Pour le centième anniversaire de la parution d'un essai anthroposophique

L'égoïsme en philosophie

Félix Hau

En 1899 a paru un exposé de Rudolf Steiner dans le cadre d'un recueil intitulé L'égoïsme . On lui avait demandé de traiter ce thème en réalisant une contribution philosophico-historique et il s'était acquitté de ce travail d'une manière qui, aujourd'hui encore, s'avère très stimulante. Son article parut dans un livre intitulé L'égoïsme en Philosophie . Steiner a souligné à plusieurs reprises par la suite qu'il s'agissait là d'un titre de circonstance; En vérité il aurait été préférable de faire paraître sa contribution avec le titre L'individualisme dans la philosophie. Je ne peux pas lui donner entièrement raison et je trouve que ce qu'il avait à dire ne décrit pas seulement l'évolution de l'égoïsme dans l'histoire, mais c'est aussi l'expression éclatante de sa réalisation.

C'est justement parce qu'il y a tant de choses que Rudolf Steiner a écrites avant le tournant du siècle - et cet essai en forme un exemple saillant - qui ne semblent pas tolérables, aux yeux de tant de gens, par rapport à l'Anthroposophie, que cela vaut la peine de l'examiner de plus près.

Les natures sensibles au religieux

Dès le début, Steiner évoque deux cheminements, par lesquels l'être humain se confronte à la nature. - “ Dans le premier, il cherche à subordonner sa propre volonté et existence au cours extérieur des événements. Dans le second, il détermine l'objectif et la direction de sa volonté à partir de lui-même... ” -, pour ensuite saisir plus rigoureusement le premier cheminement des deux et faire sans tarder distinctement comprendre qu'il est en train de décrire la voie empruntée par l'homme religieux. Ce dernier “ laisse (...) venir à lui les créations de son esprit, comme un événement du monde extérieur, par exemple le vent et le temps. (...) Il transfère donc ces propres créations dans le monde extérieur et laisse la nature être dominée par elles. Il ne connaît donc que le monde extérieur. Car son propre monde intérieur, il le déplace vers l'extérieur. Il n'est pas étonnant si, pour lui, son propre soi devient un élément subordonné à ce monde extérieur. ”

Celui qui est d'avis que tout est dit ainsi, se trompe. Il avance encore plus précisément: “ On peut chercher autant qu'on veut: des hommes qui se croient gouvernés par des dieux, il en existe sans nombre; mais de ceux pour qui tout jugement sur la tête des dieux, quant à savoir ce qui peut plaire ou déplaire à ses dieux, n'a pas objectivement lieu d'être, il n'en existe pas. L'homme religieux ne se permet pas de s'ériger contre le Seigneur du monde; Mais il détermine bien les penchants de l'empereur du monde de son propre chef. Il suffit d'observer ces natures sensibles à la religiosité et on découvrira que mon affirmation est fondée. ”

Suit une brève, mais ponctuellement rigoureuse, esquisse de la philosophie grecque eu égard à la naissance de la conscience individuelle (ou conscience du Je, N.D.T.) et à la position, suivant laquelle l'erreur qu'on vient de désigner, a amené assurément une correction depuis longtemps. Naturellement il existe toujours des revers. Et “ c'est l'aspect remarquable de l'évolution de l'homme de déployer ses forces en combattant pour l'existence et le développement de ces forces, mais de ne pas être capable depuis longtemps de reconnaître ces forces comme étant les siennes propres. ”

La naissance de la conscience du Je - l'Antiquité grecque

Que Steiner ait pu aussi écrire dans un style ironique, c'est ce qui s'avère quelque peu évident dans les endroits où Platon surgit dans son texte, car “ l'un des plus grands philosophes de tous les temps a amené cette grande tromperie de l'homme sur lui-même dans un système audacieux et mirobolant. ” Tout au long des deux pages et demie qui suivent, Steiner expédie en toute rigueur le célèbre précurseur des temps modernes, comme si celui-ci avait raté ce thème dans un devoir de classe:

“ Tout ce que Platon croit exister dans l'au-delà, sous la forme d'un monde d'idées, c'est le monde idéel humain. Extirper le contenu de l'esprit humain en dehors de l'être humain, et se le représenter comme un monde en soi (qu'on fasse attention au choix du mot! - F.H.), comme un monde supérieur et vrai situé dans l'au-delà, telle est la philosophie de Platon. ” - La chose est entendue.

