Rudolf Steiner (1899)
L'égoïsme
en philosophie (I)
Si l'être humain n'était
qu'une simple création de la nature et non en même temps créateur,
il ne s'interrogerait pas devant les phénomènes du monde,
et ne chercherait pas non plus à en pénétrer la nature
et les lois.
Il satisferait
ses besoins instinctifs pour se nourrir et se reproduire, conformément
aux lois inhérentes à son organisme et laisserait au demeurant
les événements du monde se dérouler de la manière
dont précisément ils se produisent. Il n'aurait pas l'idée
de s'interroger sur la nature. Satisfait et heureux, il cheminerait dans
la vie comme la rose, au sujet de laquelle Angelus Silesius dit: "La
rose ne s'enquiert pas du pourquoi, elle fleurit parce qu'elle le fait, elle
ne tient pas compte de ce qu'elle est, elle ne demande pas si quelqu'un la
voit." La rose peut être ainsi. Ce qu'elle est, elle l'est parce
que la nature l'a prédestinée à cela. L'être humain
ne peut pas être comme cela. Une pulsion vit en lui qui le pousse à
ajouter au monde existant un autre monde qui jaillit de son être. Il
ne veut pas se contenter de vivre, au sein de la coexistence fortuite avec
ses prochains, dans laquelle la nature l'a placé: il cherche à
régler la vie commune avec les autres selon des principes issus de
son penser rationnel. La forme, dans laquelle la nature a configuré
l'homme et la femme, ne lui suffit pas; il crée les figures idéales
de la sculpture grecque. Au cours naturel des événements de
la vie quotidienne, il ajoute ce qui émane de son imagination dans
la tragédie et la comédie. En architecture et en musique, des
créa tions
jaillissent de son esprit
qui rappellent à peine quelque création de la nature. Dans
ses sciences, il ébauche des formes conceptuelles, par lesquelles
le chaos des phénomènes du monde, qui s'offre quotidiennement
à la perception de nos sens, apparaît comme un tout harmonieusement
régulé, comme un organisme organisé en soi. Dans le
monde des ses propres actions, il crée un domaine particulier, celui
de l'événement historique, qui est d'une nature fondamentalement
autre que celle du déroulement des faits naturels.
Que tout ce qu'il crée,
ne soit qu'une continuation de l'action de nature, c'est ce que l'être
humain ressent. Qu'il soit appelé à adjoindre un élément
supérieur à ce que la Nature est capable de produire d'elle-même,
il le sait aussi. Il est en donc conscient, il doit engendrer une nature
plus élevée et l'ajouter à la nature extérieure.
L'être humain se trouve ainsi placé entre deux mondes: celui
qui, de l'extérieur pénètre en lui, et celui qu'il fait
naître de lui-même. Il s'applique à mettre ces deux mondes
en accord. Car sa nature entière porte son attention sur l'harmonie.
Il voudrait vivre comme la rose, qui ne s'interroge pas sur le pourquoi et
le parce que, mais fleurit, parce qu'elle fleurit. Schiller exige cela de
l'être humain par ces mots: "Recherches-tu le plus élevé,
le plus grand? La plante peut te l'enseigner. Ce qu'elle est sans le vouloir,
sois le volontairement - c'est cela!" La plante peut l'être. Car
aucun nouveau monde ne tire son origine d'elle, et cette aspiration inquiète
ne peut donc pas non plus surgir en elle: comment apporterai-je l'harmonie
dans ces deux mondes? Mettre en accord ce qui repose en lui-même, avec
ce que la Nature génère d'elle, tel est l'objectif que l'être
humain veut atteindre au travers de toutes les époques de l'histoire.
Le fait qu'il soit productif, devient le point de départ d'une confrontation
avec la Nature, qui constitue le contenu de son effort spirituel.
Il existe deux voies pour aborder cette confrontation. Soit l'être
humain laisse la nature extérieure devenir son maître intérieur;
soit il la soumet à lui. Dans le premier cas, il cherche à
subordonner son propre vouloir et sa propre existence au cours extérieur
des événements. Dans le second, il tire de lui-même le
but et la direction de son vouloir et de son existence et cherche à
venir à bout d'une manière ou d'une autre des événements
de la nature qui suivent pourtant leur propre cours.
