que cela comporte d’être une cheville (ouvrière,
ndt) de la société (en conservant par exemple, un style de
vie qui n’a rien à faire avec celui commun, en laissant de côté
l’argent, les petites vacances sur la Costa
Smeralda et la semaine aux sports d’hiver,
une belle vie, des fréquentations de la Rome/Milan/Florence-chic et
en comprenant le travail comme un moyen de subsistance parce que c’est
ainsi qu’il doit être compris et certainement pas comme
une « réalisation » comme le veut la morne mythologie
bourgeoise du « gagnant »). Il est clair que ce discours
doit être canalisé dans la décision et dans l’autonomie
de l’individu singulier, lequel doit, en premier chef, choisir selon
les circonstances et les situations quels sont les styles de vie et les choix
professionnels qui n’impliquent pas de compromis inacceptables.
« Soit le type idéal stoïque que l’homme différencié
ne permette pas que de tels motifs le touchent intimement, au point que sa
dignité en soit lésée, de quelque manière, quand
il se lie à la vie en société ».
Bibliographie consultée :
Chevaucher le Tigre, Julius Evola, Ed. Mediterrannée,
Rome, octobre 1995.
Hommes et problèmes, Julius Evola, Ed. Mediterrannée,
Rome 1985.
Le racisme de l’esprit
Première sous-section : Précisions nécessaires
La question du racisme chez Julius Evola doit
être traitée très, très attentivement. En effet,
c’est justement l’un des sujets qui ont donné lieu aux
plus grandes équivoques, aussi bien de la part des « philo-évoliens »
que des « anti-évoliens ». Les premiers se sont
souvent subdivisés (inconsciemment) en deux courants : ceux qui
ont vu en lui un justificateur du racisme en soi et pour soi à
l’instar d’Hitler, en somme et ceux qui ont minimisé
la question en laissant penser quasiment qu’Evola n’était
pas raciste, mais simplement qu’il pensait (voir justement l’expression
« racisme de l’esprit ») qu’il existait
des hommes meilleurs que d’autres d’un point de vue intellectuel,
culturel et moral sans que pourtant cela eût à faire
avec la race entendue dans le sens physique. À gauche, ou plus généralement
chez les spécialistes politiques qui se trouvaient sur des fronts
opposés par rapport à Evola (et donc aussi les libéraux,
démocrates, et hommes « de droite »), la condamnation
a été univoque et sans appel : elle est toujours présente
dans l’esprit de ceux qui ont lu superficiellement et écarté
tout de suite le Baron comme étant ce que dit Furio Jesi : «
un raciste si sale, à ne pas pouvoir le toucher des doigts
»(F. Jesi, Culture de droite
, Garzanti Milan 1979, p.91). Evola a été surtout exclu du
diorama culturel italien, républicain et démocratique, parce
qu’il a été considéré comme une sorte de
théoricien des lois raciales de 1938 qui sangla « culturellement »
l’Italie à l’Allemagne nazie. Tout cela n’est pas
totalement dénué de fondement : c’est cependant
mystifié, interprété de travers dans plusieurs sens
et non compris dans sa totalité. Avant tout, il faut dire que cet
élément de sa production culturelle, de quelque façon
qu’on le juge, ne peut être suffisant pour liquider Evola
in toto . Parce que le Baron a été
un penseur si multiforme, au point de faire en sorte que l’on puisse
diriger son attention dans différents domaines, qui ne sont pas forcément
corrélés entre eux : par exemple, nombreux sont ceux qui
ont lu ses livres uniquement en référence à ses écrits
sur l’ésotérisme et sur la magie. Les plus grands experts
de la Kabbale, des Rose-Croix, du néopaganisme, et de la culture orientale,
ont eu presque toujours affaire avec les études de Julius Evola. Ou
encore, on peut le prendre en considération pour son activité
artistique, pour celle philosophique, sans justement que cela implique une
adhésion à ses idées sur la race et à son racisme.
Pour faire une comparaison, peut-être un peu impropre mais qui peut
en rendre l’idée, Knut Hamsun, écrivain norvégien
prix Nobel en 1920, fut un philo-nazi dans le cours de la Seconde Guerre
mondiale : cela lui coûta une exclusion partielle au sein
du monde de la culture de la part des spécialistes et des simples
lecteurs ; cela n’empêche pourtant qu’il ait laissé
des oeuvres de littérature de grande valeur, bien qu’elles soient
contestables et que ses idées politiques aient été contestées.
Tout cela ne signifie pas qu’il faille dire : « Bon,
rejetons-le sur le racisme, pourtant dans les autres sujets, il mérite
d’être écouté », mais que de s’intéresser
à un auteur ne signifie pas forcément partager tout ce qu’il
écrit, en le prenant comme s’il était argent comptant
(au contraire, quand on en arrive à ce fidéisme et à
cet esprit partisan, on risque de déformer le sens de ce dont on parle
parce qu’on a perdu l’esprit critique). Cela en manière
de considération préliminaire, pour clarifier les idées
de ceux qui, dégoûtés par une position de ce genre sur
la question du racisme, lisent Evola avec des préjugés et avec
superficialité et le réfutent a priori
. Au contraire, pour celui qui souhaite approcher Evola dans sa totalité,
une approche qui prenne en compte chaque partie de son idée liée
aux autres, il est nécessaire d’entrer dans la jungle conceptuelle
de son racisme de l’Esprit, et essentiellement aussi parce que le racisme
fait partie de la Tradition. On ne veut pas ici prononcer de jugements d’ordre
éthique sur l’élaboration évolienne du racisme
de l’Esprit : on veut faire la clarté sur lui et l’exposer
dans sa complexité. Pour réaliser ce point, il est indispensable
de se débarrasser des lieux communs. Comme nous l’expliquerons
dans les prochaines sous-sections, l’idée de la race pour Evola
est quelque chose qui va bien au-delà de l’aspect physique et
morphologique des hommes : bien loin de vouloir classifier zoologiquement
les races humaines, le philosophe romain expose une conception traditionnelle
de l’ethnie : la « race » est d’abord
une qualité intérieure à l’être humain,
on doit donc parler de « race intérieure »,
à savoir d’un patrimoine inné d’aptitudes, de tendances,
de morphologies « psychiques », qui distingue les hommes
entre eux (des différences non pas acquises mais innées), qui
se déversent ensuite dans la race physique, la race proprement dite.
C’est une conception, comme nous aurons l’occasion de l’expliquer
plus avant, qui a une logique et une linéarité à soi
(d’un point de vue théorico-conceptuel, comme on l’a dit,
elle est en dehors des considérations éthiques) et surtout
une base réelle à elle, mais qui, finalement, au jugement de
celui qui écrit ces lignes, risque de s’effondrer puisqu’elle
trahit les prémisses dont elle était partie (le refus absolu
du déterminisme biologique). Race, pour Evola, est synonyme de qualité :
on doit donc opposer un refus catégorique à toute interprétation
qui veuille faire de lui une justification, sinon carrément, un théoricien,
de la xénophobie populaire actuelle, des calicots et des choeurs racistes
dans les stades, des attentats de vandalisme sur les immigrés du Tiers
Monde [ extracomunitari,
ndt], et des instrumentalisations aberrantes et insensées qu’ont
fait de lui, et que continuent à faire de lui, les groupuscules « d’extrême-droite ».
Et ceci parce que son « racisme », avec toutes les
critiques et contestations qu’on peut lui alléguer, est une
transposition matérielle d’une vision aristocratique de la vie :
par conséquent, il faut considérer Evola raciste à l’instar
d’un Grec Antique qui pouvait se comporter à l’égard
d’un Métèque (un sentiment de différence qui est
cependant bien loin de la haine ethnique de la part du Ku Klux Klan). Evola
a été raciste comme l’ont été Aristote,
Platon, Jules César, Julien Empereur, Frédéric Barberousse,
Fichte, Nietzsche, Bismarck et ainsi de suite (Pas tous des hommes de la
« Tradition », effectivement, mais qui ont exprimé
un racisme qui est différent de la xénophobie d’aujourd’hui).
Un racisme justement de la vision traditionnelle, une vision aristocratique,
différencialiste et qualitative, qui ne se prête en rien aux
généralisations banales et aux inepties irrationnelles (telles
que : « Les immigrants nous enlèvent notre travail »
« Les Albanais sont voleurs il faut tirer sur les canaux pneumatiques »,
une marchandise de Borghezio ou Bossi !!!) si typiques du « racisme
« actuel qui n’est rien d’autre que l’exutoire
de la stupidité et la violence de groupes ou d’individus fanatiques,
sots et/ou ignorants, que stigmatiserait probablement Evola par un de ses
mots : plébéiens.
Seconde sous-section : le sens de la « race »
Une des études les plus intéressantes
et « aseptiques » sur la question du racisme chez Evola,
a été publiée dans l’ouvrage :
Race du Sang, Race de l’Esprit Julius Evola, l’antisémitisme
et le national-socialisme (Bollati Boringheri,
première édition janvier 2001), du Dr. Francesco Germinario,
une étude très bien faite parce qu’elle contextualise
et circonscrit de manière très précise les rapports
du philosophe avec le fascisme et le national-socialisme, en référence
particulière avec le problème des races. Pour bien comprendre
cet aspect de la pensée évolienne (la théorisation du
« Racisme de l’Esprit »), il faut nécessairement
revenir à la vision de l’homme propre à Evola, vision
exposée assez clairement dans le cinquième paragraphe
Qu’est-ce que la Tradition ? , au moment
de la précision apportée au différencialisme. En reprenant
des thèmes « classiques », antiques et traditionnels,
Evola se fait le promoteur de l’idée d’une nature inégalitaire
des êtres humains. C’est une « inégalité
qui concerne l’essence », ou encore le patrimoine inné,
les capacités et dispositions naturelles de l’individu singulier
qui, c’est bien connu, ne sont pas un produit de l’expérience
et de l’environnement extérieur, mais une prérogative
primordiale de la personne. Cela ne doit pas faire penser à un fatalisme
stérile, sorte de prédestination de l’être humain,
étant donné que l’on parle de « patrimoine »,
et donc d’un ensemble d’éléments se trouvant à
l’état potentiel. Evola l’explique très clairement :
il est faux que l’environnement détermine l’individu et
les races. L’environnement soit naturel, soit historique, soit
social, soit culturel ne peut influer que sur le « phénotype »,
ce qui revient à dire sur la manière extérieure et contingente
de se manifester, chez l’individu ou dans un groupe déterminé,
de certaines tendances héréditaires ou de race, qui restent
toujours l’élément primaire, originel, essentiel, incoercible.
Comme nous l’écrivîmes déjà, donc, l’influence
extérieure peut modérer, atténuer, dissimuler de telles
caractérisations; elle peut en empêcher le développement
mais jamais les déterminer ou « les produire ».
Par exemple, un souverain de grande épaisseur est tel en tant que
tel : si dès la naissance, il était placé dans
un autre environnement de celui royal, il ne développerait plus ses
qualités naturelles à cause d’empêchements extérieurs
et matériels, et ses capacités resteraient à l’état
potentiel et ne s’affirmeraient qu’en partie [Les Anthroposophes
disposent d’un très bel et terrible exemple avec l’
Affaire Kaspar Hauser , ndt]. Mais un homme ordinaire
quand bien même eût-il grandi dans une environnement royal ne
parviendrait pas à devenir un grand souverain parce que ses qualités
naturelles, son « potentiel » ne le lui consentirait
pas. Ainsi, tout comme un artiste « n’apprend »
pas à peindre, mais sa peinture est simplement le fruit d’un
talent naturel (d’ordre spirituel), les actions et comportements humains
sont des expressions de caractères innés. Il est clair que
si l’artiste ne se trouvait jamais au contact d’une toile et
d’un pinceau, il ne deviendrait pas artiste, tout comme l’homme,
ôté de la situation qui lui est propre n’aurait pas la
possibilité d’exprimer ses qualités : mais ce n’est
ni le pinceau, ni la toile à rendre l’artiste artiste, il est
en effet tel « par nature », pinceau et toile n’étant
que des instruments de sa réalisation, et non des éléments
qui déterminent son être d’artiste. Un tel innéisme
n’est pas gnoséologique mais ontologique : on ne parle
pas de connaissances innées, ni non plus, de manière simpliste,
« d’intelligences » qualitativement supérieures
ou inférieures. On parle de dispositions, ou mieux, de prédispositions,
d’inclinations de l’individu qui ne sont pas « acquises »
mais qui coïncident, justement, avec son patrimoine inné. (Cité
dans le cinquième paragraphe : Qu’est-ce
que la Tradition ? ) Un tel patrimoine inné
réunit les individus en groupes : les races. Laissons la parole
au même philosophe romain pour comprendre à fond l’idée
de race : Qu’est-ce que signifie la « race » ?