Mais - et cela Steiner le concède à l'Ancêtre - Platon a sans cesse agi de manière féconde dans tous les domaines de la vie - jusqu'au jour d'aujourd'hui. “ La plus grande majorité des hommes d'aujourd'hui ressentent le rapport de l'esprit humain au monde, de la même façon que Platon. ” Steiner sûrement pas. Il jette un regard quelque peu fâché sur cette majorité qui, “ ne pouvait [savoir] commencer quelque chose à partir d'un contenu spirituel, que si elle pensait ce contenu existant en dehors de l'être humain, comme divin ou n'importe quelle autre entité supérieure: ordre naturel nécessaire, ordre universel moral - et à la manière dont l'homme caractérise d'ordinaire ce qu'il a lui-même produit.

Celui qui a conservé une fois encore l'assurance qu'il est réellement question d'un texte écrit par Rudolf Steiner doit à présent faire preuve d'encore plus de courage, car il y a bien mieux:

“3 Il suffit seulement de dire à l'être humain: Tu ne tires pas tes opinions et idées de toi-même, mais d'un dieu qui te les a révélées; alors il se réconcilie avec lui-même. Et s'il se défait de la croyance en un dieu, que met-il alors à la place: l'ordre naturel des choses, les lois éternelles. Qu'il ne puisse trouver ce dieu, ces lois naturelles nulle part dans le monde extérieur, qu'il doive bien davantage d'abord les ajouter au monde en les créant, s'il veut qu'elles y soient: ca, il ne veut pas l'admettre tout d'abord."

Steiner s'en tire bien mieux déjà avec les Stoïciens qu'avec les penseurs grecs de Thalès à Aristote et - on est surpris de l'entendre - avec les Épicuriens. Ces derniers n'aspirent tout à fait explicitement à la connaissance que si celle-ci est capable de leur ménager, ici et maintenant, n'importe quel avantage. Pourtant - ou même absolument à cause de cela? -: “ Dans les conceptions des Stoïciens et des Épicuriens, passe une conscience de soi plus élevée que dans celles des anciens penseurs grecs. ” Et même les Sceptiques sont plus avancés que Platon et Aristote ensemble, quoique Steiner s'accroche avec eux, qui n'avaient certes pas commis la sottise de créer d'abord un dieu, et de s'y subordonner ensuite, mais qui ont fait subir un puissant revers à la confiance que l'homme avait acquise en lui-même et dans son penser.

Le néoplatonisme marque finalement la fin de la tragédie grecque, et je note un soulagement dans la formulation de Steiner à ce sujet: “ Dans cette conception, les cheminements idéels, qui forment le contenu de la philosophie grecque, ont trouvé un achèvement. Elles se décrivent comme le désir ardent de l'homme à reconnaître sa propre nature comme étrangère, à la contempler et à l'adorer. ”

Ce soulagement ne dure en tout cas pas longtemps. Car en vérité, le cours des chose aurait dû aboutir à la découverte de l'égoïsme à la suite de ce néoplatonisme. Steiner est d'accord là-dessus, tout à fait comme je le pense moi-même: “ ...l'homme aurait dû reconnaître cette entité étrangère comme la sienne, comme sa propre entité: l'entité la plus haute qui existe dans le monde donné à l'homme, c'est le Je individuel, dont l'essence fait son apparition au plus profond de la personnalité."

Au lieu de cela - c'est le Christianisme qui apparut. Et ce Christianisme “ se proposa d'illustrer ce que la philosophie grecque avait exprimé, pour ainsi dire, au moyen de représentations “ palpables ”. (...) Et cette forme enfantine de “ se rendre étranger à soi ”, pris une influence des plus prépondérantes pour des siècles, dans le développement des idées philosophiques. L'enseignement chrétien s'étendit comme un brouillard sur la lumière d'où aurait dû émaner la propre connaissance de l'être. ”

On le remarque nettement: Steiner est amer. C'est la raison pour laquelle il mentionne la scolastique qui s'était proposée comme mission de “ mettre en oeuvre toutes les facultés de l'esprit humain pour apporter la preuve que le contenu de cet esprit (l'esprit humain, donc, N.D.T.) n'est pas dans cet esprit , mais doit être recherché là où la foi chrétienne l'a transféré ”, ne serait-ce que pour faire court. “ ...Évoluer dans une direction où se trouve la connaissance du Je personnel, cela n'importe pas le moins du monde pour ce mouvement d'idées ”

Le début des Temps Modernes: doute, mystique et astronomie

C'est à tour de bras que Steiner remercie les Copernic, Kepler, Galilée et Verulam, d'avoir contribué à sortir de l'état de paralysie provoqué par le Christianisme dans lequel était tombée l'évolution de la pensée de l'humanité: Libre et non prévenu, telles sont les caractères du regard désormais posé sur la réalité. Et “ le Je individuel fait également partie de ces choses réelles ”.

