Rudolf Steiner (1899)

L'égoïsme en philosophie (II)

Aristote aussi repousse en dehors de l'être humain ce qu'il ne peut trouver qu'en lui. Penser comme une essence, existant pour elle-même, l'autonomie qu'on rencontre dans l'intériorité humaine et faire dériver de cette essence les choses du monde, telle fut la tendance de la pensée grecque de Thalès à Aristote.

Cela entraîne nécessairement des conséquences fâcheuses pour la connaissance de l'homme, lorsque celui-ci se représente l'acte de médiation entre l'esprit et la nature, qu'il doit lui-même réaliser, comme devant être réalisé par des puissances extérieures. Il devrait en effet plonger dans son for intérieur, pour y chercher le trait d'union des mondes sensible et idéel. Regarde-t-il au contraire dans le monde extérieur, pour y découvrir un point de jonction - qui ne peut absolument pas s'y trouver - il en vient alors nécessairement à douter de toute réconciliation entre ces deux mondes. La période de la pensée grecque qui suivit Aristote nous met sous les yeux cet épisode du doute qui s'installe. Il s'annonce chez les Stoïciens et les Épicuriens, avant d'atteindre son sommet chez les Sceptiques.

Les Stoïciens et les Épicuriens ressentent de manière instinctive qu'on ne peut pas trouver l'essence des choses en suivant les voies inaugurées par leurs prédécesseurs. Ils abandonnent donc ces voies, sans trop se soucier d'en trouver de nouvelles. Pour les philosophies plus anciennes, le monde dans sa totalité était l'essentiel. Ils voulaient étudier les lois de l'univers et croyaient que la connaissance de l'être humain devait tout naturellement en résulter, car pour eux, l'être humain était un élément de la totalité universelle, comme les autres choses. Les Stoïciens et les Épicuriens faisaient de l'être humain la substance de leur réflexion. Ils voulaient conférer à la vie de ce dernier la substance qui lui revient. Ils méditaient sur la manière dont l'homme devait vivre. Tout le reste n'était pour eux qu'un moyen pour parvenir à ces fins. Pour les Stoïciens, toute philosophie ne vaut que dans la mesure où elle fournit de précieux éléments d'appréciation à l'être humain afin de lui permettre de discerner la manière dont il doit vivre. Comme forme juste de vie de l'être humain, ils examinaient ce qui était conforme à la nature. Pour réaliser dans son action cette conformité naturelle, on devait donc d'abord connaître ce qui était en conformité avec cette nature.

Dans l'enseignement des Stoïciens repose une concession essentielle dans la personnalité humaine, quant à ce qui doit être son but et sa finalité, et pour eux, tout le reste et la connaissance elle-même, n'est là que pour l'amour de cette personnalité.

Les Épicuriens vont encore plus loin dans cette direction. Leurs aspirations s'épuisent dans une configuration de la vie humaine telle que l'homme s'y sente aussi satisfait que possible ou qu'il en retire le plus grand plaisir de vivre. Pour eux, la vie se tenait tellement au premier plan de leurs préoccupations qu'ils ne poussaient la connaissance que dans l'objectif de libérer l'être humain de la frayeur superstitieuse et du mal-être qui lui tombaient dessus quand il ne perçait pas la nature à jour.

Un sentiment d'humanité plus élevé, circule au travers des vues intuitives des Stoïciens et des Épicuriens que chez les anciens penseurs grecs.

Cette vue intuitive apparaît d'une manière plus subtile, plus spirituelle chez les Sceptiques. Ils se disaient: quand l'homme se forme des idées sur les choses, il ne peut le faire qu'à partir de lui-même. Et ce n'est qu'en lui qu'il puise la conviction qu'à une chose correspond bien une idée. Ils ne voyaient rien dans le monde extérieur qui fournît un fondement reliant une chose à une idée. Et tout ce qui était affirmé devant eux au sujet de tels fondements, ils le considéraient comme relevant de l'illusion et le combattaient.

Le trait fondamental de la vision sceptique, c'est la modération. Leurs partisans n'osaient pas contester que dans le monde extérieur il y eût une connexion entre l'idée et la chose; ils niaient simplement que l'être humain pût discerner ce genre de connexion. C'est la raison pour laquelle, ils faisaient certes de l'être humain la source de ses connaissances; mais ils ne considéraient pas cette connaissance comme l'expression d'une vraie sagesse.