Voici certaines définitions parmi les plus connues : « La
race est une unité vivante d’individus d’origine commune,
avec des caractéristiques corporelles et spirituelles identiques »
(Woltmann) ; « c’est une groupe humain qui, de par
la connexion qui leur est propre des caractéristiques physiques et
des qualités psychiques, se distingue de tout autre groupe humain
et produit des éléments toujours semblables à eux-mêmes »
(Gunther) ; « c’est un type héréditaire »
(Topinard) ; « c’est une souche définie de groupes
de gènes identiques, et non d’hommes extérieurement semblables
dans les formes » (Fischer-Lenz) ; « c’est
une groupe défini non pas par la possession de telles ou telles caractéristiques
spirituelles ou corporelles particulières, mais par le style qui se
manifeste au travers d’elles » (Clauss). Nous n’avons
pas cité au hasard ces définitions de la race. […] Originellement,
la race s’épuisait dans un concept anthropologique, à
savoir un concept d’une discipline qui a cessé d’avoir
le sens antique et étymologique de « science de l’homme »,
en général, pour prendre celui d’une science naturelle
particulière ne considérant l’homme qu’à
l’instar des aspects, par rapports auxquels il constitue une des si
nombreuses espèces naturelles. On obtint ainsi un concept purement
naturaliste et descriptif de la race : comme se décrivirent dans
leur inégalité naturelle évidente les variétés
d’animaux et de plantes, ainsi se regroupèrent les êtres
humains en catégories diverses en se basant sur la principale récurrence
de caractéristiques essentiellement corporelles, somatiques, présentes
chez l’un et chez l’autre. Un critère, donc « statistique »
et quantitatif : les caractéristiques communes vérifiables
dans le plus grand nombre d’individus ont été caractérisées
comme celles de la race. Dans l’anthropologie plus ancienne, la recherche
s’arrêta ensuite à l’extériorité la
plus immédiate : couleur de la peau, des cheveux, des yeux, stature,
traits du visage, proportions, conformations crâniennes. […] Puis vint
l’apport de la psychologie : on chercha à identifier alors
les qualités correspondantes de la manière la plus récurrente,
ou que l’on présumait qu’elles correspondissent, aux divers
groupes humains. L’anthropologie ancienne avait aussi considéré
l’élément héréditaire : une fois les
différences morphologiques constatées entre les êtres
vivants, on présupposait naturellement la constance de telles différences,
aussi bien chez les parents que dans la descendance. Cependant, l’importance
particulière de l’élément « hérédité »
est une chose propre à l’anthropologie moderne, déjà
proche du racisme proprement dit. D’où les définitions
à présent référées de Topinard, Lenz et
Fischer. Dans le racisme actuel, la théorie de l’hérédité
constitue un point fondamental. On y affirme, à l’encontre des
manières de voir de l’ancienne anthropologie, que toutes les
caractéristiques qui sont vérifiables dans un groupe humain
donné ne sont pas toutes à inscrire en propre à une
race, mais seules celles aptes à se transmettre héréditairement.
Il y a plus. Après avoir constaté certaines modifications extérieures
(dites aussi paravariations) qu’un type donné peut subir selon
des causes diverses, sans pourtant qu’elles se transmettent héréditairement,
on formule la distinction importante entre le gène et son phénotype.
Le « gène » est, pour ainsi dire, une potentialité :
c’est la force qui fait naître un type, ou une série de
types qui peuvent varier dans des limites déterminées. La forme
extérieure (extérieure dans le sens général,
puisque la théorie de l’hérédité ne considère
pas seulement les caractéristiques morphologiques, mais aussi les
qualités psychiques), qui découle de temps en temps du « gène »,
en effet, peut être diverse et en apparence, elle peut même s’éloigner
du type original normal jusqu’à presque devenir méconnaissable.
Dans les espèces naturelles, on a constaté que les modifications
concernant le « phénotype » ne touchent pas
l’essence. Sous une influence qui lui est étrangère (subjective
ou d’environnement) la potentialité du « gène »
se comporte presque comme une substance élastique : elle semble
perdre sa forme, à l’intérieur de certaines limites ;
mais elle la reprend dès que cesse la sollicitation dans les types
chez lesquels il s’exprime dans les générations successives.
Un exemple typique est tiré du monde végétal :
la primevère chinoise produit des fleurs rouges à température
normale, dans une ambiance surchauffée elle produit à l’inverse
des fleurs blanches. Que l’on mette en serre une plante de ces primevères
et si on en sème toujours les graines dans une ambiance surchauffée :
on aura, dans la série des nouvelles plantes, toujours des fleurs
blanches. Mais après un temps à convenance, que l’on
prenne les graines de l’une de ces plantes et qu’on les sème
dans une ambiance à température naturelle, alors on en verra
naître des plantes aux fleurs rouges, comme la plante qui est leur
« aïeule ». La variation du « phénotype »
n’est donc pas essentielle, mais transitoire et illusoire. La potentialité
subsiste intacte, conforme au type originel. Héréditaires
et, selon la manière de voir plus récente « de
race », ne sont donc que des formes extérieures prises
en elles-mêmes, mais plutôt des potentialités, des manières
constantes de réagir, éventuellement de diverse façon,
en correspondance à des circonstances diverses, mais toujours en conformité
avec des règles. […] Nous voyons donc rejeté en bloc le rapport
d’opposition classique entre innéisme/empirisme pour relancer
les manières de voir dans une perspective autre, assurément
plus proche de la vérité. Les caractères héréditaires
et innés consistent donc en une potentialité qui se transmet
à la descendance : alors, cette potentialité constitue
le patrimoine, en termes de dispositions, façons d’être
de l’esprit, capacité et « morphologies psychiques »
mais qui ne se déterminent pas avec une régularité déterministe
(autrement, on tomberait dans le fatalisme innéiste) pour que l’influence
extérieure entre en jeu. Mais que l’on fasse bien attention,
cette influence extérieure n’est certainement pas en mesure
de former ou de produire le caractère essentiel des capacités
susdites (le « gène »), elle peut pourtant conditionner
sa manifestation en particularisant l’existence effective de l’individu :
la primevère produit des fleurs rouges ; en altérant les
conditions, elle les produit blanches ; tout comme l’exemple du
souverain que nous avons donné (un souverain qui, placé dans
un autre contexte ne trouverait pas le moyen de manifester le gène
dans le phénotype comme la primevère chinoise dans une ambiance
différente de celle naturelle) ou bien celui de l’artiste, dont
les oeuvres d’art sont « conditionnées »
par l’expérience contingente, non pas dans le sens qu’il
« apprend » à bien peindre, mais que les conditions
phénotypiques donnent le moyen au gène de se manifester et
de se développer.
Cette conception s’avère assurément fondée et
imprégnée d’une perfection et linéarité
logico-conceptuelle, et elle constitue la base du racisme de l’esprit.
Qui lui, part de prémisses complètement différentes
par rapport à celles régnant dans cette période historique,
imprégnée des idées du comte De Gobineau et de son
Essai sur l’inégalité des races humaines
et donc de préceptes darwiniens plus ou moins évidents. Le
« gène » dont parle Evola ne se limite certainement
pas à l’ADN scientifique : ce dernier est la transposition
matérielle d’un « gène » entendu
comme une « énergie » superbiologique et métaphysique
dont le corps est seulement « symbole, signe ou symptôme ».
C’est pour cela que chez Evola, le concept de race intérieure
et de race du corps sont étroitement reliés : le vrai
racisme du philosophe romain est une classification des aptitudes et des
qualités psychiques des individus, classification qui se transporte
ensuite sur la plan de la race physique. Le problème le plus complexe
de l’élaboration de ce racisme c’est effectivement de
savoir dans quelle mesure il y a une correspondance entre les capacités
psychiques et spirituelles susdites et la manifestation extérieure
de caractéristiques somatiques, ou bien combien y a-t-il de crédibilité
dans la relation entre le spirituel et le matériel, entre la possession
de dons et de qualités mentales et comportementales (race intérieure)
et lenregistrement de typologies physiques qui en soient l’emblème.
Ceci, comme nous le verrons plus loin, constitue
la limite du racisme évolien (soulignement
du traducteur), parce qu’il trahit ses mêmes prémisses
antidéterministes : ses conclusions généralisantes
récupèrent nécessairement les biologismes du racisme
de toujours, et donc nient les prémisses « métaphysiques »
de la théorisation. Une limite, au fond, dont Evola lui-même
est conscient, par exemple quand il écrit, en référence
aux races indo-européennes, dont de présupposées éthiques
inséparables sont la fidélité et « l’honneur » :
on peut être dans le corps de la race qu’on veut […] mais quand
à un moment donné on découvre que la personne en question
est bien capable de trahir ou qu’elle permet que des considérations
ou intérêts de tout genre que ce soit prévalent sur les
sentiments d’honneur et de loyauté, à ce moment là,
le jugement décisif au sujet de sa vraie « race »
est prononcé […] ou encore : ce sont les qualités de la
race intérieure à faire en sorte que tel ou tel homme appartienne
à une souche raciale, et quand son appartenance physique ne se vérifie
plus automatiquement dans la manifestation des dons spirituels, il n’en
fait plus partie (justement parce que la race ce n’est justement pas
la couleur de la peau). Écoutons l’analyse de Giovanni Monastra :
« Pour Evola, les mêmes races ne constituent pas des monades
closes, mais dans de nombreux cas au moins elles présentent des interrelations,
qui excluent tout particularisme séparatiste, une vraie transposition
de l’individualisme au niveau des entités collectives. »
Voyons donc plus en détail la tripartition de l’être humain
qu’Evola reprend à la pensée traditionnelle. L’esprit
constitue l’élément superrationnel et superindividuel,
l’âme la force (ou énergie, ndt) vitale, la passionnalité,
la faculté perceptive, le subconscient, en connectant l’esprit
avec le corps, qui est assujetti aux deux niveaux supérieurs ».
Encore : « Dans la conception évolienne, la « race
pure » N’EST PAS une réalité banalement biologique,
comme dans la rhétorique national-socialiste avec ses stéréotypes
constitués d’immanquables hommes blonds avec les yeux bleus.
La « race pure » existe au contraire quand se réalise
une parfaite transparence et harmonie entre corps, âme et esprit, quand
ce dernier a unifié et domine l’être humain entier ».
Pour l’instant, on a pu analyser comment le pivot de la théorisation
est dans le concept d’hérédité, ou bien sur le
lien qui unit race et descendance. À présent nous verrons mieux
ses caractéristiques ; la tripartition du racisme, le refus de
la soi-disant « démocratisation du sang », les
articulations spirituelles des races humaines, la prophylaxie raciale, l’importance
des choix de l’individu, l’antisémitisme, la validité
et l’aspect contradictoire du racisme de l’esprit.
Troisième sous-section : Les trois
degrés du racisme et l’assiette de l’anthropologie traditionaliste
dans sa version évolienne.