Je voudrais d'abord parler du premier cas. Qu'au-delà du règne
de la nature, l'être humain en vienne à créer un autre
monde, plus élevé selon sa propre acception, c'est bien conforme
à son être. Il ne peut pas faire autrement. Quelles sensations
et sentiments éprouve-t-il vis-à-vis de ce monde qui est le
sien, cela dépend de la manière dont il se situe par rapport
au monde extérieur. Il peut à présent avoir les mêmes
sensations vis-à-vis de son propre domaine que celles qu'il a vis-à-vis
des faits de la nature. Alors il laisse les créations de son esprit
s'approcher de lui, comme il laisse s'approcher de lui un événement
du monde extérieur, par exemple, le vent et le temps qu'il fait. Il
ne perçoit aucune sorte de différence entre ce qui se passe
dans le monde extérieur et ce qui se passe dans sa propre âme.
C'est la raison pour laquelle il est d'avis que celle-ci n'est qu'un univers,
dominé par des genres de lois. Il ressent seulement le fait que les
créations de l'esprit sont d'un genre plus élevé. C'est
pourquoi il se place au-dessus des créations de la simple nature.
Il transpose donc ses propres créations dans le monde extérieur
et les laisse dominer la nature. Il ne connaît donc que le monde extérieur.
Car il transporte vers l'extérieur son propre monde intérieur.
Il ne faut pas s'étonner que son propre soi devienne, pour lui aussi,
un élément subalterne de ce monde extérieur.
Le premier type d'explication de l'être humain avec le monde extérieur
consiste donc dans le fait qu'il considère son intériorité
comme une extériorité et établit cette intériorité,
après l'avoir transposée à l'extérieur, dans
la situation de gouvernant et de législateur de la nature et de lui-même.
Je viens de caractériser ici le point de vue de l'être humain
religieux. L'ordonnance universelle divine, c'est une création de
l'esprit humain. L'être humain n'est simplement plus au clair sur le
fait que le contenu de cette ordonnance universelle a pris sa source dans
son propre esprit. Par conséquent il le déplace vers l'extérieur
et se soumet à ce qu'il a lui-même produit. L'être humain
agissant ne peut pas se tranquilliser en laissant simplement prévaloir
ses actes. La fleur fleurit, parce qu'elle fleurit. Elle ne s'interroge pas
au sujet du pourquoi et du parce que. L'être humain, lui, prend position
sur sa manière d'agir. Un sentiment s'y rattache. Il est soit satisfait,
soit insatisfait de l'une ou l'autre de ses actions. Il différencie
sa manière d'agir selon sa valeur. Il considère l'un de ses
agissements comme lui plaisant, un autre comme lui déplaisant. Dans
l'instant où il ressent de cette façon, l'harmonie du monde
est détruite pour lui. Il est d'avis que l'agissement qui plaît
doit aussi entraîner d'autres conséquences que l'agissement
qui suscite son mécontentement. S'il n'est pas au clair, à
présent, d'avoir lui-même adjoint un jugement de valeur à
ses actions, il croit que cette évaluation est attachée à
ses actions par une puissance extérieure. Il a l'idée qu'un
pouvoir extérieur de ce genre différencie les événements
de ce monde entre ceux qui plaisent et qui sont donc bons et ceux qui déplaisent
et sont donc mauvais. Un être humain qui ressent les choses de cette
manière, ne fait aucune distinction entre les faits de la nature et
les actions des hommes. Il juge des deux à partir du même point
de vue. Pour lui, la totalité du monde est un domaine, et les lois
qui régissent ce domaine, correspondent parfaitement à celles
que l'esprit humain engendre à partir de lui-même.
Dans cette sorte de démêlé de l'être humain avec
le monde, un trait originel de la nature humaine paraît au grand jour.