Au fond, le Scepticisme représente la faillite de la connaissance humaine. L'être humain se soumet au préjugé qu'il a lui-même construit, et qui consiste à penser la vérité comme existante et achevée à l'extérieur, suite à la conviction acquise que sa vérité à lui n'étant qu'intérieure elle ne peut donc, somme toute, s'avérer légitime.

Avec une confiance sans réserve dans la vigueur de l'esprit humain, Thalès avait entrepris de réfléchir sur le monde. Tout doute, sur ce que cette méditation doit considérer comme fondement de l'univers et qui ne pourrait pas l'être en réalité, restait parfaitement éloigné de sa croyance naïve dans la faculté cognitive de l'être humain. Chez les Sceptiques, c'est le renoncement complet à toute vérité vraie qui surgit à la place de cette croyance. Le cheminement évolutif du penser grec se déplace entre ces deux extrêmes: la confance aveugle et naïve dans la capacité de connaissance humaine et l'absence totale de confiance. On peut comprendre ce cheminement évolutif si on prend en compte la façon dont les représentations sur les causes premières de l'univers ont changé. Ce que les plus anciens des philosophes grecs pensaient comme principes originels, possédait des qualités et des attributs qui relevaient encore des sens. On avait donc le droit de situer ces causes premières dans le monde extérieur. L'élément liquide primordial de Thalès appartient à la réalité extérieure, comme tous les autres objets du monde sensible. Ça devint une tout autre affaire, lorsque Parménide crut reconnaître la vraie existence dans le penser. Car ce penser n'est perceptible dans son existence authentique que dans l'intériorité humaine. À partir de Parménide seulement, et par lui, surgit la grande question: comment se comporte l'être spirituel, idéel, avec son pendant extérieur que les sens perçoivent? On s'était donc accoutumé, désormais, à se représenter la relation de l'être supérieur avec ce qui nous entoure quotidiennement de la même manière dont Thalès avait pensé sa chose primordiale sensible par rapport aux choses qui nous entourent. Il est absolument possible de se représenter la naissance de toutes les choses à partir de l'élément aqueux - auquel Thalès assignait la source originelle de tout être - analogue à certains processus tombant sous les sens et qui se déroulent quotidiennement devant nos yeux. Et la motivation, à se représenter la relation au monde qui nous entoure dans le sens d'une telle analogie, demeurait et existait encore au moment où, sous Parménide et ses continuateurs, le penser pur et son contenu, le monde idéel, fut désigné comme la source originelle de toute essence. Les êtres humains étaient bien mûrs pour comprendre que le monde spirituel se trouvait être plus élevé que le monde sensible, et que le contenu universel le plus profond se manifestait bien dans l'intériorité humaine; mais ils n'acquérirent pas sur-le-champs la maturité nécessaire pour se représenter également au plan idéel le rapport entre les mondes sensible et idéel. Il se le représentait d'une manière sensible, comme une naissance fondée sur des faits. L'auraient-ils imaginé au niveau spirituel, ils auraient pu calmement admettre alors que le contenu du monde des idées n'existe que dans le for intérieur de l'être humain. Alors l'élément supérieur n'eût plus besoin de précéder dans le temps l'élément qui en est dérivé. Un contenu méditatif peut révéler un contenu spirituel; mais celui-ci n'a pris naissance qu'à l'instant de la révélation et à partir de ce contenu méditatif. C'est un produit d'évolution plus tardif que le monde des sens. Mais si l'on se représente ce rapport comme une naissance, alors cette méditation, dont procède le contenu spirituel, doit la précéder aussi dans le temps. De cette manière, l'on fit de l'enfant - le monde spirituel procédant du monde sensible - la mère de ce dernier. C'est la raison psychologique qui explique pourquoi l'être humain transpose son univers en dehors de lui sur la réalité extérieure, et affirme, au sujet de ce qui lui revient en propre et qui est même sa propre production, que celle-ci détient une existence objective et autonome à laquelle il doit s'assujettir, ou selon le cas, entrer en sa possession au travers d'une révélation ou d'une tout autre manière sous la forme d'une vérité achevée en elle-même, faisant irruption en son for intérieur.