Certainement, il doit être reconnu à
Julius Evola un mérite « antiraciste » :
le refus de la vision raciste en termes purement biologiques. En effet, cela
est devenu facile pour beaucoup de s’installer sur des positions de
condamnation à l’égard des discriminations raciales,
une fois que la science eut établi l’insoutenabilité
du fait que la couleur de la peau déterminât l’intelligence
ou la capacité des hommes ; cela se produisait moins fréquemment
dans un climat comme dans celui du milieu du vingtième siècle,
dans lequel les théories racistes à la De Gobineau se répandaient
et étaient accueillies avec faveur, non seulement par les personnes
ordinaires, mais aussi par les intellectuels. Evola, au contraire, se battit
contre cette vision du monde qu’il considérait comme naturaliste
et « plébéienne » : il ne put jamais
accepter l’idée que le dernier allemand, du seul fait d’être
tel, indépendamment de ses caractéristiques personnelles et
individuelles, fût « meilleur » qu’un chef
d’état d’un autre pays (comme l’écrivit Hitler
dans Mein Kampf ). Ce
n’est pas pour rien que ceci fut l’un des nombreux motifs d’opposition
avec les chefs des SS, ou avec la personne de Heinrich Himmler, dans les
polémiques épistolaires avec ce dernier comme dans celles avec
Alfred Rosenberg. Si le nazisme pouvait en effet attirer Evola parce qu’il
représentait une reprise de la Tradition indo-européenne, du
prussianisme, un mouvement politique qui proposât une vision néocommunautaire
antibourgeoise et antimoderne de l’État, il s’en détacha
très rapidement pour ce qui est de l’idéologie (et même,
on peut dire que jamais il ne s’y rangea, mais regarda avec faveur
certains de ses aspects) une fois qu’il eut pris conscience de ses
intrinsèques caractéristiques populistes et plébéiennes.
On fait donc bien de préciser le rapport entre le philosophe italien
et le Troisième Reich allemand. Tout ce qui est dit du fascisme peut
bien valoir aussi pour le national-socialisme allemand : en eux, Evola
regardait favorablement les aspects traditionnels « en rejetant »
ceux qui, traditionnels ne l’étaient point. Il est évident
que dans le nazisme, Evola reconnût l’écho de la tradition
allemande monarchique, prussienne et conservatrice ; tout comme il reconnaissait
son caractère délicieusement antibourgeois et antimoderne,
son rappel au monde archaïque et donc à « l’aryen ».
Il est extrêmement important d’expliquer le sens de ce mot. Au
contraire de ce que habituellement on trouve écrit sur les livres
d’histoire (même à la suite des déformations que
le nazisme lui-même pratiqua), le terme « aryen »
n’équivaut absolument pas à « allemand »
blond avec des yeux bleus et encore moins ne s’avère-t-il être
synonyme génériquement de « nordique » :
il a une origine et des sens beaucoup plus complexes. Étymologiquement,
il dérive du sanscrit Arya
, qui signifie « noble », de la même racine
ar [lire les oeuvres d’Alexandra David Neel,
très compétente sur ce sujet, ndt]
commune au grec
aristòs (meilleur) et
aretà (vertu) en dialecte dorien ;
dans celui ionien, qui s’étudie dans les écoles serait
areté
et même au latin ara
(autel) et toujours au grec aretér
(celui qui accomplit les actions religieuses) ; de la même matrice
le nom grec du dieu de la guerre, Ares
. Ces références linguistiques ne sont pas fortuites :
elles définissent la filiation sanscrite des langues occidentales
antiques (latine et grecque) et sont indicatrices des caractéristiques
que la tradition replace en référence aux Aryens, ou de préférence
Arii . Les Aryens furent
une population indo-européenne à vocation guerrière
et profondément sacrale, tendue à la vertu et à l’ascèse
chevaleresque, qui s’installa dans l’Inde nord-occidentale et
dans la région indo-iranienne à l’époque protohistorique.
Les témoignages archéologiques étant assez maigres à
leur sujet, il est difficile d’établir une connexion directe
entre les Arii et leurs
descendants : il est certain qu’une matrice aryenne ne peut jamais
être considérée comme un héritage de telle ou
telle « nation » (des nations qui s’avèrent
être, de toute manière, un résultat d’une sédimentation
historique et ne sont jamais caractérisées par une unité
ethnique totalisante), mais il est beaucoup plus vraisemblable appartenir
à diverses ethnies de souche caucasienne, de langue indo-européenne,
comme celle de la Mitteleuropa
(zone germano-hongro-roumanienne), certaines s’étant fixées
dans le bassin méditerranéen (Doriens et Romains), celles irano-persiques
et certaines souches arabes. Établir l’origine aryenne des populations
est scientifiquement non-recevable, une fois considérée la
datation chronologique de la période de civilisation des Aryens :
certes, l’étude ethno-anthropologique de Julius Evola s’avère
être plus digne de foi que les instrumentalisations nazies qui monopolisèrent
le concept « d’aryen », une étude qui
se base, outre sur les critères anthropologiques de l’ethnologie,
aussi sur l’examen attentif et comparé des patrimoines culturels,
religieux et mythologiques de diverses civilisations : quand Evola parle
« d’aryen » il y met en corrélation une
autre expression traditionnelle et retrace des éléments communs
à diverses civilisations qui s’avèrent avoir en commun
cette origine même. Généralement, peut-être trop,
nous pouvons dire qu’avec aryen, en comprend « indo-européen ».
Et si Evola regardait d’un bon oeil (relatif) le nazisme à cause
de sa continuité prussienne et certains contours paganisants, de toute
évidence, il ne put que le mépriser à cause de ses agitations
populistico-socialisantes, à cause de l’exaspération
d’un racisme lu selon une clef biologique et totalement « germanisée »
et à cause de sa fougue violente et irrationaliste.
Une fois ces importantes clarifications posées, on peut passer à
l’analyse de son Racisme de l’Esprit. Une conception qui se base
sur la tripartition de la doctrine de la race, justement « trois
degrés du racisme ». Observons tout ce qu’écrit
le Dr. Francesco Germinario : Dans la polémique propre avec le
nazisme, Evola reconnaissait au racisme biologique un caractère purement
descriptif, consistant dans l’énumération de caractéristiques
psychophysique, anthropologiques et somatiques des races. Dans ce racisme
de « premier degré », on recourt à la
méthode des sciences naturelles et on considère « la
donnée corporelle, et, en général, cet aspect de l’être
humain, selon lequel il obéit à des lois et des déterminismes
purement naturels, biologiques, anthropologiques ». Au racisme
du corps, Evola fait ensuite suivre le « racisme de l’âme »,
dont la tâche est de celle d’identifier « les éléments,
à leur façon, primaires et irréductibles, qui agissent
à l’intérieur en faisant en sorte que des groupes d’individus
manifestent un façon d’être, un « style »
constant, dans le fait d’agir, de penser et de ressentir ».
Entre ces deux degrés du racisme, il existe naturellement un rapport,
vu qu’il s’agit d’établir « si la race
du corps portée par un individu donné est l’expression
adéquate, conforme à la race de l’âme, et inversement.
Le troisième degré correspond, enfin, aux « Races
de l’Esprit », identifiées par Evola chez les « souches
humaines supérieures » : pour une telle recherche,
le moyen spécifique de conceptualiser est le sacré et le surnaturel
que le rapport de l’homme a vis-à-vis de ce moyen, c’est
la vision de la vie dans le sens le plus élevé ; en outre
la totalité du monde des symboles et des mythes constituent une matière
aussi positive et objective que le sont, pour le racisme de premier degré,
les indices faciaux et les structures crâniennes. Trois degrés
du racisme, donc, corps, âme et esprit, conformément à
la trinité hellénique
sòma,
psychè, noùs . Le premier degré
concerne le corps, ou bien les caractéristiques physiques et somatiques ;
le second concerne « l’âme », c’est-à-dire
que l’on se réfère à des qualités du caractère,
de réactivité intérieure immédiate, de style
et de comportement, à des dons qui ni ne s’apprennent ni s’édifient,
mais qui sont innés, et donc que l’on a ou pas, qui sont liés
au sang et, comme nous le disions, même, à quelque chose de
plus profond que le sang qui ne peut être substitué par rien
d’autre. Le troisième degré, racisme de l’esprit,
se réfère à la matrice transcendante des races ;
si l’âme est une forme du caractère individuel, de la
sensibilité, de l’inclination naturelle, du « style »
dans l’agir et le réagir, l’Esprit est entendu comme une
substance métaphysique, un Principe premier supra-humain et supra-individuel
(au-delà du simple théisme fidéistico-dévotionnel),
donc : le concept de race de l’esprit ne concerne plus les types
de réaction de l’homme face à l’expérience
de l’environnement et les contenus de l’expérience normale
quotidienne, mais bien son aptitude diverse vis-à-vis du monde spirituel,
super-humain, divin, comme on l’exprime dans la forme propre aux systèmes
spéculatifs aux mythes et aux symboles, aux diversités de l’expérience
religieuses elle-même. À cet égard aussi, il existe des
« invariants » ou des dénominateurs communs,
si l’on veut, de la similitude d’inspiration et d’attitude,
qui ramènent justement à une cause intérieure différenciatrice,
laquelle est justement la « race de l’Esprit ».
Les races de l’Esprit sont identifiées au nombre de huit :
Race « solaire olympienne » :
dans laquelle la spiritualisation est vécue de manière directe,
dans laquelle l’élément transcendant et au-delà
de l’humain est central, celui humain (contingent, temporel, relatif
à la vie quotidienne et personnelle) est distant. Evola écrit
que d’elle descend « un style de calme, de puissance, de
souveraineté, d’indomptabilité et d’intangibilité »
[des exemples pourraient en être le Paganisme indien, celte, grec,
romain, le Soufisme dans l’Islam chiite, le Bouddhisme des origines
la composante devenue ensuite Zen, le Taoïsme].
Race « tellurique ou chthonienne » :
dans laquelle la spiritualité est chaotique,
impulsive, « inférieure » : « Ici
l’homme tire le sens de soi d’un rapport obscur et sauvage avec
les forces de la Terre et de la vie […] , d’où une connexion
obscure au sol, dans l’Antiquité, le culte des « démons »
de la végétation et des forces élémentaires,
sentiment fataliste, respect particulier vers la mort, sens de la caducité
de l’individu qui se résout dans la substance collective des
souches et dans le devenir de la vie ».
Race « lunaire ou démétérienne » :
dans laquelle la spiritualité est profondément
« féminine », à savoir un état
de spiritualité passive, gynécocentrique : « Le
terme « démétérien » procède
du fait que les cultes antiques des Grandes Mères de la nature reflétèrent
de manière caractéristique cette race… » [Des exemples
pourraient aussi être fournis dans les anciennes sociétés
matriarcales dans lesquelles la même divinité était féminine
et cela se rencontrait aussi dans le système social].
Race « titanique » :
dans laquelle la spiritualité est également chaotique mais
orientée dans un sens « actif » :
« une même connexion avec les forces élémentaires,
avec l’élément profond, intensif, irrationnel de la vie,
cependant non pas selon un style de promiscuité et d’identification
passive, mais plutôt d’affirmation, de volonté, de virilité »
[un exemple pourrait être le catholicisme médiéval, à
cause de sa « réalisation d’un endiguement de la
paganisation »].
Race « amazonienne » :
dans laquelle la spiritualité est un mélange entre « lunaire »
et « titanique » : « dans son essence,
elle est lunaire, mais elle s’approprie des formes d’expressions
affirmatives « viriles », tout comme fait l’amazone
à sa façon guerrière. [un exemple pourrait être
des cultes animistes de religions tribales en Afrique].
Race « aphroditienne » :
dans laquelle la spiritualité est vécue
d’une manière sensualiste et esthétisante : « une
spiritualité qui oscille entre l’amour de la beauté et
de la forme et la jouissance des sens » [des exemples pourraient
être trouvés dans les cultes de type panthéistes].