Il se peut que l'être humain ne soit pas encore bien au clair sur la
relation qu'il entretient avec le monde, c'est en lui pourtant qu'il recherche
l'échelle de valeur avec laquelle il peut estimer les choses.
Veut-on caractériser le point de vue de l'homme religieux, on doit
donc dire: il cherche à juger le monde à partir de lui; mais
il n'a pas le courage de s'attribuer la responsabilité de ce jugement;
c'est pourquoi il invente des entités dans le monde extérieur
sur le dos desquelles il reporte cette responsabilité.
Par ces considérations, il me semble que je réponds à
la question de savoir ce qu'est une religion. Le contenu d'une religion prend
sa source dans l'esprit humain. Mais celui-ci ne veut pas en convenir. L'être
humain s'assujettit à ses propres lois, mais il les considère
comme étrangères à lui. Il s'établit en maître
au-dessus de lui-même. Toute religion institue le Je humain en régent
du monde. Son caractère consiste précisément dans le
fait qu'elle n'en est pas objectivement et effectivement consciente. Elle
considère comme révélation de l'extérieur ce
qu'elle révèle elle-même.
L'être humain souhaite en effet se trouver en premier lieu au-dessus
du monde. Mais il n'ose pas se placer au sommet de la Création. C'est
la raison pour laquelle il invente des dieux à son image et leur laisse
régir le monde. En pensant ainsi, il pense en religieux.
La transition de la pensée
mythologique des Grecs à la pensée philosophique est particulièrement
intéressante pour l'évolution de la pensée occidentale.
Je voudrais d'abord faire ressortir trois penseurs de cette époque
de transition: Anaximandre (v.610, Milet - v.547 av. J.-C.), Thalès
(v.625, Milet - v.547 av. J.-C.) et Parménide (v.504, Élée
- v.450 av. J.-C.). Ils représentent trois étapes menant de
la religion à la philosophie.
La première étape
de ce cheminement est caractérisée par le fait que les entités
divines, desquelles doit provenir le contenu emprunté au Je humain,
ne sont plus reconnues. Malgré tout - et par habitude - on tient encore
fermement à ce que ce contenu provienne du monde extérieur.
C'est à ce niveau que se trouve Anaximandre. Il ne parle plus de dieux,
comme ses prédécesseurs grecs. Pour lui, le principe le plus
élevé régissant le monde, n'est pas un être qu'on
se représente à l'image de l'être humain. C'est une entité
impersonnelle, l'Apéron, le "Non limité", "l'Indéfinissable".
Il développe toute la nature en la faisant provenir de lui-même;
mais pas à la manière d'une création humaine, mais par
nécessité naturelle. Cependant, cette nécessité
naturelle, Anaximandre se la représente encore analogue à des
agissements qui procèdent selon les principes de la raison humaine
(logique, N.D.T.). Il se représente, pour ainsi dire, une légalité
morale naturelle, une très haute entité qui traite l'univers
à la façon d'un censeur humain, mais sans être quelqu'un
de tel. Selon Anaximandre, tout se produit aussi nécessairement dans
l'univers que l'aimant attire le fer, mais cela se produit selon des lois
morales, c'est-à-dire humaines. Ce n'est qu'à partir d'un tel
point de vue qu'il put affirmer: "Ce dont provient pour toutes choses
leur naissance, leur mort aussi survenant les y ramène, par nécessité.
Car elles se rendent mutuellement justice et se paient compensation pour
les dommages selon l'ordre du Temps." (Traduction de Clémence
Ramnoux - Encyclopaedia Universalis, N.D.T.)
C'est là le degré à partir duquel un penseur commence
à porter un jugement philosophique. Il laisse tomber les dieux. Il
n'impute donc plus aux dieux ce qui tire son origine de l'être humain.
Mais il ne fait rien de plus, que de transposer dans l'impersonnel des qualités
auparavant divines, donc attachées à des êtres personnels.
C'est d'une manière tout à fait libre que Thalès fait
face au monde. Même s'il est une paire d'années plus âgé
qu'Anaximandre, il est beaucoup plus mûr au plan philosophique. Sa
manière de penser n'est plus religieuse.