Cette interprétation que l'être humain donne à la connaissance, dans son aspiration à la vérité, correspond à un penchant profond de sa nature. Goethe l'a caractérisé dans ses paroles en prose de la manière suivante: "L'être humain ne conçoit jamais à quel point il est anthropomorphe." Et: hasard et coup du sort. En voulant expliquer le mouvement des corps célestes, il est en vérité un anthropomorphe caché, il suit le cheminement du promeneur dans ses champs. Le pied soulevé s'affaisse, celui qui est resté en arrière se soulève vers l'avant à son tour et retombe; et ainsi de suite, du départ à l'arrivée." (Conférer avec Kürschners Nationallitteraturr, Goethe-Ausgabe Vol. 36, 2, P. 353). Toute explication sur la nature consiste justement dans le fait que des expériences que l'homme fait sur lui sont interprétées et transférées dans l'objet. Même les phénomènes les plus élémentaires sont expliqués de cette manière. Lorsque nous voulons expliquer le choc de deux corps, cela procède d'une façon que nous nous représentons que l'un des corps exerce sur l'autre une action analogue à celle que nous exerçons, nous, lorsque nous heurtons un corps. De la même façon que nous agissons ici avec l'élément subordonné, l'homme religieux le fait avec sa représentation de Dieu. Il interprète la manière de penser et d'agir de l'être humain en la projetant dans la nature; et de même les philosophes mentionnés plus haut de Parménide à Aristote, qui transposaient les processus du penser humain en les interprétant dans la nature.

Ce besoin humain, qu'on signale ici, Max Stirner l'avait bien en tête, quand il disait: "Ce qui, tel un fantôme dans l'univers, agite sa nature conceptuellement insaisissable et mystérieuse, c'est justement ce mystère invraisemblable que nous appelons l'être suprême. Et parvenir à l'examiner à fond, le concevoir, découvrir de la vérité en lui (prouver "l'existence de Dieu"), c'est la mission que les êtres humains se sont fixée des millénaires durant; avec l'effroyable impossibilité, de remplir ce Tonneau des Danaïdes, de transformer ce spectre en un non-spectre, cette irréalité en réalité, cet esprit en une personne entièrement corporelle, - c'est à cela qu'ils se sont torturés. Derrière le monde existant, ils cherchent la "chose en soi", l'essence, ils cherchent la non-chose derrière la chose".

L'intériorité délivre la plus profonde sagesse humaine. Mais l'être humain doit d'abord s'éduquer pour aborder cet approfondissement de soi. Il doit s'accoutumer, à contempler une réalité libre de tout ce que les sens nous transmettent. Des hommes qui ont élevé leurs forces de connaissance à ces hauteurs, parlent d'une lumière intérieure qui leur est apparue. Jacob Böhme, le mystique chrétien du dix-septième siècle, ce considérait comme un illuminé de ce genre. Il contempla en lui un royaume qu'il dut caractériser comme étant le plus élevé des royaumes accessibles à la connaissance de l'être humain. Il dit: "La richesse du coeur humain porte le sceau, parfaitement arrangé avec art, conforme à l'essence de toutes les essences."

À0 la place de la spéculation sur un au-delà extérieur à l'homme, le néoplatonisme installe la vision intuitive du monde intérieur humain. Un phénomène extrêmement caractéristique surgit à cette occasion, à savoir que le néoplatonicien considère sa propre intériorité comme lui étant étrangère. On est donc allé jusqu'à la connaissance d'un endroit dans lequel le dernier membre de l'univers était à rechercher; ce qui s'y trouvait, on l'a faussement interprété. C'est pourquoi le néoplatonicien décrit les événements intérieurs de son extase, de la même façon que Platon décrivait son monde suprasensible.

Il est significatif que le néoplatonisme en vienne à exclure de la nature du monde intérieur ce qui précisément constitue le noyau véritable de celui-ci. L'état de l'extase doit seulement apparaître au moment où la conscience de soi fait silence. Il était donc naturel que l'esprit du néoplatonisme lui-même ne pût contempler sa propre entité sous sa vraie lumière.

C'est dans cette manière de voir que les cheminements des idées qui forment le contenu de la philosophie grecque, ont trouvé leur aboutissement. Ils représentent l'aspiration de l'être humain à reconnaître sa propre essence comme étrangère, à la contempler et à l'adorer.