Race « dionysiaque » :
dans lequel le style d’une expérience, où l’exaltation
des impulsions et une façon intensive de vivre, est lié à
la sensation et n’a que des solutions confusément extatiques,
au point de n’en faire naître aucune vraie libération
intérieure, mais seulement des instants d’évasion [Des
exemples pourraient être rencontrés justement dans les cultes
dionysiaques].
Race « héroïque » :
dans laquelle la spiritualité est imprégnée
d’éléments solaires ou olympiens, en se trouvant pourtant
dans un état latent et partiellement manifeste, si l’on se rappelle
les Héros non pas dans le sens moderne du terme, mais dans celui dérivé
de la doctrine des quatre « ères » du monde
d’Hésiode [un exemple pourrait être le shintoïsme].
Une telle subdivision, ainsi que la structure conceptuelle qui en découle,
et bien qu’elle puisse sembler pour le moins bizarre au lecteur « moderne »,
s’insère parfaitement dans le cadre de la connaissance traditionnelle.
Evola hiérarchise en biologique, psychique, spirituelle, l’intégrité
de l’homme, et de cela fait descendre la tripartition de la susdite
analyse en race du corps, de l’âme et de l’esprit. Son
anthropologie ne veut pas être une conception originale qui se distingue
des autres dans le monde moderne, mais plutôt se relier à une
Tradition primordiale, qui se manifeste dans des formes spécifiques,
selon les circonstances temporelles et spatiales.
L’exposition de cette doctrine de la race est toutefois filtrée
par les interprétations, par les opinions et donc aussi par des erreurs
possibles d’Evola lui-même : elle peut apparaître
arbitraire, cette subdivision des races de l’Esprit mentionnées
ci-dessus, quoique fondée sur un bagage de connaissances religieuses
et cultuelles très fourni, mais elles ne sont en définitive
que des modes variés par lesquels des groupes humains se situent vis-à-vis
de la dimension de la transcendance. La définition des « races
de l’Esprit », ne doit pas susciter d’équivoque :
c’est une idée métaphysique et elle se réfère
aux forces supranaturelles au sens propre, c’est la raison pour laquelle
ici « races » peut aussi bien être compris comme
synonyme de « modes », si l’on s’en tient
justement à indiquer la typologie de l’inclination vers la dimension
suprahumaine. Donc la recherche raciste consiste dans le dépistage
pour savoir si ces manières de comprendre l’expérience
exotérique et ésotérique, métaphysique
(race de l’esprit) sont typiques de tel ou tel groupe humain, dans
lequel est présent un « style » déterminé,
comportemental et psychique (race de l’âme) qui, à son
tour, doit se refléter dans l’extériorité immédiate
des caractéristiques somatiques (race du corps). Ou encore plus synthétiquement
et par une méthodologie inverse le processus du racisme
d’Evola s’extériorise dans la recherche à l’intérieur
des races physiques (premier degré) des qualités communes de
caractère et de comportement (second degré) qui sont une conséquence
de diverses attitudes vis-à-vis du monde divin (troisième degré).
Le racisme d’Evola, donc, est essentiellement
spirituel : il fait des qualités de conscience, de caractère
et d’action, ainsi que du mode de vivre la spiritualité, son
propre discriminant .
Comme nous le verrons par la suite, cette élaboration anthropologique,
restée dans l’ensemble incomplète, est cohérente
si elle vaut comme orientation, mais elle n’est pas à prendre
en considération dans sa totalité étant donné
qu’en voulant retrouver des correspondances entre les deux derniers
degrés et le premier (ou bien entre âme-esprit et le corps),
à savoir en arrivant au racisme pur et simple, elle recourt subrepticement
au déterminisme biologique dont elle avait préliminairement
nié la validité. La mise au point d’Evola lui-même,
au sujet du racisme de second degré est importante : […] Toutes
les qualités, même si c’est dans une mesure diverse, sont
présentes dans les diverses races : mais en chacune de celles-ci
elles prennent des significations et des « fonctionnalités »
différentes. Ainsi, par exemple, on ne soutiendra pas qu’une
race ait pour caractéristique l’héroïsme et une
autre, au contraire, l’esprit mercantile. On rencontre, dans chaque
race, des hommes avec des dispositions héroïques ou mercantiles.
Mais étant donné que de telles dispositions sont présentes
en lui, l’homme d’une race donnée les manifestera d’une
manière conforme à cette même race, en se distinguant
donc de l’homme d’une autre race, qui dans l’exercice de
ces mêmes activités ou dans le déploiement de ces mêmes
qualités, suivra un « style » différent.
[…]
Une diversité énorme par rapport
au racisme tout court
! (En français dans le texte, ndt). Un
racisme généralisant, celui-ci, qui veut tel peuple fainéant
et tire-au-flanc, et tel autre actif et productif, tel autre encore farceur
et désinhibé (ceux-ci en effet sont bien des préjudices
à l’état pur…). Comme on peut le remarquer dans la citation
ci-dessus, Evola reconnaît, à l’inverse, à chaque
individu et à chaque race la capacité de manifester, phénoménalement
et phénotypiquement, telle ou telle caractéristique, laquelle
prend cependant un valence différente, prééminente ou
marginale, selon le type d’homme ou de groupe ethnique dans lesquels
elle est exprimée, une valence qui dérive du « style »
et de la « modalité » de l’expression
susdite, qui tournent autour de matrices invariables. Comme le dit justement
Giovanni Monastra: pour Evola, sur le plan psychologique, les races individuelles
ne se caractérisent pas tant dans la possession de dons spécifiques,
mais dans l’expression de manière variée de certains
traits du comportement, à savoir en manifestant des styles différents.
Ainsi fidélité et héroïsme n’appartiennent
pas à une race en particulier, mais à toutes : plutôt
ces qualités s’extériorisent-elles selon des modes divers,
par exemple entre nordiques et méditerranéens. Nous sommes
donc ici bien loin de tout exclusivisme des qualités, si chère
à beaucoup de racistes. « Selon l’antique enseignement
de la Tradition écrit Evola l’âme n’est
pas simplement ce qu’estime la psychologie moderne, à savoir
un ensemble de phénomènes et d’activités subjectives,
se déroulant sur une base physiologique ; pour cet enseignement,
l’âme est, au contraire, une sorte d’entité en soi ;
… elle a sa propre exigence, ses forces réelles, ses lois, une hérédité
à elle, distincte de celle purement physico-biologique ».
Donc « deux lignes distinctes d’hérédité
existent, l’une du corps et l’autre de l’âme ».
Clairement, le lecteur et le savant positiviste ou matérialiste secoueront
la tête face à cette construction théorique compliquée.
Il est évident, en effet, que qui ne partage pas les idées
de base du système évolien en entier, ne puisse que réfuter
ses élucidations spéculatives. Des idées de base que
nous avons déjà exposées dans le paragraphe 5 :
Qu’est-ce que la Tradition ?
dans la précision sur le « différencialisme » :
inégalité naturelle des êtres humains, une inégalité
ne dérivant pas des acquisitions empiriques, de l’environnement
extérieur, mais d’une disposition naturelle de l’être,
vis-à-vis de laquelle il peut y avoir une variation dans la manifestation
phénoménale sur laquelle agissent effectivement des agents
extérieurs, qui pourtant ne déterminent pas l’essence
de l’individu, mais peuvent seulement en conditionner les développements
et les possibilités de manifestation d’un noyau préexistant
au donné expérimental. ( Repetitia
iuvant… ) C’est pourquoi il est important
de souligner la manière dont naît de cette doctrine une idée
de la race qui s’oppose in toto
à la modernité et donc au Mythe du progrès : aucune
correspondance, et même une dénégation tranchante, au
« préjugé de la race blanche », qui avait
fait rage depuis les temps des conquistadores : en de telles époques,
l’argument fondamental que soutint le sentiment de supériorité
fut la superstition évolutionniste, l’idée que la science
matérielle et la technique, accompagnées d’une paire
de mythes creux humanitario-sociaux, étaient le dernier mot de l’histoire
du monde et conféraient à ses représentants principaux,
à savoir à la population blanche, le droit à la domination
mondiale comme fondement d’un travail universel de « civilisation »
[…] Sur une telle base, les conquistadores manifestèrent une incompréhension
absolue pour tout ce qu’ils rencontrèrent et se crurent en droit
de défouler tout leur instinct et toute leur violence [Pour l’excuse
de laquelle, certains invoquent parfois la destruction de centres de Magie
noire bien difficile à prouver... ndt] […] Autre est l’idée
de fond du racisme évolien qui, en vertu de son antimodernisme redécouvre
les civilisations « archaïques », « sauvages »
et fait du style caractériel et comportemental et de la modalité
de se placer vis-à-vis du transcendant, le critère pour la
hiérarchisation des races. Face à une telle articulation, s’effondre
l’inutile, et non-fondée, antithèse entre Orient et Occident :
sans en arriver pourtant à l’apologie orientaliste de René
Guénon, mais en conformité avec la discriminante spirituelle
de « son-racisme » non raciste au sens physique
le philosophe voit dans l’adhésion à la Tradition
l’unique mètre-étalon. Ce n’est pas par hasard
qu’il exprime des jugements positifs et légitimants, par exemple,
au sujet des traditions qui se réfèrent aux peuples arabes
[sauveurs de l’âme de conscience, si on lit bien Steiner... ndt],
chinois, et indigènes d’Amérique, que l’occidental
positiviste et darwiniste aurait marqués comme « inférieurs ».
Nous ajouterons, en reprenant les paroles de Giovanni Monastra : Evola
poursuivait principalement une révolution spirituelle radicale, une
métamorphose des consciences. La race, étant une « potentialité »,
une « énergie formatrice », elle se lie à
l’aspect actif, dynamique, créatif de l’homme. Evola épousait
un antidéterminisme décidé qui se traduisait soit dans
le refus de la conception mécaniste de l’homme, d’empreinte
héréditaire ou environnementaliste, soit dans le rejet du progressisme,
entendu comme une conception linéaire de l’histoire, optimistement
fataliste, toujours veinée d’un horizontalisme radical. Pour
Evola, la doctrine de la race démolit l’illusion d’un
progrès continu de l’humanité, un concept abstrait et
fictif, et il la remplace par une vision agoniste et polémologique,
basée sur la lutte, l’élévation et le déclin
éventuel des races. Et ici, nous pourrions trouver des références
également chez des auteurs éloignés de toute idée
de type « discriminatoire », par exemple, le sociologue
polonais Ludwig Gumplowicz (1838-1909), dont le système théorique,
organiquement antiprogressiste, se réfère carrément
aux idées et aux intuitions d’un érudit arabe, le Tunisien
Ibn Khaldùn (1332-1406). Chez Evola, cette lutte éternelle,
cyclique, ne s’avère pourtant pas achevée en soi, elle
ne revêt pas les apparences d’une marche majestueusement naturaliste,
mais s’avère plutôt ouverte au transcendant, à
son influence d’ordre supernaturaliste, en s’écartant
ainsi de toute conception positiviste plus ou moins influencée par
le darwinisme. En définitive, à la réduction de l’histoire
à un sujet unique, l’humanité, et à un destin
unique, le progrès, est opposée une conception plurielle, animée
de protagonistes irréductibles les uns aux autres, à savoir
les grandes races, et ayant des résultats variés et différents,
tout autre que prévisibles et escomptés : ce qui signifie
que l’on peut s’attendre soit à une issue vers la réalisation
de civilisations supérieures, soit à une issue vers la barbarie
et le chaos. Cela peut paraître aujourd’hui partageable par beaucoup,
au-delà de l’option « raciste », mais
cela ne l’a pas été longtemps dans le passé, quand
le Mythe du Progrès constituait l’arrière-fond dur de
toute conception de l’histoire à caractère majoritaire
[…] La grande « révolution spirituelle » est
une conséquence nécessaire de la mise au point faite dans la
sous-section précédente, au sujet du « gène »
et du « phénotype », ou bien de la potentialité
et de l’effectibilité. L’appartenance à la race,
donc le fait de porter en soi le « gène » [attention
ici! au sens évolien du terme, ndt], n’est pas une garantie
de la manifestation des caractères typiques de l’ethnie à
laquelle on appartient : ce qui est présent comme gène,
peut très bien rester non-manifesté dans le phénotype
un expérience contingente parce que sur lui agit l’environnement
extérieur et le caractère subjectif de l’individu singulier.