Au sein du penser occidental, c'est Thalès qui est le premier à
se confronter au monde selon le second mode décrit plus haut. Hegel
a aussi souvent insisté sur le fait que le penser est la faculté
qui distingue l'être humain de l'animal. Thalès est la première
personnalité occidentale à oser affecter une position de souveraineté
au penser. Il ne se souciait plus de savoir si les dieux avaient édifié
l'univers selon la disposition des idées; ou bien si un apéron
gouvernait le monde selon la pensée logique. Il savait seulement qu'il
pensait; et il admettait, parce qu'il pensait, avoir aussi le droit de mettre
le monde en ordre selon sa pensée. Que l'on ne sous-estime surtout
pas ce point de vue de Thalès! C'était un monstrueux manque
d'égards vis-à-vis de tous les préjugés religieux.
Car il incarnait la proclamation du caractère absolu du penser humain.
Les hommes religieux disaient: le monde est organisé à la manière
dont nous nous l'imaginons par la pensée; car Dieu est. Et comme ils
pensaient Dieu à l'image de l'être humain, il allait de soi
que l'ordonnancement du monde correspondît à l'ordonnancement
de l'esprit humain. Thalès est parfaitement indifférent vis-à-vis
de tout cela. Il pense sur le monde. Et en vertu de son penser, il s'attribue
un jugement sur le monde. Il a déjà le sentiment que la pensée
n'est qu'une action humaine; et pourtant, il commence à expliquer
le monde à l'aide de cette simple pensée humaine. Avec Thalès,
la connaissance arrive elle-même à un tout nouveau stade de
son développement. Elle cesse de tirer sa justification de la circonstance
par laquelle elle ne faisait que calquer ce que les dieux avaient ébauché.
Elle tire d'elle même le droit de décider de la légitimité
de l'univers. D'emblée, il n'importe plus du tout de savoir si Thalès
a fait de l'élément liquide, ou de n'importe quoi d'autre,
le principe du monde, mais ce qui compte c'est qu'il a affirmé: ce
qui est principe, j'en décide par mon penser. Il a admis comme allant
de soit le fait que la pensée ait autorité en cette matière.
Et c'est en cela que réside sa grandeur.
Qu'on se représente seulement un peu ce qui a été ainsi
réalisé. Rien de moins que ceci: le pouvoir spirituel a été
donné à l'être humain sur les phénomènes
du monde. Celui qui a confiance dans son penser, se dit: les flots des événements
peuvent bien se déchaîner et gronder, le monde peut bien avoir
l'air d'un chaos, je suis tranquille, car tout ce tintamarre ne m'impressionne
pas, parce que je le saisis par mon penser.
Ce calme divin du penseur, qui se comprend lui-même, Héraclite
ne l'a pas compris quant à lui. Il était d'avis que toutes
les choses s'écoulaient éternellement. Que le devenir était
l'essence des choses. Lorsque j'entre dans l'eau d'un fleuve, elle n'est
déjà plus la même qu'au moment où je prenais la
résolution d'y entrer. Mais Héraclite ne néglige qu'une
seule chose. Ce que le flot transporte avec lui, la pensée le préserve;
et elle découvre qu'au moment suivant, quelque chose d'essentiel,
qui existait déjà avant, resurgit devant les sens. Tout comme
Thalès par sa ferme croyance dans la puissance du penser humain, Héraclite
est aussi une apparition typique du règne de ces personnalités
qui se confrontent aux questions les plus significatives de l'existence.