Selon la suite naturelle de l'évolution, au sein de la spiritualité occidentale, la découverte de l'égoïsme aurait dû succéder au néoplatonisme. C'est-à-dire que l'homme aurait dû reconnaître cette entité considérée comme étrangère comme étant bien la sienne propre. Il aurait dû se dire: l'élément le plus évelé qui existe dans l'univers donné à l'homme, c'est le Je individuel, dont l'essence fait son apparition au plus profond de la personnalité.

Ce cheminement naturel de l'évolution spirituelle occidentale fut entravé par la propagation de la doctrine chrétienne. Le Christianisme offrit ce que la philosophie grecque avait exprimé dans le langage du philosophe, sous la forme populaire de représentations qu'on pouvait pour ainsi dire “saisir de ses mains”. Quand on se remémore combien le désir de se dépouiller de sa propre entité est enraciné dans la nature humaine, il apparaît compréhensible que cette doctrine ait gagné un pouvoir aussi incomparable sur les âmes. Satisfaire ce désir par un moyen philosophique, relève d'un haut degré d'évolution de l'esprit. Il suffit de posséder la richesse de coeur la plus ingénue pour le satisfaire sous la forme de la foi chrétienne. Le Christianisme ne représente ni un contenu subtil d'esprit, tel le monde idéel de Platon, ni l'expérience rayonnante d'une lumière intérieure qu'il faut d'abord initier en soi, mais des processus portant les attributs d'une réalité saisissable par les sens. Il va en effet jusqu'à vénérer la plus haute entité divine dans une individualité humaine historique. Avec de telles représentations palpables, l'esprit philosophique de la Grèce ne fait pas l'affaire. Des représentations de ce genre se trouvaient loin derrière lui, dans la mythologie des peuples. Hamann, le précurseur de Herder dans le domaine de la science des religions, a fait un jour remarquer que Platon n'a jamais été un philosophe pour les enfants. Les esprits enfantins sont ceux pour qui “l'Esprit Saint a eu l'ambition de devenir un écrivain”.

Et cette forme enfantine d'aliénation de soi chez l'être humain a eu des conséquences les plus graves qu'on puisse imaginer tout au long des siècles d'évolution de la pensée philosophique. Telle une brume, la doctrine chrétienne est donc tombée, en estompant la lumière qui aurait dû rayonner de l'essence personnelle. Au moyen de toutes sortes de concepts philosophiques, les Pères de l'Église des premiers siècles chrétiens tentèrent de donner aux représentations populaires une forme dans laquelle une conscience plus cultivée pouvait aussi leur sembler acceptable. Et les Pères de l'église suivants, dont le représentant le plus important fut Saint Augustin (mort en 430) poursuivirent ces tendances dans le même esprit. Le contenu de la foi chrétienne agissait d'une manière si fascinante, qu'il ne pouvait être question de doute sur sa vérité, mais seulement de l'élévation de celle-ci dans un domaine encore plus idéel et spirituel. La philosophie des Pères de l'Église est une transposition du contenu de la foi chrétienne en un édifice conceptuel. Le caractère général de cette construction d'idées ne pouvait être rien d'autre que celui du Christianisme sur les bases duquel elle s'élevait: transplantation de l'entité humaine hors d'elle dans le monde, désaisissement de soi. On s'est donc trouvés dans la situation d'un Augustin qui parvient de nouveau à l'endroit exact où l'on rencontre l'essence de l'univers et qui retombe à cet endroit sur un élément étranger. C'est bien dans l'essence profonde de l'être humain qu'il recherche la source de toute vérité; il proclame les expériences intérieures de l'âme comme fondement de connaissance. Mais la doctrine de foi chrétienne a placé un contenu extra humain à l'endroit même où sa recherche le mène. C'est la raison pour laquelle il trouve de fausses entités au bon endroit.

Suit alors, pendant un siècle, un effort de la pensée humaine qui n'eut aucun autre objectif, en y engageant toute l'énergie de l'esprit humain, que de fournir la preuve que le contenu de cet esprit ne se trouvait pas en lui, mais qu'il était à rechercher là où la foi chrétienne l'avait transféré. Le mouvement de pensée, qui surgit de cette contention a été caractérisé comme la scolastique. - Sous ce rapport, toutes les finasseries des scolastiques ne peuvent éveiller aucun intérêt. Car, pour ce mouvement d'idée, toute évolution en direction d'un lieu où se trouverait la connaissance du Je personnel, n'importe absolument pas le moins du monde.

