Pour le centième anniversaire de la parution d'un essai anthroposophique
L'égoïsme en philosophie
C'est justement parce qu'il y a tant de choses que
Rudolf Steiner a écrites avant le tournant du siècle - et cet
essai en forme un exemple saillant - qui ne semblent pas tolérables,
aux yeux de tant de gens, par rapport à l'Anthroposophie, que cela
vaut la peine de l'examiner de plus près.
Dès le début, Steiner évoque
deux cheminements, par lesquels l'être humain se confronte à
la nature. - Dans le premier, il cherche à subordonner sa propre
volonté et existence au cours extérieur des événements.
Dans le second, il détermine l'objectif et la direction de sa volonté
à partir de lui-même... -, pour ensuite saisir plus rigoureusement
le premier cheminement des deux et faire sans tarder distinctement comprendre
qu'il est en train de décrire la voie empruntée par l'homme
religieux. Ce dernier laisse (...) venir à lui les créations
de son esprit, comme un événement du monde extérieur,
par exemple le vent et le temps. (...) Il transfère donc ces propres
créations dans le monde extérieur et laisse la nature être
dominée par elles. Il ne connaît donc que le monde extérieur.
Car son propre monde intérieur, il le déplace vers l'extérieur.
Il n'est pas étonnant si, pour lui, son propre soi devient un élément
subordonné à ce monde extérieur.
Celui qui est d'avis que tout est dit ainsi, se trompe.
Il avance encore plus précisément: On peut chercher autant
qu'on veut: des hommes qui se croient gouvernés par des dieux, il
en existe sans nombre; mais de ceux pour qui tout jugement sur la tête
des dieux, quant à savoir ce qui peut plaire ou déplaire à
ses dieux, n'a pas objectivement lieu d'être, il n'en existe pas. L'homme
religieux ne se permet pas de s'ériger contre le Seigneur du monde;
Mais il détermine bien les penchants de l'empereur du monde de son
propre chef. Il suffit d'observer ces natures sensibles à la religiosité
et on découvrira que mon affirmation est fondée.
Suit une brève, mais ponctuellement rigoureuse, esquisse de la philosophie
grecque eu égard à la naissance de la conscience individuelle
(ou conscience du Je, N.D.T.) et à la position, suivant laquelle l'erreur
qu'on vient de désigner, a amené assurément une correction
depuis longtemps. Naturellement il existe toujours des revers. Et c'est
l'aspect remarquable de l'évolution de l'homme de déployer
ses forces en combattant pour l'existence et le développement de ces
forces, mais de ne pas être capable depuis longtemps de reconnaître
ces forces comme étant les siennes propres.
Que Steiner ait pu aussi écrire dans un style
ironique, c'est ce qui s'avère quelque peu évident dans les
endroits où Platon surgit dans son texte, car l'un des plus grands
philosophes de tous les temps a amené cette grande tromperie de l'homme
sur lui-même dans un système audacieux et mirobolant. Tout
au long des deux pages et demie qui suivent, Steiner expédie en toute
rigueur le célèbre précurseur des temps modernes, comme
si celui-ci avait raté ce thème dans un devoir de classe:
Tout ce que Platon croit exister dans l'au-delà,
sous la forme d'un monde d'idées, c'est le monde idéel humain.
Extirper le contenu de l'esprit humain en dehors de l'être humain,
et se le représenter comme un monde en soi (qu'on fasse attention
au choix du mot! - F.H.), comme un monde supérieur et vrai situé
dans l'au-delà, telle est la philosophie de Platon. - La chose est
entendue.
Mais - et cela Steiner le concède à l'Ancêtre - Platon
a sans cesse agi de manière féconde dans tous les domaines
de la vie - jusqu'au jour d'aujourd'hui. La plus grande majorité
des hommes d'aujourd'hui ressentent le rapport de l'esprit humain au monde,
de la même façon que Platon. Steiner sûrement pas. Il
jette un regard quelque peu fâché sur cette majorité
qui, ne pouvait [savoir] commencer quelque chose à partir d'un
contenu spirituel, que si elle pensait ce contenu existant en dehors de l'être
humain, comme divin ou n'importe quelle autre entité supérieure:
ordre naturel nécessaire, ordre universel moral - et à la manière
dont l'homme caractérise d'ordinaire ce qu'il a lui-même produit.
Celui qui a conservé une fois encore l'assurance qu'il est réellement
question d'un texte écrit par Rudolf Steiner doit à présent
faire preuve d'encore plus de courage, car il y a bien mieux:
3 Il suffit seulement de dire à l'être humain: Tu ne tires
pas tes opinions et idées de toi-même, mais d'un dieu qui te
les a révélées; alors il se réconcilie avec lui-même.