Il ne ressent pas en lui la force de venir à bout du flot éternel
du devenir sensible. Héraclite regarde dans le monde, et il n'y voit
qu'une succession de phénomènes instantanés - qu'il
ne peut retenir - défilant devant ses yeux. Si Héraclite avait
raison, alors tout dans le monde se perdrait en voltigeant dans les airs
et la personnalité humaine devrait elle-même se dissoudre dans
le chaos général. Je ne serais donc plus aujourd'hui ce que
j'étais hier, et serait demain un autre qu'aujourd'hui. L'être
humain se trouverait à tout moment devant la nouveauté absolue
et n'aurait aucun pouvoir. Car à partir des expériences
C'est la raison pour laquelle
Parménide contraste brusquement avec Héraclite. Avec tout le
caractère exclusif qui n'est possible qu'au philosophe intrépide,
il rejette tout témoignage délivré par la perception
sensible. Car justement, ce monde sensible, qui change à tout instant,
fait verser dans l'opinion d'Héraclite. En échange, il n'envisageait
comme seule et unique source de toute vérité que les révélations
jaillissant au plus profond de la personnalité humaine, les révélations
du penser. L'essence réelle des choses n'est pas ce qui s'écoule
devant les sens - selon son opinion; mais les pensées, les idées
que l'activité pensante perçoit et retient dans ce courant!
Comme tant de choses, qui résultent en contrecoup d'une attitude exclusive,
la manière de penser de Parménide fut grosse de malheur. Elle
corrompit la pensée européenne pour des siècles. Elle
enterra toute confiance dans la perception sensible. Pour préciser,
tandis qu'un regard naïf, dépourvu de préjugés
sur le monde sensible, puise et retire dans ce monde même, le contenu
idéel qui satisfait le besoin instinctif de connaissance chez l'être
humain, le mouvement philosophique qui se développa dans l'acception
de Parménide croyait ne devoir puiser la vérité authentique
qu'au sein d'une activité abstraite du penser.
Les idées
, que nous acquérons
dans le commerce vivant que nous entretenons avec le monde sensible
, ont un caractère
individuel, elles renferment en elle la chaleur d'un vécu. Nous exposons
notre personne en dégageant des idées et en les retirant du
monde. Nous nous sentons triompher du monde sensible, lorsque nous captons
ces idées au sein du monde des idées. Le penser pur, abstrait,
a quelque chose d'impersonnel, de froid. Nous ressentons toujours une contrainte
lorsque nous tissons une trame de pensées à partir du penser
pur. Un penser de ce genre ne peut pas soulever notre amour-propre. Car nous
devons simplement nous soumettre à une nécessité idéelle.
Parménide n'a pas pris en compte que le penser est une activité
de la personnalité humaine. Il l'a adoptée comme une activité
impersonnelle, comme contenu éternel d'existence. Le contenu pensé
est l'existant, a-t-il affirmé. ("À partir de n'importe
quel présent vécu, au sein de la mouvance, la pensée,
armée du discours, s'installe dans l'affirmation
que c'est
." Clémence Ramnoux - Encyclopaedia Universalis, N.D.T.)
Il a a
insi mis un
nouveau dieu à la place des anciens. Alors que l'ancien mode religieux
de représentation avait placé l'être humain intégral,
dans son ressentir, son vouloir et son penser au sommet de l'univers, Parménide
n'adoptait qu'une seule et unique activité humaine, une partie extraite
de sa personnalité et en faisait une entité divine.
Dans le domaine des vues
intuitives sur la vie morale de l'être humain, Parménide est
complété par Socrates. La phrase prononcée par celui-ci,
selon laquelle la vertu peut être enseignée, est la conséquence
éthique de la vue intuitive de Parménide, à savoir que
le penser est identique à l'existant. Si cette dernière affirmation
était une vérité, l'action humaine ne pourrait prétendre
qu'à s'être élevée au niveau d'un existant de
grande valeur, lorsqu'il découle du penser. En le retirant donc d'un
penser abstrait, logique, auquel l'être humain n'aurait qu'à
simplement s'adapter, c'est-à-dire à se l'assimiler en apprenant.
Il est évident qu'on doit suivre une caractéristique du penser
commune à toute l'évolution. L'être humain s'efforce
de transposer dans le monde extérieur ce qui lui appartient et qui
jaillit de son entité propre et il s'applique de cette façon
à se soumettre à sa propre essence. D'abord, il la prend dans
toute son ampleur et la pose au-dessus de lui, en tant que dieux à
son image; puis il ne prend plus qu'une activité humaine particulière,
le penser, qu'il place au-dessus de lui comme une nécessité
à laquelle il doit s'adapter. C'est une chose curieuse dans l'évolution
de l'être humain qu'il développe des forces, qu'il combat pour
l'existence et le déploiement de ces forces dans le monde, mais qu'il
n'a pas été capable, depuis longtemps, de les reconnaître
comme étant siennes.