Le philosophe stigmatise en effet : « L’hérédité
raciale peut […] se comparer à un patrimoine recueilli des ancêtres
et transmis à la descendance. Il n’y a pas de déterminisme,
parce qu’à la descendance et à l’intérieur
de certaines limites, il est concédé une liberté d’usage
à l’égard d’un tel patrimoine : on peut l’assumer,
le potentialiser, en tirer le rendement maximal de diverses façons,
comme on peut, au contraire, le dissiper et le détruire. À
partir de ce qu’une hérédité, aussi bien spirituelle
que biologique, lui a transmis potentiellement, l’individu peut donc,
en fidélité à la race et à sa tradition, retirer
les forces pour atteindre une perfection personnelle et pour valoir comme
une parfaite incarnation de l’idéal de toute une lignée ;
ou bien, il peut contaminer cet héritage, il peut le dissiper ».
On en arrive donc à une véritable révolution spirituelle
sur le front raciste, qui semble contredire le racisme lui-même: une
telle révolution se trouve dans le fait d’attribuer une importance
fondamentale au rôle des choix de chacun. Quand Evola dit qu’à
la descendance, à l’intérieur de certaines limites, est
concédée une liberté d’usage à l’égard
d’un tel patrimoine, cela démolit le préjugé raciste
que l’appartenance ethnique en elle-même et par elle-même
soit garante de la manifestation phénotypique « de race »:
une importance fondamentale est donc à attribuer à la subjectivité
de chacun, qui en concomitance des facteurs extérieurs, peut affirmer
la possession de certaines qualités, tout comme les « renier »
par des actions et des comportements qui ne sont pas « conformes »
à son patrimoine. On dira: mais une telle « subjectivité,
si elle coïncide avec le caractère de la personne, n’est-elle
pas, elle aussi, héréditaire? Évidemment oui, mais une
telle hérédité ne veut pas dire égalité
parfaite avec le parent ou l’ancêtre. Tout comme les feuilles
et les fruits, qu’un arbre produit, répondent tous à
un dénominateur commun mais ne sont certainement pas identiques entre
eux, ainsi en va-t-il qu’entre ancêtres et descendance il existe
un rapport de ressemblance et une communauté de base, mais les individus
ne sont certainement pas égaux (autrement un fils, par exemple, serait
un clone du parent!). Incroyablement hétérodoxe par rapport
au racisme communément dit, cette vision responsabilisante de l’homme
s’avère parfaitement insérée dans le lit de la
Tradition et est tendue à un réveil de conscience de la lignée,
presque similairement au nietzschéen « Regardons-nous bien
en face : nous sommes des hyperboréens ». Elle représente
une composante positive de l’anthropologie
évolienne partageable aussi par les antiracistes
. La conscience de race, en effet, loin d’être réduite
à la xénophobie et à la « peur du différent »,
est la conscience de la grandeur et de la valeur des ancêtres, mais
surtout c’est une exhortation à reprendre l’éthique,
les coutumes, et le style des ancêtres eux-mêmes évidemment
en les actualisant et en les rendant adhérents au contexte dans lequel
on se trouve. Comme on pourra le remarquer en rapprochant cela avec le paragraphe
Le Traditionalisme Intégral
, il existe d’innombrables analogies avec la doctrine des castes. On
peut même bien dire que le concept de race peut être considéré
comme une « supra-caste ». C’est justement pour
cela que si la race est sur la même longueur d’onde que la caste,
le principe discriminatoire doit toujours être la qualité et,
à cause de cela, Evola se montra très critique et âprement
polémique avec les sommets allemands du Troisième Reich
eu égard à la fameuse «
Blutsdemokratisierung » ou à
la démocratisation du sang. Inacceptable, pour lui, l’idée
de l’aryanisme (compris comme un rappel racial et spirituel aux
Arii ) pût être monopolisé par
un racisme petit-nationaliste d’un seul peuple, et qu’à
partir de cela, il découlât comme conséquence nécessaire
que tous les appartenants à la « nation » fussent
porteurs et possesseurs de la conscience et des valeurs aristocratiques.
Contradiction irrémédiable, comme l’explique bien Francesco
Germinario dans son essai: « Evola anticipait ici des critiques
et des objections qui auraient caractérisé ses positions devant
le nazisme pendant diverses années. Ente temps, la conviction de
Rosenberg s’avérait insoutenable d’une primauté
de « l’aryen » liée à ces idéologies
pangermaniques, « lesquelles ont fait discrètement leur
temps ». L’aryanisme était à comprendre comme
un « mythe universel », une « typicité
idéale », plutôt qu’en tant qu’idée
« géographiquement conditionnable ». Les souches
germaniques devaient être considérées comme une articulation
de cultures aryenne qui comprenaient également l’Inde, l’Iran,
la Grèce polythéiste [le moyen-âge hellénique]
et la Rome Antique. [...] En identifiant le concept de race avec celui de
nation, on obtient le résultat horrible que « la plèbe
se fait Race »; les foules confuses des déclassés
et des enragés
arrivent à se décorer du titre d’Aryens. [...] Reconnaître
à tous les individus l’appartenance à la race au travers
du Sang, signifiait reconnaître supérieures des qualités
raciales également à ces individus qui, étrangers par
éducation et comportement aux castes supérieures, étaient
cooptés de manière égalitaire parmi elles, au nom, précisément,
du fait biologique non-modifiable. En somme, le déterminisme biologique
ne laissait plus d’espace au principe aryen de la liberté, en
empêchant que l’appartenance à l’aristocratie devînt
un choix conscient de l’individu. Le racisme, repensé par la
biologie, parvenait à une forme de démocratisation des qualités
supérieures du Sang, obtenue au moyen de l’extension mécanique
des qualités différenciées des aristocraties à
tous ceux que le Sang aurait cooptés dans l’univers, jusqu’alors
sélectif et restreint, de l’aryanité ». [...]
L’identification entre Volk
(peuple) et Race annulait la spécificité des aristocraties,
et inaugurait une situation historique dans laquelle le même racisme
de principe suprême de différenciation des individus, devenait
un principe de nivellement [...] Evola même, le confirme de manière
catégorique: il s’agit de prévenir toute interprétation
démocratique et collectiviste du concept de race. [...] Cela conduit
fatalement à démocratiser et donc à affaiblir la notion
même de race, en renversant au contraire l’instance plus profonde
du racisme qui est... aristocratique et qualitative. [Race, dans le monde
traditionnel, ne fut jamais peuple [...] S’il y avait quelque chose
que la démocratie et le rationalisme n’avaient pas encore pu
ruiner, c’était le privilège du sang, de la race au sens
supérieur... À présent, au point où l’on
identifie la race au peuple, ce bastion ultime est aussi éliminé
en principe: le concept de race, de sang, est démocratisé.
Ces positions ne pouvaient que conduire comme cela se vérifia
ponctuellement à une divergence remarquable avec les représentants
du sommet national-socialiste, qui se faisaient les réalisateurs pour
le coup de cette inconcevable (et contradictoire à cause du principe
même sur lequel on se fondait) démocratisation du sang. Avec
cette situation, Germinario a raison d’écrire que pour Evola,
« Rosenberg et Hitler étaient les exécuteurs ultimes
des programmes politiques de Rousseau et Robespierre, le
SA les dignes héritiers des plèbes
sans-culottes », bien sûr en identifiant dans cette « hérédité »
la communauté de prétention « démocratisatrice »
(en référence à la race): si le nazisme pouvait aller
bien à Evola, cela devait se produire parce qu’il était
une expression et une reprise de la Tradition Unique, parce qu’il s’opposait
au monde moderne, à la culture bourgeoise, parce qu’il en appelait
aux valeurs sacrales et guerrières comme celles des Aryens. Les corollaires
de populisme, xénophobie et fanatisme, qui caractérisèrent
par la suite le Troisième Reich dans sa pratique politique, ne pouvaient,
au contraire, qu’éveiller un sentiment du dégoût
et de nausée chez l’aristocrate philosophe. En dernière
analyse, il peut s’avérer opportun de bien expliquer le sens
de la fameuse « prophylaxie raciale ». La défense
du métis et l’isolement des éléments dans lesquels
la race est déjà entamée sont les éléments
principaux du racisme prophylactique et constituent l’objet des mesures
de la soi-disant « hygiène raciale », laquelle
a d’évidentes et intimes relations avec la démographie
en général. Sinon que notre racisme va plus loin, il entend
promouvoir une action non seulement négative, à savoir de défense,
mais aussi positive, ce qui veut dire de renforcement et de sélection
intérieure. [...] La tâche fondamentale est la formation d’un
instinct, le raffinement d’une sensibilité. Il s’agit,
ici, de cette question délicate qui est le choix conjugal aussi à
l’égard de personnes du même peuple. Le thème de
sélection est l’unique domaine dans lequel de la théorie
on peut passer à la pratique et on peut agir positivement, afin que
la race des futures générations d’une nation, donc d’une
nation en général, se purifie graduellement, s’élève,
s’approche toujours plus du type du noyau supérieur, ou « superrace »,
présente dans ces gens. La prophylaxie raciale, en parfaite cohérence
avec le positionnement traditionaliste d’Evola, a un domaine d’action
sur le plan métaphysique et spirituel, et un sur le plan physico-matériel;
le premier est même à considérer comme un avant-poste
du second, les deux domaines étant étroitement connectés.
La fait que la « race » comprise par Evola soit avant
tout un concept « suprabiologique » (au-delà
du donné corporel et physique) ne veut pas dire qu’il soit antibiologique.
La réalité physique est une phénomène de la réalité
métaphysique, tout comme la manifestation est un phénomène
du principe transcendant. Ce qui fait du racisme d’Evola, au-delà
des élaborations conceptuelles, aussi un racisme physique, (c’est-à-dire
un racisme dans l’acception régulière du terme) est dû
au premier degré, et donc justement à la manifestation d’un
ethos commun chez des individus de caractéristiques somatiques communes.
Si la race n’était comprise que comme une idée métaphysique,
elle ne trouverait pas de pendant dans les souches ethniques: la manifestation
de qualités et de caractéristiques spirituelles concernerait
les hommes indépendamment de leur race physique. Au contraire, le
sang et le corps étant des transpositions matériels du principe
spirituel, les capacités psychiques et les aptitudes spirituelles
se déversent dans la race physique. C’est pour cela que la prophylaxie
raciale est à s’entendre autant dans le sens physique que surtout
dans le sens spirituel. L’exhortation d’Evola est celle de maintenir
un détachement aristocratique à l’égard de ces
éléments qui peuvent saper les bases sur lesquelles se fonde
l’éthique, le style, la conception de la vie et de l’État
d’une grande civilisation. Et le mélange d’éléments
différents, au niveau physique, peut mener aux mêmes conséquences
désagrégeantes qu’une influence seulement de type moral:
si chez des êtres appartenant à diverses races physiques, diverses
aptitudes sont congénitales, le croisement peut amener un mélange
des éléments spirituels. Dans la Rome Antique, ce qui distinguait
originellement les patriciens et les plébéiens était
l’appartenance à une gens
, ou bien un groupe parental élargi descendant d’un ancêtre
commun. Entre les groupes nobiliaires, à savoir les aristocrates,
et la plèbe, les mariages mixtes étaient interdits. La
Lex Canuleia de 445 av. J.-C., qui prévoit
la régularité des mariages mixte, représenta un premier
grand moment de clivage dont les répercussions se manifestèrent
jusqu’au déclin de la cité capitoline: la plèbe
enrichie se mit à faire partie des patriciens et son intégration
donna vie à une nouvelle classe: la nobilitas
, que seront les Sénateurs, de l’époque républicaine
comme de l’époque impériale, et le patrimoine déterminera
l’appartenance à la classe. La prophylaxie raciale entend éviter
des mélanges désagrégeants pour l’aristocratie
de l’esprit: il est significatif qu’Evola parle de ceci comme
de l’unique domaine dans lequel on peut passer de la théorie
à la pratique, ou encore du plan de la spéculation à
celui du racisme effectif. Donc aucun vandalisme, aucunes agressions aux
« extracommunautaires », aucun racisme « moderne »,
mais le sens de la nécessité de distinction, préservation
et exclusion. On n’est pas en train de chercher à « affiner »
le racisme de Julius Evola, qui est pour de vrai un racisme, simplement,
on veut faire comprendre comment, si éthiquement il n’est pas
distant de celui moderne, dans les faits, il n’est pas apparenté
avec lui. on aurait de la peine à découvrir un substrat conceptuel
« spiritualisé » derrière la xénophobie
moderne!