Et s'il se défait de la croyance en un dieu, que met-il alors à
la place: l'ordre naturel des choses, les lois éternelles. Qu'il ne
puisse trouver ce dieu, ces lois naturelles nulle part dans le monde extérieur,
qu'il doive bien davantage d'abord les ajouter au monde en les créant,
s'il veut qu'elles y soient: ca, il ne veut pas l'admettre tout d'abord."
Steiner s'en tire bien mieux déjà avec les Stoïciens
qu'avec les penseurs grecs de Thalès à Aristote et - on est
surpris de l'entendre - avec les Épicuriens. Ces derniers n'aspirent
tout à fait explicitement à la connaissance que si celle-ci
est capable de leur ménager, ici et maintenant, n'importe quel avantage.
Pourtant - ou même absolument
Le néoplatonisme marque finalement la fin de la tragédie grecque,
et je note un soulagement dans la formulation de Steiner à ce sujet:
Dans cette conception, les cheminements idéels, qui forment le contenu
de la philosophie grecque, ont trouvé un achèvement. Elles
se décrivent comme le désir ardent de l'homme à reconnaître
sa propre nature comme étrangère, à la contempler et
à l'adorer.
Ce soulagement ne dure en tout cas pas longtemps. Car en vérité,
le cours des chose aurait dû aboutir à la découverte
de l'égoïsme à la suite de ce néoplatonisme. Steiner
est d'accord là-dessus, tout à fait comme je le pense moi-même:
...l'homme aurait dû reconnaître cette entité étrangère
comme la sienne, comme sa propre entité: l'entité la plus haute
qui existe dans le monde donné à l'homme, c'est le Je individuel,
dont l'essence fait son apparition au plus profond de la personnalité."
Au lieu de cela - c'est le Christianisme qui apparut. Et ce Christianisme
se proposa d'illustrer ce que la philosophie grecque avait exprimé,
pour ainsi dire, au moyen de représentations palpables . (...)
Et cette forme enfantine de se rendre étranger à soi , pris
une influence des plus prépondérantes pour des siècles,
dans le développement des idées philosophiques. L'enseignement
chrétien s'étendit comme un brouillard sur la lumière
d'où aurait dû émaner la propre connaissance de l'être.
On le remarque nettement: Steiner est amer. C'est la raison pour laquelle
il mentionne la scolastique qui s'était proposée comme mission
de mettre en oeuvre toutes les facultés de l'esprit humain pour
apporter la preuve que le contenu de cet esprit (l'esprit humain, donc, N.D.T.)
n'est pas
C'est à tour de bras que Steiner remercie
les Copernic, Kepler, Galilée et Verulam, d'avoir contribué
à sortir de l'état de paralysie provoqué par le Christianisme
dans lequel était tombée l'évolution de la pensée
de l'humanité: Libre et non prévenu, telles sont les caractères
du regard désormais posé sur la réalité. Et
le Je individuel fait également partie de ces choses réelles
.
Dans les cheminements de connaissance de Jacob Böhme
et René Descartes, Steiner voit un
commencement accompli dans la bonne
direction. L'un - selon l'auteur désespéré - s'est aperçu
que dans l'espace universel il n'y a place nulle part pour le ciel et en
est donc devenu mystique; L'autre a reconnu la force des habitudes du penser
et s'est prononcé pour le doute et recommander de l'exercer justement
sur celles-ci.
Mais - dommage, c'est encore trop tôt - tous deux reprennent bientôt
de nouveau les sentiers battus. La connaissance de Jacob Böhme, c'est
l'enfermement intérieur . Mais ce qui vient à sa rencontre
dans cet intérieur, ce n'est pas le Je de l'être humain, mais
de nouveau encore seulement le Dieu-Christ.
Et Descartes? Qui a au moins pris son point de départ dans le penser,
et au moyen de ce dernier a constaté qu'il est un Je:
Spinoza, c'est pareillement le désappointement. Pour celui-ci, le
Je humain n'est qu'un maillon dans un système de nécessités
naturelles. Dieu a reçu un nouveau nom. Rien de plus. Steiner ne peut
pas plus gagner à sa cause John Locke, quoiqu'il lui soit reconnaissant
d'avoir introduit le concept d'expérience. Et Hume, qui fait naître
le monde de l'accoutumance, laisse simplement Steiner sur sa faim.
Enfin, la première éclaircie: George
Berkeley. Dans la pensée de Berkeley, le Je parvient à une
vie universelle . À dire vrai, Berkeley fait de nouveau entrer Dieu
par la porte de derrière - en tant que théologien et évêque,
il pouvait à peine faire autrement - mais non d'une manière
particulièrement convaincante; Il n'osait pas s'avancer aussi loin.