L'épaisseur de la brume que le Christianisme était venu déposer sur le champ de la connaissance humaine de soi, est au plus manifeste par le fait que l'esprit occidental devint somme toute incapable de faire ne serait-ce qu'un pas en direction de cette connaissance de soi. Il avait besoin d'une impulsion extérieure contraignante. Il ne pouvait pas trouver au fond de l'âme ce qu'il avait si longtemps cherché à l'extérieur. Mais la preuve lui fut apportée: ce monde extérieur ne peut absolument pas être de nature à accueillir l'essence qu'il recherchait en lui. Cela arriva par l'épanouissement des sciences naturelles au seizième siècle. Tant que l'homme ne se faisait que des représentations incomplètes sur la nature des phénomènes naturels, il y avait place pour des entités divines et pour l'action d'une volonté personnelle divine dans le monde extérieur. Mais au moment où Copernic (1473-1543) et Kepler (1571-1630) ébauchèrent une image naturelle du monde, il n'y eut plus de place pour l'image chrétienne. Et au moment où Galilée (1564-1642) posa la base d'une explication des processus naturels par des lois naturelles, la foi dans les lois divines devait en être ébranlée. On devait donc désormais rechercher l'essence, que l'être humain reconnaissait comme la plus haute et qu'on avait expulsée du monde qui lui était extérieur, par d'autres voies.

Bacon de Verulam (1561-1626) tira les conséquences philosophiques des préalables fournis par Copernic, Kepler et Galilée. Les services qu'il rendit à la conception du monde occidentale ne furent au fond que négatifs. Il avait fortement revendiqué de porter un regard libre de tout préjugé sur la réalité, sur la vie. Aussi banale que puisse apparaître cette exigence, il ne faut pourtant pas nier que l'évolution de la pensée occidentale avait, des siècles durant; lourdement péché contre elle. Le Je, propre à l'être humain, fait aussi partie des choses réelles. N'avait-on pas affirmé qu'il semblât reposer dans la disposition naturelle même de l'homme une impossibilité pratique de considérer ce Je sans a priori? Seule l'éducation d'un bon sens parfaitement dépourvu de préjugé et en prise directe avec le réel, peut mener à la connaissance de soi. La voie de la connaissance de la nature est aussi la voie de la connaissance du Je.

Deux courants surgirent dès lors dans l'évolution des idées en Occident qui voulurent atteindre les objectifs rendus nécessaires par les sciences naturelles selon deux voies divergentes. L'une remonte à Jacob Böhme (1575-1624), l'autre à René Descartes (1596-1650).

Jacob Böhme et Descartes ne se trouvaient plus sous la fascination de la scolastique. Le premier avait reconnu qu'il n'y a aucun endroit dans l'espace universel pour Dieu; c'est pourquoi il devint mystique. Il chercha Dieu au sein de l'être humain. L'autre s'est aperçu que l'adhésion des scolastiques à la doctrine chrétienne n'est qu'une affaire d'habitude contractée par des siècles d'éducation. C'est pourquoi il considérait comme indispensable de douter d'emblée de ces représentations inculquées par l'habitude et de rechercher un mode de connaissance permettant à l'être humain de parvenir à un savoir en étant certain qu'il n'est pas le produit de l'habitude, parce qu'il peut à tout instant s'en porter garant par ses propres forces spirituelles.

Chez Böhme, comme chez Descartes, on assiste donc aux premiers élans vigoureux entrepris par le Je humain pour se connaître lui-même. Pourtant, les développements ultérieurs révélèrent que tous deux restaient subjugués par les anciens préjugés. On a déjà signalé que Jacob Böhme a une certaine parenté spirituelle avec le néoplatonisme. Sa connaissance est une incarcération dans le for intérieur. Mais ce qui s'oppose à lui dans ce for intérieur, ce n'est pas le Je humain, mais seulement et encore le Dieu-Christ. Il se rend compte qu'au sein de l'âme individuelle, il y a un élément auquel aspire l'être humain qui a besoin de connaissance. L'accomplissement des aspirations humaines les plus ardentes y afflue. Mais cela ne l'a pas amené à l'idée que le Je pût être en situation de satisfaire ces revendications à partir de son essence même, en intensifiant ses forces de connaissance. Cela le conduisit plutôt à l'opinion d'avoir trouvé le vrai Dieu, que le Christianisme avait cherché sur une mauvaise voie, en empruntant sa voie à lui, c'est-à-dire la connaissance de la richesse des sentiments et du coeur. Au lieu d'une connaissance de soi, Böhme recherche l'union à Dieu; au lieu de vivre avec les trésors de son for intérieur, il recherche la vie en Dieu.