En résumant brièvement, ces caractères portants du
racisme évolien:
1.
Trois degrés de la doctrine de la race (corps-âme-esprit),
le premier correspondant aux caractéristiques somatiques, le second
aux dispositions caractérielles et aux styles de la personnalité,
le troisième à la façon de vivre et de se placer par
rapport à la transcendance. La correspondance de ces trois degrés
« légitime » son racisme; 2. Un critère
spirituel pour hiérarchiser les races: non pas celui de la science,
de la technique, de l’évolution ou de la culture, comme autant
d’instruments d’affirmation d’une « supériorité »,
mais le positionnement métaphysique comme élément discriminant;
3. Importance décisive
des choix individuels de l’homme, donc au second degré (style
et comportement dans la vie ordinaire). L’homme subjectivement, peut
respecter, développer ou pas, le patrimoine que lui ont transmis les
ancêtres, et en ceci l’environnement peut conditionner la manifestation
phénotypique du « gène » (refus du déterminisme);
4. Opposition totale
à la démocratisation du sang, ou encore à l’équivalence
race = peuple, à la concession pour tous les hommes d’un peuple
donné de la qualité « d’hommes de race »,
comme si celle-ci était un concept nationaliste concernant les éléments
de la nation. Pour Evola, des couches inférieures (spirituellement)
de la société d’une race A ne sont absolument pas meilleures
que les élites d’une race B; 5. Nécessité d’une
« prophylaxie raciale » qui est à entendre,
encore une fois, dans un sens d’abord spirituel plutôt que matériel,
une nécessité donc de se sauvegarder des influences d’habitude,
de comportement et de spiritualité d’une autre ethnie, prophylaxie
physique aussi, toutefois, vu que le sang est une transposition matérielle
réelle de l’Esprit.
Quatrième sous-section: l’antisémitisme
évolien - Juif historique et hébraïcité
Dans la classification des races caucaso-indoeuropéennes,
Evola s’en tient à l’anthropologie de son temps, en particulier
celle de Gunther et Lenz, et les subdivise en six groupes raciaux: nordiques,
méditerranéens, dalmatiques, falisques, alpins et baltico-orientaux,
présents dans une mesure diverse chez les peuples de l’Europe
actuelle, mélangés à des composantes non aryennes. Par
rapport à de telles composantes non-aryennes, sa perspective raciste
s’oriente de manière décisive par rapport à l’élément
hébraïque. L’antisémitisme de Julius Evola, comme
nous aurons l’occasion de le voir, se distingue de celui catholique
et aussi de l’antisémitisme de gauche, tout en ne partageant
pas peu de points communs. Historiquement, les catholiques antisémites
ont manifesté leur hostilité en la fondant sur des motifs purement
religieux (motif fondant le déicide), par quoi dans leur discrimination,
le Juif est contrarié pour le culte qu’il professe, et non pour
la race à laquelle il appartient (intolérance religieuse).
L’antisémitisme de gauche a, à l’inverse, des tonalités
fortement sociales, et prend racine dans la critique du capitalisme et de
la société bourgeoise, dont le Juif a été considéré
comme le représentant. Evola partage certains de ces motifs d’hostilité
à l’égard des Juifs, mais en partant d’une perspective
opposée: un perspective de droite, dont les paramètres sont
bien différents de ceux de celui qui observe depuis la société
communiste. Il est fondamental de faire une distinction qui est à
la base de l’antisémitisme évolien: à savoir de
distinguer le Juif historique de l’Hébraïcité. Par
Juif historique, on entend la population hébraïque précisément
historiquement entendue, selon tout ce qu’elle a fait, opéré
et réalisé. L’Hébraïcité est, à
l’inverse, à comprendre, selon les paroles du même Evola,
comme une tendance de l’esprit, à savoir comme une catégorie
« mentale », une manière de se connecter à
la réalité, une vision de la vie et des rapports humains. Dans
le très intéressant essai Hébraïcité
et Judaïsme (Éditions de Ar), le spécialiste
Claudio Mutti souligne très bien le sens de « l’Hébraïcité »
du jargon évolien, un sens déjà exprimé par Otto
Weininger, ou encore celui d’une « tendance de l’esprit »,
une constitution psychique, laquelle représente pour tout homme une
possibilité et qui n’a eu sa réalisation la plus grandiose
que dans le judaïsme historique. Il faut donc considérer l’hébraïcité
comme une sorte « d’idée platonicienne »
qui, en tant que telle, a précédé « l’histoire »
même du peuple hébreu et n’a déterminé que
quelques phases de sa vie (souligné par nous). Chez les Hébreux,
se sont manifestées, historiquement, de manière constante des
caractéristiques, des physiologies, des aptitudes typiques, qui ne
sont pas toutefois une prérogative « exclusive »
des Juifs historiquement entendus, mais qui se sont affirmées et déversées
en eux avec une très grande régularité, tout en n’ayant
pas épargné de toute manière des individus et des peuples
racialement non juifs. Il est encore une fois fondamental de mettre les points
que les « i » [et « les queues sous les
« q » », ndt]: Julius Evola ne se laissa
jamais aller aux préjugés d’antisémitisme, si
en vogue à son époque ,qui traînaient depuis des siècles;
le mythe du « complot hébraïque », de l’identification
des Juifs avec le Mal absolu, ou la simpliste équivalence entre Juif
et usurier, lui semblèrent toujours de très banales généralisations
et des irrationalismes superficiels propre au radicalisme raciste. Le démontrent,
de manière non équivoque, ses écrits et ses prises de
position: « Nous, nous ne croyons justement pas du tout [...]
que sans les Juifs les peuples se trouveraient dans une espèce de
paix perpétuelle, ni ne croyons pas non plus qu’un tel idéal
soit désirable et conforme aux meilleures vocations de l’âme
« aryenne ». Dans La civilisation
occidentale et l’intelligence hébraïque
, Evola soutient la nécessité de « ne pas s’abandonner
à des manifestations de haine antisémite ». Où
se greffe, donc, l’antisémitisme évolien? Et sur quelle
fondement? Le point névralgique de la question est le suivant: le
Judaïsme, en tant que « catégorie mentale »,
est un produit de la Modernité et il se déverse dans cette
dernière. l’antisémitisme d’Evola ne donne donc
pas libre cours aux haines irrationnelles, mais c’est un moyen pour
faire obstacle à la Modernité. Le philosophe traditionaliste
n’a jamais eu en horreur le monde juif tout
court (en français dans le texte, ndt);
au contraire, en lui, il a reconnu des valeurs spirituelles de caractère
décidément traditionnel. Il écrit dans
Trois aspects du problème juif : « Dans
l’Ancien Testament sont présents des éléments
et des symboles de valeur métaphysique et donc, universelle [...] »
Il existe donc, d’un point de vue religioso-métaphysique et
aussi strictement doctrinal, des composantes de validité indiscutée
reconnues par Evola lui-même dans le judaïsme primordial et « royal »:
la royauté représente l’un des points pivot du Traditionalisme
(voyez le paragraphe sur le Traditionalisme intégral
). Dans la tradition hébraïque biblique, c’est Melchisédech
à bénir le premier Patriarche Abraham une figure
comme Melchisédech, justement, qu’analogiquement on retrouve
dans la tradition égyptienne avec le « Fils de Râ »,
qui symbolise la nature primordiale de l’homme, le « Seigneur
Universel » (la fonction royale qu’incarne, sur le plan
temporel, la Divinité ce sont les premiers rudiments de théocratie
qui trouveront une affirmation dans le même Christianisme de « droit
divin », avec les monarchies européennes médiévales);
Evola en fait explicitement référence dans le chapitre
Le symbolisme polaire. Le Seigneur de paix et justice
, dans Révolte contre le monde moderne
, ou sont comparées des analogies entre éléments de
localisations géographiques variées mais de contenu symbolique
similaire: le Cakravarti hindou (« Celui qui fait tourner la roue »),
les zigourrats assyro-babyloniennes comme représentations architectoniques
de l’ordre hiérarchique présidé par le souverain
iranien, ou le titre d’Imperator pacificus (qui reprend la notion de
Pax Romana et Augusta) et la figure précisément de Melchisédech
qui se réfère à le judaïsme. Le mythe de Jacob
révèle le symbole de « l’échelle »,
qui sera assumé en Occident au travers de la religion mithriaque (très
haute expression traditionnelle dont l’empereur Julien fut un servant).
La figure de Moïse, le « Sauvé des Eaux »
représente au contraire un lien entre les initiations égypto-babyloniennes
et le judaïsme, un lien reconnu par le spécialiste hébreu,
A. Eban, qui dans son Histoire du peuple juif
(Milan, 1973) écrit: « La magie égyptienne et babylonienne
peut encore être reconnue dans l’histoire des serpents transformés
en verges, d’un buisson qui « brûlait et pourtant
jamais ne se consumait » et des « fléaux produits
par enchantement ». Dans l’époque des Juges, la tradition
hébraïque donne vie à la figure du « Voyant »,
qui s’institutionnalise par la monarchie et trouve son accomplissement
dans la personne de Salomon, (de l’hébreu
Salem , « Paix »; qui est,
entre autre, le nom de la résidence symbolique du même Melchisédech),
le roi à qui Evola fait référence dans le chapitre de
Révolte , mentionné
plus haut. Comme nous l’avons donc vu, dans la tradition hébraïque
primordiale, sont présents des éléments symboliques
et doctrinaux affins aux autres expressions de la Tradition. Où est
donc le judaïsme qui rompt le lien avec la Tradition jusqu’à
devenir antitraditionnel et donc une composante essentielle de la Modernité?
Evola identifie cette rupture spirituelle dans la substitution de la figure
du « Voyant » par celle du « Prophète »;
le même René Guénon, dans son célèbre
Le règne de la quantité et les signes
des temps parlera d’un « nomadisme
dévié », en référence à le
Judaïsme conséquent avec la destruction du Temple et intrinsèquement
antitraditionnel. Claudio Mutti, dans le déjà cité
Hébraïcité et Judaïsme
(essai dans lequel ont été en grande partie puisées
les notions symbolico-religieuses évoquées ci-dessus) analyse
en profondeur le judaïsme au travers de l’optique évolienne,
en en déployant les conséquences et les implications doctrinaires.
Le spécialiste fait coïncider la crise de le judaïsme primordial
avec la désagrégation politique comprise entre 721 et 586 av.
J.-C., respectivement la chute du Royaume Septentrional et la chute du Royaume
de Judée. C’est historiquement dans cette phase que le judaïsme
décline dans un sens antitraditionnel et que se manifeste le phénomène
du prophétisme. Mutti analyse la question, précisément
en référence à l’antisémitisme évolien,
et donc aux catégories de « Races de l’Esprit »
de la sous-section précédente pour indiquer des corrélations
structurales entre le judaïsme et la notion d’hébraïcité.