Dans les cheminements de connaissance de Jacob Böhme et René Descartes, Steiner voit un commencement accompli dans la bonne direction. L'un - selon l'auteur désespéré - s'est aperçu que dans l'espace universel il n'y a place nulle part pour le ciel et en est donc devenu mystique; L'autre a reconnu la force des habitudes du penser et s'est prononcé pour le doute et recommander de l'exercer justement sur celles-ci.

Mais - dommage, c'est encore trop tôt - tous deux reprennent bientôt de nouveau les sentiers battus. La connaissance de Jacob Böhme, c'est “ l'enfermement intérieur ”. “ Mais ce qui vient à sa rencontre dans cet intérieur, ce n'est pas le Je de l'être humain, mais de nouveau encore seulement le Dieu-Christ. ”

Et Descartes? Qui a au moins pris son point de départ dans le penser, et au moyen de ce dernier a constaté qu'il est un Je: il pense et que conséquemment, il doit être aussi. Cela sonne très bien, au point que presque rien ne devrait plus aller de travers... Descartes s'explore donc lui-même en pensant, désormais en quête de toutes les représentations possibles. Et il arrive alors ceci: “ Il découvrit alors la représentation de Dieu.” Fini le rêve! Visiblement irrité, Steiner explique: “ Elle n'allait naturellement pas plus loin que la représentation du Je humain. C'est ce que Descartes ne reconnut pas. ”

Spinoza, c'est pareillement le désappointement. Pour celui-ci, le Je humain n'est qu'un maillon dans un système de nécessités naturelles. Dieu a reçu un nouveau nom. Rien de plus. Steiner ne peut pas plus gagner à sa cause John Locke, quoiqu'il lui soit reconnaissant d'avoir introduit le concept d'expérience. Et Hume, qui fait naître le monde de l'accoutumance, laisse simplement Steiner sur sa faim.

Une éclaircie et un amour vache: Berkeley et Kant

Enfin, la première éclaircie: George Berkeley. “ Dans la pensée de Berkeley, le Je parvient à une vie universelle ”. À dire vrai, Berkeley fait de nouveau entrer Dieu par la porte de derrière - en tant que théologien et évêque, il pouvait à peine faire autrement - mais non d'une manière particulièrement convaincante; Il n'osait pas s'avancer aussi loin. Et Steiner peut donc expliquer, soulagé et reconnaissant: “ Ce philosophe nous montre une chose. Celui qui s'enfonce réellement dans l'essence du Je créateur, n'en ressort pas avec une entité extérieur, à moins qu'il n'agisse d'une manière violente. Et Berkeley avance avec violence. ”

Après une brève incursion dans la monade de Leibniz, dont les inconvénients et les avantages sont mis en balance, Steiner frappe à la porte de ce penseur que nous connaissons déjà comme son ennemi intime dans La Philosophie de la Liberté : Emmanuel Kant. Ça a dû être un amour vache de Steiner, car il s'arrête plus longuement, et les formulations élégantes lui réussissent réellement: “ Au point où, pour toute croyance en un au-delà, [la connaissance de soi] commençait à devenir vraiment pensable, elle tomba sur Kant. (...) Un homme aussi pieux et croyant que Kant pouvait redouter qu'une progression sur ce chemin aboutît à la dissolution de toute croyance. Sur la base de son profond sentiment religieux, cela devait donc lui apparaître comme un malheur imminent pour l'humanité. ” Et résumant: “ De ce royaume, dont aucun savoir ne nous parvient, retentit sur nous la voix despotique de l'impératif catégorique, qui exige de nous le devoir de faire le bien. ”

Fichte et son Je absolu, fait l'effet d'un cordial pour l'âme de Steiner et une reconnaissance de son esprit. Il pardonne aussi de préférence à Fichte d'avoir par la suite réduit de nouveau le Je absolu en un dieu extérieur; Il se comporte d'une façon analogue avec Schelling:

“3 De même que Fichte, Schelling s'écarte de nouveau d'une connaissance de soi limpide et cherche à la faire dériver d'une chose émanant du soi, puis d'autres entités. Les enseignements ultérieurs de ces deux penseurs sont des rechutes dans des conceptions qu'ils avaient déjà surmontées à des périodes antérieures de leurs existences. ” Arrivés à cet endroit il est grand temps de nous poser la question: nous voyons-nous forcés de dire la même chose de Rudolf Steiner, eu égard à son activité ultérieure, explicitement anthroposophique?