Il est clair que la manière dont pense l'être humain sur son action ou sur sa vie morale dépend aussi de la connaissance ou de la méconnaissance de soi. Le domaine de la morale s'édifie effectivement au-dessus des événements purement naturels à la manière dont un étage supérieur s'édifie sur un rtez-de-chaussée. La foi chrétienne, qui considère déjà ces événements naturels comme l'émanation de la volonté divine, cherchera d'autant plus cette volonté dans la morale. Dans la doctrine morale chrétienne la fausseté de cette conception du monde se révèle encore bien plus fortement que n'importe où ailleurs. Quelle sophistique effrayante la théologie n'a-t-elle pas en effet mise en oeuvre dans ce domaine: des questions restent ici en suspens qui, du point de vue du Christianisme, révèlent l'ampleur et la netteté d'un tissu de contradictions. Lorsqu'une telle entité primordiale, comme celle du Dieu-Christ, est acceptée, il demeure incompréhensible que le domaine de l'action puisse se briser en deux domaines: celui du bien et celui du mal. Puisque toutes les actions devraient émaner de l'entité primordiale et porter conséquemment des traits de même nature que leur origine. Elles devraient justement être divines. C'est pareillement sur ce terrain que la responsabilité humaine est à définir. L'homme est en effet conduit par la volonté divine. Il ne peut donc que s'y abandonner; il ne peut que laisser arriver par elle ce que Dieu accomplit.

On a réalisé exactement la même chose au sein des conceptions sur la morale que ce qu'on avait réalisé dans le domaine du dogme cognitif. L'être humain va au devant de sa propension à arracher son propre soi et à le poser en entité étrangère. Et tout comme, dans le domaine des connaissances, on ne pouvait donner aucun autre contenu à l'essence primordiale considérée comme extra humaine, que celui qu'on puisait en son for intérieur, on ne fut pas non plus capables de trouver en cet être aucun autre dessein ou incitation morale pour l'action, que ceux qui étaient propres à l'âme humaine. Ce dont l'être humain était convaincu dans son intériorité la plus profonde, quant à ce qui doit arriver, il le considérait comme étant voulu par l'essence primordiale du monde. De cette manière, on avait créé une dualité dans le domaine de l'éthique. On opposait au soi, qu'on détenait en propre et en dehors duquel on devait agir, son propre contenu comme déterminant moral. De ce fait les exigences morales purent prendre naissance. Le soi de l'homme ne devait plus s'autoriser à agir de lui-même, il devait obéir à un autre. À cette l'aliénation de soi au niveau du domaine cognitif, vint donc correspondre l'oubli de soi dans l'action au plan de la morale. Ne sont bonnes que des actions pour lesquelles le Je obéit à ce qui lui est étranger; sont mauvaises, au contraires, des actions qu'il se propose lui-même de suivre. Le Christianisme voit dans l'égoïsme la source du mal. Cela n'aurait jamais pu arriver si on avait compris que la morale tout entière ne peut puiser son contenu qu'au sein de l'individualité propre. On peut résumer l'ensemble de la doctrine morale chrétienne dans la phrase: si l'être humain admet qu'il ne peut suivre que les injonctions de son être propre et agir en conséquence, alors il est mauvais; si cette vérité se dissimule en lui et qu'il pose au-dessus de lui - ou laisse poser - ses propres injonctions, en les considérant comme étrangères, pour agir en conformité avec elles, alors il est bon.