Cette grande mystification que l'être humain
Je donne raison à Ralph Waldo Emerson lorsqu'il dit (tel un représentant
de l'humanité): “ Parmi tous les écrits de ce monde, seul
Platon a droit au
Il est explicable que l'être humain pense ainsi. Les impressions des
sens pénètre
Mais dans l'instant où il se dit: ce que je ressens et ce que je
pense là, je ne l'ajoute pas au monde en le faisant sortir de moi;
cela détient en soi une autre essence et c'est à celle-ci que
je puise: dans cet instant même, il est rassuré. Il suffit seulement
de lui dire: tu possèdes des opinions et des idées non pas
en les puisant en toi, mais parce qu'un dieu te les as révélées:
alors il se réconcilie avec lui-même. Et en vient-il à
se débarrasser de la foi en Dieu, alors il installe aussitôt
à sa place l'ordre naturel des choses, les lois éternelles.
Qu'il ne puisse trouver ce Dieu, ces lois éternelles, nulle part dans
le monde extérieur, parce qu'il doit bien plutôt d'abord les
créer avant de les y placer, pour qu'elles s'y trouve
En quoi les lois du pendule
découvertes par Galilée concernent-elles les lampes d'église
oscillantes, qui ont fait naître en lui l'intuition de ces lois, alors
qu'il les contemplait? Mais l'être humain lui-même ne peut pas
exister sans instaurer un rapport entre le monde extérieur et le monde
de son intériorité. Sa vie spirituelle consiste à mettre
constamment l'esprit au travail dans le monde des sens. Par son propre travail,
s'accomplit au cours de la vie historique la pénétration de
la nature et de l'esprit. Les penseurs grecs ne voulaient rien d'autre que
déjà faire naître l'être humain dans une relation
avec le monde qui ne peut d'abord exister que par lui. Ils ne voulaient pas
que l'être humain réalise d'abord l'hyménée entre
l'esprit et la nature; ils voulaient qu'il trouve cette hyménée
déjà accomplie et qu'il la considère comme un achèvement.
Aristote (né en 384
av. J.-C.) perçut le tissu de contradictions qui se trouvait à
la base de cette transposition dans un monde suprasensible, situé
au-delà de notre monde, des idées naissant en fait dans l'esprit
humain au contact des choses. Mais il n'a pas reconnu, lui non plus, que
les choses ne détiennent d'abord leur aspect idéel que si l'être
humain s'oppose à elles avant de leur adjoindre sa propre création.
Il admit plutôt que cet élément idéel, en tant
qu'entéléchie dans les choses, est lui-même actif sous
la forme d'un principe qui leur est propre. La conséquence naturelle
de cette manière de voir fondamentale fut qu'Aristote fit découler
l'action morale de l'être humain d'une disposition naturelle éthique
qui lui était inhérente à l'origine. Les instincts physiques
s'ennoblissent au cours de l'évolution humaine et apparaissent alors
sous la forme d'un vouloir guidé par la raison. C'est dans ce vouloir
raisonnable que consiste la vertu.
Pris dans son caractère
immédiat, il semble qu'Aristote
a adopté
le point de vue qui consiste à voir pour le moins l'origine de l'agissement
moral au sein de la personnalité propre à l'être humain.
À savoir que l'être humain tire lui-même, de sa propre
essence, l'orientation et le but de son agir et qu'il ne se les laisse pas
prescrire de l'extérieur. Mais Aristote n'ose pas non plus en rester
à cet être humain ébauchant lui-même sa détermination.
Ce qui surgit en l'être humain comme agir individuellement raisonnable,
n'est pourtant pour Aristote que l'empreinte d'une raison universelle, communément
accessible, existant en dehors de lui. Cette dernière se réalise
dans l'individu humain; mais elle a une existence supérieure autonome
au-dessus de lui.