Cherchons à mieux comprendre au travers de ses propres paroles: « Dans
le composé hébraïque peuvent être retrouvées
des traces de divers types spirituels: depuis celui démétéro-lunaire
à celui tellurique, de celui dionysiaque à celui aphroditique.
C’est à l’esprit lunaire que doit être attribuée
la tendance à instaurer, avec la réalité divine, une
rapport principalement sacerdotal, tout comme typiquement lunaire est le
caractère dualiste de la religiosité hébraïque
[Steiner dit que Yahvé est un Elohim qui s’est volontairement
placé dans la sphère lunaire pour guider le peuple élu,
devant accueillir le Dieu solaire; ndt]. À l’élément
tellurique doit à l’inverse être attribuée la propension,
qui s’est souvent manifestée auprès des Hébreux,
pour un matérialisme épais et corpulent, comme si souvent il
s’extériorise à l’imagination hébraïque.
Dionysiaque est au contraire le besoin de « rédemption »
de la chair; dionysiaque est le mysticisme confus qui servira de base au
prophétisme; dionysiaque est l’idée du « mourir
et ressusciter » qui se réalisera dans la déviation
chrétienne. Sous le règne de l’aphroditisme, enfin, se
tient cette prédisposition à la sensualité qui contribua
certainement à exaspérer l’antithèse entre « esprit »
et « matière », caractéristique du judaïsme
et de son sous-produit chrétien. [...] De la composante désertique
provient, chez l’Hébreu, cet instinct de nomade qui le porta
à inoculer dans les diverses cultures le virus de l’internationalisme
[...] Tels sont les références aux Races de l’Esprit:
le peuple hébreu ne fut jamais une réalité raciale compacte,
en elle convergèrent des souches amorrhéennes, cananéennes,
araméenne, hittites, phéniciennes, philistines et beaucoup
d’autres encore, tout comme les éléments mythiques, religieux
et doctrinaux du judaïsme présentent des analogies et des dérivations
provenant de diverses communautés. Mutti encore: « Outre
cela, chez le Juif de la Diaspora nous trouvons présents, à
un niveau dégradé et sécularisé, certains motifs
de la Loi Antique, le premier parmi tous, celui du « peuple élu ».
Ce thème, qui avait été contenu dans le judaïsme
antique, en bien ou en mal, dans le cadre organique d’une tradition,
subit un processus de matérialisation donnant lieu à un racisme
intransigeant et à un ressentiment démesuré à
l’égard des non-juifs. En exaspérant l’antique
motif de l’élection d’Israël, et en lui conférant
un poids anormal, cela contribua indubitablement à la destruction
de l’État Juif et, successivement, au triomphe de la secte chrétienne:
la fin politique des Hébreux, leur dispersion, leur condamnation,
en tant que peuple déicide, firent déclencher, comme une idée
de compensation et une espérance de revanche, la théorie d’Israël
comme peuple destiné au commandement universel. La volonté
de domination mondaine, produite et justifiée par la laïcisation
du thème biblique du choix d’Israël comme « peuple
de Dieu », se lia à un désir effréné
de richesse matérielle et à une propension prononcée
pour le marché ». Telle est l’examen attentif sur
l’histoire du judaïsme et sur sa transition à partir d’une
doctrine traditionnelle à un véhicule de transmission de la
modernité. Il ne faut pourtant pas oublier que cette théorisation
originale va bien au-delà comme toujours, du fait ethnique
biologiquement entendu: « l’hébraïcité »,
en reprenant le concept déjà exprimé par Otto Weininger,
est à comprendre comme une « possibilité mentale »,
comme une sorte de forma mentis
, d’aptitude particulière et de caractérisation de l’homme
qui a distingué le juif historique du phénomène du prophétisme
ensuite. Et quels sont les chefs d’accusation qu’Evola avance
à charge de cette forma mentis
? Le mysticisme intrinsèque du pathos, l’intolérance
religieuse des « esclaves de Dieu », le messianisme,
le sens de la « faute » et de « l’expiation »,
le mercantilisme de l’existence. Sur le rapport entre Juifs et économie,
il faudrait écrire un livre à part. Et il n’est que trop
connu que les lieux communs ont toujours réalisé d’une
manière simpliste l’équation: juif = usurier, stéréotypes
qui résistent également dans le langage quand le terme « juif »
est utilisé dans un sens méprisant, pour indiquer un certain
type de rapport, presque morbide, avec l’argent, et une aptitude particulière
au commerce. Naturellement, il s’agit comme c’est évident
de préjugés à l’état pur, qui tendent
à généraliser un type de notion de manière totalisante
et acritique sur la vague d’irrationalité et de manichéisme.
Mais qu’est-ce que généraliser? Cela veut dire donner
lieu à des argumentations souvent fausses sur la base d’une
réalité effective, mais mystifiée, gonflée, justement
généralisée. Mais existe-t-il un lien entre le monde
hébraïque et une certaine vision de l’économie?
Karl Marx écrivait dans La question juive
: « Le Juif s’est vraiment émancipé parce
que l’argent, par lui, est devenu un instrument de puissance mondiale,
et l’esprit pratique des Juifs est devenu l’esprit des peuples
chrétiens; les Juifs se sont émancipés dans la mesure
où les Chrétiens sont devenus juifs (souligné par nous)
[...] Le Dieu des Juifs s’est mondanisé, il est devenu un Dieu
mondain. La lettre de change est le dieu réel des Juifs. La nationalité
chimérique des Juifs est la nationalité du commerçant,
de l’homme d’argent [...] Quel est le fondement du judaïsme?
Le besoin pratique, l’égoïsme. Quel est son dieu mondain?
L’Argent [...] La vraie essence des Juifs s’est réalisée
dans la société bourgeoise ». Mais Marx ne fut pas
le seul à voir dans la mentalité hébraïque un gène
[attention, au sens évolien du terme, ndt] essentiel de la société
bourgeoise du capitalisme. Un grand sociologue et économiste, Werner
Sombart, accusé de se baser sur des postulats anthropologiques qui
attribuaient aux Juifs des prérogatives raciales naturelles, entrevoit
ce même lien, qui n’échappa nullement à Marx, entre
la mentalité des Juifs et l’éthique mercantile. Proprement
un Juif, Bentwich, affirme cette thèse quand il écrit dans
son Les Juifs à notre époque
(Florence, 1963) qu’est évidente la constatation de « l’inclination
naturelle au commerce, qui donna progressivement un caractère particulier
au développement économique du peuple hébraïque ».
Que l’on pense à David Ricardo, l’économiste père
du capitalisme, un Juif. Que l’on pense aux Rotschild, propriétaires
juifs de l’ère communarde, ou aux célébrissimes
Rockfeller, que l’on pense au banquier Warburg. Une analyse du rapport
entre Juifs et marché, avec des affirmations évidentes, même
si elles sont parfois contradictoires, de tout ce qui est observé
plus haut, peut se retrouver dans des essais Pour
une interprétation matérialiste de la question hébraïque
, dans L. Poliakov, dans son Histoire de l’antisémitisme
(Florence, 1974, Vol. I, p. XX) ou du livre
Le marxisme et la question juive de A. Leon.
L’histoire du peuple juif est pleine de ghéttoïsations.
Dans la Rome Antique, par exemple, dont ils furent expulsés en 141
av. J.-C., puis par Tibère qui, comme le dit Svetorino, estimait la
communauté hébraïque « indigne de rester dans
les murs de l’
Urbe
», ensuite par Claude qui, en 49 chassa les Juifs d’Alexandrie.
Ou encore, parmi les vicissitudes historiques de ce peuple, le décret
d’Isabelle de Castille, qui en expulsa vingt mille d’Espagne
en 1492. Tout comme sont restés dans l’histoire les
pogroms de la Russie tsariste. Il faudrait un
autre endroit pour étudier à fond et au cas par cas
les causes et les effets dans l’histoire de l’antisémitisme
qui est un phénomène d’origine extrêmement ancienne,
qui a trouvé une culmination dans le national-socialisme et qui existe
encore aujourd’hui, en étant fomenté par l’affaire
israélo-palestinienne. Evola ne conçut jamais intellectuellement
le Juif comme l’hypostase du Mal absolu, comme l’infatigable
fomenteur de complots, comme quelque chose de négatif à extirper
du monde (tout ce qui a été rapporté plus haut le démontre),
ce fut un grand ami du Juif Tristan Tzara, il eut une grande admiration pour
le Juif Michelstadter. De la même façon, cependant, il reconnut
qu’il était également simpliste et acritiquement absolutoire
de considérer chaque épisode de méfiance et d’hostilité
antijudaïque comme prétexte à une tentative de faire des
Juifs les boucs émissaires (une vision, celle-ci, très « victimisante »
et qui est encore en vogue aujourd’hui). Giovanni Monastra écrit
à ce propos: « Tout en voyant dans le Juif complètement
sécularisé un vecteur du matérialisme, de l’économisme
et du rationalisme modernes, Evola ne
le considère jamais
comme la cause première de la décadence, mais seulement comme
un élément, lui aussi en dernière analyse, victime d’un
processus de dissolution ample et global, à savoir un instrument aveugle
et souvent inconscient. Selon Evola, dans le cas des actes hébraïques
dans le monde moderne, il faut penser à une « substance
qui manifeste une action négative par sa nature même, c’est-à-dire
sans proprement le vouloir, comme au feu brûler lui est propre... loin
de référer au peuple juif la direction consciente d’un
plan mondial, selon le mythe antisémite trop fantasque, nous tendons
à voir, un certain instinct juif d’humilier, de dégrader
et de dissoudre la force qui, dans certains moments historiques, a été
utilisée pour la réalisation d’une trame bien plus vaste,
dont les fils ultimes, à ce qu’il nous paraît, rétrocèdent
par delà les événements et également par delà
du plan où ils sont en jeu, les énergies simplement ethniques ».
L’hébraïcité fait partie du judaïsme dans une
mesure « quintessentisée », à savoir
comme un élément particulier et caractérisant, mais
il est nécessaire de souligner que justement parce qu’il s’avère
être une possibilité de l’âme, une tendance de l’esprit,
une façon de comprendre, de penser et de vivre, il n’a pas été
l’élément caractérisant des seuls Juifs, mais
aussi de celui qui juif ne l’était pas racialement, tout comme
tous les Juifs ne firent pas partie de l’hébraïcité.
Pour reprendre encore une fois Claudio Mutti: « ...le point de
départ à établir n’est pas l’essence du
Juif historique, mais l’essence suprahistorique de l’hébraïcité,
laquelle, comme on l’a vu, s’est en effet réfléchie
de la façon principale et la plus évidente, dans le Juif, mais
n’a pas épargné en se servant souvent mais pas
toujours, du véhicule hébraïque comme moyen d’infection
l’homme européen et, étant donnée la quasi
totale européanisation du monde, l’homme non juif en général ».
L’antisémitisme évolien ne s’adresse donc pas tant
contre le judaïsme que contre l’hébraïcité:
ou bien, de sa part, c’est une avertissement supplémentaire
pour reprendre l’idée traditionnelle dans son ensemble et pour
résister aux coups durs de la modernité dont la mentalité
hébraïque est une partie intégrante, quoique non pas d’une
manière osmotique, mais partielle. Giovanni Monastra a donc raison
de dire que ce type d’antisémitisme défendu par le Baron
Julius Evola ne souhaite pas de mesures violentes et coercitives, mais une
restauration spirituelle qui s’immunise de cet individualisme, de cet
égoïsme utilitariste teinté d’amour pour le pouvoir,
de cet économisme et de ce caractère moderne particulier au
monde hébraïque. L’antisémitisme, donc, se configure
une arme, un moyen avec lequel combattre la modernité, un moyen qui
n’a de sens que s’il est réinséré dans un
contexte de restauration et de remise en vigueur des valeurs d’un monde
historique pré-sécularisé, un monde dans lequel la dimension
transcendante se fait le présupposé indispensable de la vie
humaine et contingente. Le judaïsme n’
a pas produit la Modernité,
il n’y a pas de simplification du genre: juif = subversion; il est
coparticipant au Moderne en tant qu’élément souvent décisif
dans l’affirmation du rationalisme, du probabilisme, du relativisme,
de l’éthique « mercantile », du mécanicisme.