La doctrine morale de l'oubli de soi est peut-être la plus parfaitement accomplie dans un ouvrage paru au 14ème siècle: “La théologie allemande”. Son auteur nous est resté inconnu. Il a poussé si loin l'aliénation et l'oubli de soi qu'il a pris soin de ne pas laisser son nom à la postérité. Dans cet ouvrage on dit: “Il n'est aucune essence vraie et il n'est aucun être autrement que dans la perfection, mais c'est un hasard, ou un éclat et une lueur, qui n'est pas en soi une essence ou qui n'a pas d'essence, autrement que celle du feu d'où émane la clarté, ou dans le soleil ou dans la lumière. L'Écriture sainte exprime la foi et la vérité: pécher n'est rien d'autre pour la créature que se détourner du bien immuable et se tourner vers le changeant, c'est-à-dire qu'elle se détourne de la perfection pour le divisé et l'imparfait et, le plus souvent, vers elle-même. À présent fais bien attention. Si la créature adopte quelque chose de bien, en tant qu'essence, vie et sagesse, connaissance et pouvoir, bref tout ce qu'on doit désigner comme le bien, et pense que ce bien est le sien, lui appartient ou qu'il procède d'elle: aussi souvent et toutes les fois que cela arrive, alors elle se détourne. Qu'est-ce que le diable fit d'autre ou bien quelle fut autrement sa chute et sa déviation que d'admettre qu'il était aussi quelque chose, et qu'il aurait dû être et avoir quelque chose qui lui appartînt? Cette acceptation, et son Je, et son Moi, son « à Moi » et son Mien, ce fut bel et bien son détournement et sa chute. Ça existe encore - car tout ce qu'on tient pour bon ou que l'on doit désigner comme le bien, cela n'appartient à personne d'autre qu'à Dieu qui est seul bien éternel et vrai, et celui qui s'en prétend le détenteur, commet alors une injustice à Son égard et est donc contre Dieu.”

D'avec l'évolution que Jacob Böhme a attribuée aux relations de l'être humain avec la divinité, dépend aussi un changement dans les conceptions sur la morale vis-à-vis des anciennes représentations chrétiennes. Dieu agit comme celui qui fait le bien, certes encore dans une position très élevée dans le soi humain, mais il y agit bien là et non depuis l'extérieur. Il en résulte une intériorisation de l'action morale. Le Christianisme restant n'a exigé qu'une obéissance extérieure à la volonté divine. Chez Jacob Böhme, les entités antérieurement séparées - l'élément réellement personnel et ce qui a été divinisé - entrent de nouveau en connexion vivante. De ce fait, la source de la morale est bien transférée désormais dans l'intériorité humaine; mais le principe éthique de l'oubli de soi n'en ressort que plus accenté. Même si Dieu est considéré comme une puissance extérieure, c'est le soi humain qui est bien véritablement l'être agissant. Il agit donc, soit dans l'esprit de Dieu, soit contre celui-ci. Mais si Dieu est désormais transféré dans l'intériorité humaine, l'être humain n'agit plus lui-même, car c'est Dieu, en lui, qui agit. Dieu se laisse vivre directement au sein de la vie humaine. L'homme renonce à avoir une vie qui lui soit propre; il se fait élément de la vie divine. Il se ressent en Dieu, Dieu en lui, il se joint à l'essence primordiale; il en devient un organe.

Dans cette mystique allemande, l'homme a donc racheté sa participation à la vie divine au prix de l'extinction la plus complète possible de sa personnalité, de son Je. Jacob Böhme et les Mystiques qui partageaient ses idées, ne ressentaient pas cette perte de l'élément personnel. Au contraire: ils ressentaient quelque chose de particulièrement exaltant à l'idée qu'ils participaient directement à la vie divine, qu'ils étaient des membres de l'organisme divin. Certes l'organisme ne peut pas exister sans ses membres. C'est la raison pour laquelle le Mystique se ressentait comme une nécessité au sein de l'univers, comme une entité qui est indispensable à Dieu. - Angelus Silesius (1324-1677), le mystique ressentant le divin dans le même esprit que Jacob Böhme, exprime cela dans une belle phrase tirée de son Pèlerin chérubinique :

"Je sais que sans moi Dieu ne peut vivre d'emblée,

M'anéantis-je, il doit rendre l'âme."

Et d'une manière encore plus caractéristique dans une autre:

"Dieu, sans moi, ne peut créer un seul vermisseau,

Si je ne le préservais pas en moi, il devrait se fracasser sur-le-champ."