Et Steiner peut donc expliquer, soulagé et reconnaissant: Ce philosophe
nous montre une chose. Celui qui s'enfonce réellement dans l'essence
du Je créateur, n'en ressort pas avec une entité extérieur,
à moins qu'il n'agisse d'une manière violente. Et Berkeley
avance avec violence.
Après une brève incursion dans la monade
de Leibniz, dont les inconvénients et les avantages sont mis en balance,
Steiner frappe à la porte de ce penseur que nous connaissons déjà
comme son ennemi intime dans La
Philosophie de la Liberté
: Emmanuel Kant. Ça a dû être un amour vache de Steiner,
car il s'arrête plus longuement, et les formulations élégantes
lui réussissent réellement: Au point où, pour toute
croyance en un au-delà, [la connaissance de soi] commençait
à devenir vraiment pensable, elle tomba sur Kant. (...) Un homme aussi
pieux et croyant que Kant pouvait redouter qu'une progression sur ce chemin
aboutît à la dissolution de toute croyance. Sur la base de son
profond sentiment religieux, cela devait donc lui apparaître comme
un malheur imminent pour l'humanité. Et résumant: De ce
royaume, dont aucun savoir ne nous parvient, retentit sur nous la voix despotique
de l'impératif catégorique, qui exige de nous le devoir de
faire le bien.
Fichte et son Je absolu, fait l'effet d'un cordial pour l'âme de Steiner
et une reconnaissance de son esprit. Il pardonne aussi de préférence
à Fichte d'avoir par la suite réduit de nouveau le Je absolu
en un dieu extérieur; Il se comporte d'une façon analogue avec
Schelling:
3 De même que Fichte, Schelling s'écarte de nouveau d'une
connaissance de soi limpide et cherche à la faire dériver d'une
chose émanant du soi, puis d'autres entités. Les enseignements
ultérieurs de ces deux penseurs sont des rechutes dans des conceptions
qu'ils avaient déjà surmontées à des périodes
antérieures de leurs existences. Arrivés à cet endroit
il est grand temps de nous poser la question: nous voyons-nous forcés
de dire la même chose de Rudolf Steiner, eu égard à son
activité ultérieure, explicitement anthroposophique?
Entre temps, Steiner a poursuivi son incursion dans
l'histoire de l'égoïsme et en est arrivé à Hegel.
Il aurait été, à vrai dire, parfaitement d'accord avec
Hegel, si ce dernier était parti non pas de
l'idée du Je, mais bien du Je
lui-même. Comme il ne l'a pas fait, Steiner constate: C'est le pouvoir
absolu et arbitraire de l'esprit sur le porteur de cet esprit qu'exige Hegel
. Mais, bienveillant, il note aussi: L'idée universelle de Hegel,
c'est le Je humain, et l'enseignement de Hegel le reconnaît expressément,
selon cet enseignement, l'homme parvient au sommet de la culture afin de
ressentir sa pleine identité avec le Je universel. Que par la suite,
Hegel ait reporté dans l'avenir cette identification du Je en la situant
- jusqu'à un certain point - dans un état puissant et dans
d'autres institutions, devant encore appeler à la raison le Je humain
"individuel", encore tout petit, Steiner peut à peine le
concevoir: C'est un reste singulier de l'ancienne croyance en Dieu et en
l'au-delà, qui surgit encore ici chez Hegel . Mais soit! L'évolution
de la conscience procède lentement, mais elle progresse à coup
sûr.
L'égoïste
Après avoir brièvement et amicalement
mentionné encore une fois son duelliste et grand philosophe de l'inconscient,
Édouard von Hartmann ( qui agit encore vigoureusement parmi nous
), Steiner achève son essai avec Nietzsche, le dernier des individualistes
farouches. Nietzsche a poétiquement expliqué son type idéal
d'homme dans son Zarathoustra
. Il le désigne comme le surhomme
. Selon Nietzsche, cet idéal a déjà assez souvent
existé, mais par chance, comme une exception, jamais comme
voulu .
Le surhomme de Nietzsche - selon Steiner - est
un homme libéré de toutes les normes, qui n'est plus l'image
de Dieu, l'entité qui plaît à Dieu, le bon citoyen, et
ainsi de suite, mais lui-même et qui ne veut être rien d'autre
que lui-même, l'égoïste pur et absolu.
Jusqu'à quel point Rudolf Steiner a été
un égoïste absolu et l'est resté au cours de sa vie et
jusqu'à quel point l'Anthroposophie ne contredit pas cette position,
mais lui donne un contenu, c'est ce qu'on montrera dans la suite de cette
contribution.
Info3 , 1/2000
(Traduction Daniel Kmiécik)