C’est l’un des facteurs qui ont contribué à la
désagrégation de l’ethos traditionnel, et non l’ennemi
à abattre. En tout cas, c’est l’hébraïcité,
à savoir la notion d’aptitudes de l’Esprit, à rompre
le caractère transcendant des doctrines traditionnelles dans le domaine
religieux, tout comme le caractère désintéressé
et « héroïque » en faveur de l’utilitarisme
et de l’économisme, à être un facteur antithétique
par rapport aux idées traditionalistes. « Ce que l’on
doit vraiment combattre, n’est pas tant le Juif authentique, mais bien
plus une forma mentis
que, si l’on veut, on peut appeler analogiquement hébraïque,
mais qui ne cesse pas pour autant d’être présente même
là où il ne serait même pas possible de trouver une goutte
de sang sémite » ( Trois aspects
du problème hébraïque Éditions
de Ar).
Cinquième sous-section: conclusions
Francesco Germinario écrit: « Savoir
au travers de tels parcours et par quels moyens l’Esprit pût
transmettre au sang la supériorité des valeurs à
savoir: savoir comment la réalité métaphysique pût
trouver une vérification dans la dimension naturaliste et biologique
était un problème irrésolu par le penseur évolien ».
Le racisme théorisé par le philosophe romain, qui dans ses
développements conceptuels s’avère très linéaire
et cohérent, rencontre l’impossibilité de trouver une
conclusion effective au moment où il faut clarifier l’aspect
le plus important de cette doctrine, comme le relève Germinario: de
quelle façon la réalité métaphysique se trouve-t-elle
en connexion avec celle physique? Le présupposé de base du
racisme d’Evola, qui comme observé dans les sous-sections
précédentes à cause de ceci ne se heurta pas
peu aux racistes « ordinaires », se trouve dans le
refus du déterminisme, à savoir du mathématisme des
rapports cause-effet, de la racine uniquement biologique du concept d’ethnie,
du « simplificationisme » typique à tous les
racismes à considérer dans une certaine mesure l’homme
comme « prédestiné » selon son appartenance.
Tant qu’Evola s’en fût tenu à parler métaphoriquement
de races, en entendant par elles des catégories ontologiques qui exprimaient
des différenciations sur le plan spirituel (qui transcendent donc
la simple notion d’intelligence biologique), toutes ces précisions
et explications, que nous avons tenté d’exposer dans les sous-sections
précédentes, n’auraient pas été nécessaires.
Dans un tel cas, il aurait peut-être été suffisant de
rapporter tout ce qu’il écrit dans son
Orientations pour une éducation raciale
: « Il existe des êtres vulgaires et il existe des êtres
de race ». De quelque classe sociale qu’ils soient, les
seconds constituent une aristocratie. En eux vit encore un héritage
lointain et mystérieux qui remonte à des siècles. Dans
ce cas, justement, la catégorie ontologique serait absolument transversale
aux caractéristiques physiques et raciales des individus, elle serait
« fortuite » et signalerait une diversité entre
les individus singuliers, une diversité sur laquelle l’environnement
et l’expérience empirique agissent en fonction de « possibilités
de développement » tandis que c’est à un
quid pluralis inné, à conférer,
par delà la simple dotation cérébrale, une « supériorité »
en terme d’éthique, de courage, de capacités, d’attitudes
( voir le paragraphe 5: « Qu’est-ce
que la Tradition? »). Mais Evola, pour
pouvoir parler d’un véritable racisme, doit faire correspondre
dans une certaine mesure cette qualité transcendante avec la race
physique. Les termes dans lesquels cette correspondance a lieu ne sont jamais
clairement définis et cette limite constitue une
impasse [en français dans le texte, ndt]
qui n’a pas été surmontée dans la théorisation
du racisme de l’Esprit. Nombreuses sont les contradictions, qui ont
émergé déjà des sous-sections précédentes.
Evola se proclame antidéterministe, mais tombe inévitablement
dans une forme de fatalisme quand il attribue, tout en argumentant, une diversité
innée, héréditaire et non-modifiable entre race et race.
Il se montre avisé quand il parle d’une importance déterminante
des choix de l’individu singulier, s’agissant de se conformer
ou non à son héritage raciale, tout comme il affirme qu’il
est impossible de définir cette race mercantile, celle guerrière
et cette autre ascétique, les composantes de toutes les races étant,
de manière diverse, mercantiles, ascétiques ou de vocation
guerrière. Evola dit clairement que l’on peut appartenir à
une race donnée dans le corps, mais pas dans l’âme et
inversement. Et si c’est la composante spirituelle la déterminante,
comment fait-on pour définir l’appartenance raciale dans le
cas où (très souvent) cette divergence se vérifie? En
revenant à l’antisémitisme, nous remarquons ce qu’observe
Giovanni Monastra: « Qu’est-ce qui empêcherait un
Juif, une fois qu’il s’est « éveillé » à
sa nature plus profonde, de se réintégrer dans une dimension
de valeurs supérieures, en transcendant l’aspect négatif,
qu’il n’a adopté que par suite d’un processus historique
dévié? Même dans la vision évolienne particulière,
tout cela reste une possibilité ouverte pour le Juif moderne. Encore
une fois, il n’y a pas de déterminisme. Et en faisant collaborer
au journal Régime Fascista
un israélite de rang comme Wolfskehl, du cercle de Stéphane
George, Evola démontra, de fait, l’existence d’une pareille
possibilité. La déresponsabilisation, donc, exerçait
un double rôle: d’une part, en accord avec une histoire cosmique
ayant un racine métaphysique, il déplaçait le niveau
de « certains » choix et de « certaines »
« tendances » sur un plan transcendantal, superhumain,
étant donnée l’amplitude du phénomène antitraditionnel,
en le posant, donc, aussi au-delà des mêmes « races
de l’esprit »; d’autre part, il mettait en évidence
le rôle plus de victimes que de « bourreaux »
assumé par les Juifs dans l’histoire, en refusant l’idéologie
criminalisante « guerreoccultiste ». Un racisme qui
fasse des distinctions, qui permette à un appartenant à la
race donnée de se démontrer étranger à l’ethos
de cette même race, n’est plus un racisme... étant donné
que la composante essentielle de tout racisme, c’est la généralisation,
la mise en corps des individus sous l’égide d’un groupe
qui détermine « conséquent-sciemment »
(ndt) le comportement des individus eux-mêmes. Dans quelle mesure les
actions des races sont-elles le résultat de sédimentations
historiques, de processus en devenir, et dans quelle mesure le sont-elles
de qualités métaphysiques? Le discours du « gène »
et du « phénotype » (voir la seconde sous-section
« Le sens de la race
») est certainement réaliste et digne de foi, mais ne
résout pas pleinement l’affaire et n’explique pas comment
l’on puisse être, dans le même temps, antidéterministe
et attribuer un caractère unitaire et déterminant à
la race, quand bien même avec des marges de « choix »
laissées à l’individu singulier. Le philosophe romain
s’est intéressé et a étudié des cultures
de tous les types, comme celle hindouiste, celle islamique, celle tribale-panthéiste,
mais parfois il s’est positionné par rapport aux traditions
étrangères au monde occidental antique (païen et catholico-médiéval)
avec des tonalités presque méprisantes. Il a écrit une
oeuvre au titre « La doctrine du réveil
», entièrement consacrée au Bouddhisme, et innombrables
ont été ses examens minutieux sur le Zen et sur ce type de
spiritualité, considérée par lui comme de très
haut rang, mais dans ses écrits sur le racisme, il a parlé
« d’Orient » et de « races jaunes »
de manière très peu généreuse. Il a été
fasciné par tous types de cultures archaïques, en en dévoilant
les contenus intérieurs, mais parfois il a parlé de « nègres »
comme d’hommes inférieurs ( et cela, que l’on fasse bien
attention, sans céder absolument
à la logique évolutionniste et progressiste celle laïque
et démocratique, pour nous entendre, de l’Amérique et
de l’Europe d’aujourd’hui mais toujours d’un
point de vue « obscurantiste », réactionnaire
et médiévalisant). De quelle façon faut-il se placer
face à ce racisme de l’Esprit, ambigu, contradictoire, mais
séduisant? Probablement qu’Evola fut aussi, comme tous, un homme
de son temps, et bien que la tentative de s’élever à
une dimension métahistorique fut obtempérée par lui
avec une persévérance impressionnante, en devant combattre
contre une réalité qu’il n’acceptait pas, qu’il
ne partageait pas et dans laquelle il lui était impossible de se reconnaître
(le monde moderne) il fit naître des réponses parfois excessives
ou, pire, instrumentalisées par des logiques, celles du racisme
tout court , qui lui était étrangères.
Dans la mesure ou racisme rime avec traditionalisme, il est concevable pour
Evola, d’avoir un système théorico-ethnologique sur ces
bases: racisme comme récupération d’identité,
de l’expression traditionnelle propre à un noyau communautaire
donné, comme discriminant, tendue à tirer le meilleur possible
de tout homme et de toute race. C’est pour cela qu’en définitive,
l’aspect le plus intéressant et valable (d’un point de
vue traditionnel outre qu’éthique) de cette partition de la
pensée évolienne le racisme de l’Esprit justement
est celui qu’on peut rencontrer dans ses écrits plus
équilibrés, comme dans l’article paru dans la revue «
L’État » en juillet 1936.
Dans lequel, face au problème de la suprématie de la race blanche,
il critique fortement l’occidentalisme des conquistadores qui continue
à vivre dans la pensée de tant d’Européens, il
explique comment la superstition technico-scientifique de se considérer
« supérieurs », sur la base du niveau d’évolution
technologique, est une aberration de la modernité, face à laquelle
le point de départ c’est de refuser d’identifier l’Occident
avec cette civilisation à base de capitalisme, libéralisme
et scientisme par une retour aux origines spirituelles plus vraies: pour
ce motif, la Vérité Métaphysique étant une, mais
multiples les formes qui la représentent symboliquement, et pour l’atteindre,
l’unique critère vraiment traditionnel est celui de se conformer
ou pas à la vraie Tradition. Et c’est pour cette raison que
la race blanche, tout comme tout autre peuple ou race, ne peut se révéler
supérieure ou inférieure qu’en fonction de cette Tradition
même.
Bibliographie consultée: En particulier, je dois signaler
trois oeuvres: l’essai Race du Sang, Race de l’Esprit.
Julius Evola, l’antisémitisme et le national-socialisme
(Francesco Germinario, ed. Bollato Boringhieri); puis Judaïsme et
Hébraïcité (Claudio Mutti, ed. Ar) et l’Oeuvre
de Julius Evola, entre les séductions du racisme et la recherche d’une
anthropologie aristocratique durant le fascisme de Giovanni Monastra
trois parmi les meilleurs écrits sur le sujet, qui ont été
très importants dans la composition de ce paragraphe et auxquels je
renvoie pour un approfondissement probablement nécessaire de la question,
vue l’extrême complexité de celui-ci. Les autres ouvrages
utilisés: de Julius Evola: Philosophie, éthique et mystique
du racisme (ed. Sentinella d’Italia); Orientations pour une
éducation raciale ( ed; Ar); Les races et le mythe des origines
de Rome (ed. Sentinella d’Italia); Trois aspects du problème
juif (ed. Ar); Révolte contre le monde moderne (ed. Mediterranee);
et de René Guénon: Le Règne de la Quantité
et les Signes des Temps (ed. Adelphi).
Dario Citati
Source générale de la présente étude:
http://www.filosofico.net/evola