Le Je humain fait ici valoir son droit, de la manière la plus énergique, à l'égard de son image transposée dans le monde extérieur. On ne dit certes rien non plus ici quant à l'être supposé originel, au sujet d'une essence proprement humaine, transposée par l'être humain lui-même; mais celui-ci est bien désigné comme étant celui qui en maintient le fondement originel divin.

Descartes ressentait fortement que l'homme s'était mis dans une relation biaisée avec l'univers par l'évolution idéelle qu'il avait entreprise. C'est pourquoi il opposait d'abord le doute à tout ce qui avait pris naissance à partir de cette évolution des idées. C'est seulement si on doute de tout ce que les siècles ont développé de "vérités", que l'on peut - selon lui - acquérir l'impartialité nécessaire pour prendre un nouveau départ. C'est dans la nature des choses que Descartes, en doutant, ait été ramené au Je humain. Car plus l'être humain fait de tout le reste de l'univers un champ d'investigation à explorer, plus cela nourrit d'autant son sentiment d'avoir une personnalité en quête. Il peut se dire: peut-être me trompè-je sur le chemin de l'existence; qui vit dans le doute est d'autant plus ramené à lui-même. Le Cogito ergo sum (je pense, donc je suis) de Descartes en est le signe. Mais Descartes va plus loin. Il a conscience que la façon dont l'être humain parvient à la connaissance de lui-même, doit constituer un modèle d'investigation pour chercher à acquérir des connaissances sur toutes les autres choses. Pour lui, la clarté et la précision apparaissent comme les deux qualités saillantes de la connaissance de soi. Il les requiert donc aussi pour toutes les autres connaissances restantes. Ce que l'homme saisit tout aussi clairement et tout aussi nettement que son être propre, c'est ce qui peut uniquement passer pour certain.

Avec cela et dans une direction au moins, on reconnaît donc la position centrale et absolue du Je dans la totalité de l'univers, quant à l'orientation de la méthode de connaissance. L'être humain oriente son "comment" de la connaissance de l'univers d'après le "comment" de la connaissance de soi et ne s'interroge plus au sujet d'une entité extérieure, pour légitimer ce "comment". L'homme ne veut plus penser à la manière d'un Dieu prescrivant la connaissance, mais en prenant lui-même ses dispositions en vue de s'y mettre lui-même. Pour ce qui concerne le "comment", l'homme va désormais chercher en lui-même l'énergie de la sagesse requise.

Relativement au "quoi", Descartes n'accomplit pas une progression identique. Il commença à acquérir des représentations sur l'univers et - conformément au principe de connaissance qui vient d'être mentionné - explora sa propre intériorité pour (légitimer, N.D.T.) de telles représentations. Il trouva alors la représentation de Dieu. Ce n'était naturellement rien d'autre que la représentation du Je humain. Mais Descartes ne le reconnut point. Il fut dupé et ne s'aperçut pas, de ce fait, que l'idée de Dieu, en tant qu'essence la plus parfaite, dirigeait son penser sur une voie absolument fausse. Pour lui, la première propriété, celle de la plus grande perfection, surpassa en éclat tout le reste de l'entité centrale. Il se dit: voyons, cette représentation de la toute perfection d'une essence, l'être humain, dépourvu de perfection, ne peut absolument pas la puiser en lui-même, elle ne peut donc lui venir que de l'extérieur, c'est-à-dire de l'essence toute parfaite elle-même. Donc, cette essence, la plus parfaite qui soit, existe! Si seulement Descartes avait exploré le vrai contenu de la représentation de Dieu, il aurait découvert que ce contenu est parfaitement identique à la représentation du Je, et que la perfection ne peut être qu'une intensification de ce contenu réalisée au sein d'une progression idéelle. Le contenu essentiel d'une boule d'ivoire n'est pas modifié par le fait que je la pense infiniment grande. Il en est de même pour la représentation du Je, qui ne change pas suite à une intensification de ce genre. La preuve de l'existence de Dieu, fournie par Descartes, n'est donc rien d'autre, de nouveau, qu'une transposition du besoin humain de faire de son propre Je une essence extra humaine comme fondement de l'univers. On voit ici, en pleine clarté, que l'homme ne peut acquérir aucun contenu propre pour cette essence primordiale extra humaine, mais ne peut que lui prêter celui de sa propre représentation du Je sous une forme qui n'est pas essentiellement modifiée.

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