La seconde partie de notre propos est consacrée à cette question.

Entre temps, Steiner a poursuivi son incursion dans l'histoire de l'égoïsme et en est arrivé à Hegel. Il aurait été, à vrai dire, parfaitement d'accord avec Hegel, si ce dernier était parti non pas de l'idée du Je, mais bien du Je lui-même. Comme il ne l'a pas fait, Steiner constate: “ C'est le pouvoir absolu et arbitraire de l'esprit sur le porteur de cet esprit qu'exige Hegel ”. Mais, bienveillant, il note aussi: “ L'idée universelle de Hegel, c'est le Je humain, et l'enseignement de Hegel le reconnaît expressément, selon cet enseignement, l'homme parvient au sommet de la culture afin de ressentir sa pleine identité avec le Je universel. ” Que par la suite, Hegel ait reporté dans l'avenir cette identification du Je en la situant - jusqu'à un certain point - dans un état puissant et dans d'autres institutions, devant encore appeler à la raison le Je humain "individuel", encore tout petit, Steiner peut à peine le concevoir: “ C'est un reste singulier de l'ancienne croyance en Dieu et en l'au-delà, qui surgit encore ici chez Hegel ”. Mais soit! L'évolution de la conscience procède lentement, mais elle progresse à coup sûr.

L'égoïste

Et avec Max Stirner est enfin apparu dans le monde un homme qui reconnaît dans le Je personnel et individuel un fondement ultime, entièrement au sens de Steiner. C'est en 1844, que paraît l'ouvrage de Stirner, encore lorgné avec défiance aujourd'hui: L'unique et sa propriété . Stirner exige du Je, de la manière la plus radicale - selon Steiner - (...) qu'il reconnaissance finalement que toutes les entités qu'il a placées au-dessus de lui, au cours des temps, ont été prises à sa propre nature et transposées dans le monde comme autant de faux dieux. Tout dieu, toute raison universelle est une image du Je, et n'a pas d'autres propriétés que celles de ce Je." Steiner laisse copieusement s'exprimer ce collègue qui partage son opinion. Il distingue certes son cheminement de celui de Stirner, mais non l'objectif, qu'ils partagent tous deux, à savoir, le contenu d'une connaissance orientée sur le Je. Le chemin de connaissance de Steiner est celui qui s'oriente sur la propre activité cognitive. Il l'a tracé en détail dans ses livres Science et Vérité et Philosophie de la Liberté - il y renvoie encore une fois ici aussi. Résumant les résultats de cette démarche, il dit: “ Dans le processus de connaissance, je tire de moi l'essence des choses. J'ai donc l'essence du monde en moi. J'ai aussi conséquemment en moi l'essence du monde. Pour tous les autres éléments du monde deux choses surgissent pour moi: un processus dépourvu de son essence et l'essence en moi. En moi, essence et processus sont identiques. Je puise en moi l'essence de tout le reste du monde et ma propre essence, je la puise aussi en moi. (...) Le Je, qui se comprend lui-même, peut se rendre dépendant de rien d'autre que de lui-même. Et personne d'autre que lui ne peut être responsable. Après ces exposés, il apparaît presque superflu de déclarer qu'avec le Je on ne peut vouloir signifier autre chose que le Je personnalisé, le Je réel de l'individu, et non pas une entité générale abstraite de ce dernier. ”

Après avoir brièvement et amicalement mentionné encore une fois son duelliste et grand philosophe de l'inconscient, Édouard von Hartmann (“ qui agit encore vigoureusement parmi nous ”), Steiner achève son essai avec Nietzsche, le dernier des individualistes farouches. “ Nietzsche a poétiquement expliqué son type idéal d'homme dans son Zarathoustra . Il le désigne comme le surhomme . ” Selon Nietzsche, “ cet idéal a déjà assez souvent existé, mais par chance, comme une exception, jamais comme voulu . ”

Le surhomme de Nietzsche - selon Steiner - “ est un homme libéré de toutes les normes, qui n'est plus l'image de Dieu, l'entité qui plaît à Dieu, le bon citoyen, et ainsi de suite, mais lui-même et qui ne veut être rien d'autre que lui-même, l'égoïste pur et absolu. ”

Jusqu'à quel point Rudolf Steiner a été un égoïste absolu et l'est resté au cours de sa vie et jusqu'à quel point l'Anthroposophie ne contredit pas cette position, mais lui donne un contenu, c'est ce qu'on montrera dans la suite de cette contribution.

Info3 , 1/2000

(Traduction Daniel Kmiécik)


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