Rudolf Steiner (1899)
L'égoïsme
en philosophie (II)
Aristote aussi repousse
en dehors de l'être humain ce qu'il ne peut trouver qu'en lui. Penser
comme une essence, existant pour elle-même, l'autonomie qu'on rencontre
dans l'intériorité humaine et faire dériver de cette
essence les choses du monde, telle fut la tendance de la pensée grecque
de Thalès à Aristote.
Cela entraîne nécessairement
des conséquences fâcheuses pour la connaissance de l'homme,
lorsque celui-ci se représente l'acte de médiation entre l'esprit
et la nature, qu'il doit lui-même réaliser, comme devant être
réalisé par des puissances extérieures. Il devrait en
effet plonger dans son for intérieur, pour y chercher le trait d'union
des mondes sensible et idéel. Regarde-t-il au contraire dans le monde
extérieur, pour y découvrir un point de jonction - qui ne peut
absolument pas s'y trouver - il en vient alors nécessairement à
douter de toute réconciliation entre ces deux mondes. La période
de la pensée grecque qui suivit Aristote nous met sous les yeux cet
épisode du doute qui s'installe. Il s'annonce chez les Stoïciens
et les Épicuriens, avant d'atteindre son sommet chez les Sceptiques.
Les Stoïciens et les Épicuriens ressentent de manière
instinctive qu'on ne peut pas trouver l'essence des choses en suivant les
voies inaugurées par leurs prédécesseurs. Ils abandonnent
donc ces voies, sans trop se soucier d'en trouver de nouvelles. Pour les
philosophies plus anciennes, le monde dans sa totalité était
l'essentiel. Ils voulaient étudier les lois de l'univers et croyaient
que la connaissance de l'être humain devait tout naturellement en résulter,
car pour eux, l'être humain était un élément de
la totalité universelle, comme les autres choses. Les Stoïciens
et les Épicuriens faisaient de l'être humain la substance de
leur réflexion. Ils voulaient conférer à la vie de ce
dernier la substance qui lui revient. Ils méditaient sur la manière
dont l'homme devait vivre. Tout le reste n'était pour eux qu'un moyen
pour parvenir à ces fins. Pour les Stoïciens, toute philosophie
ne vaut que dans la mesure où elle fournit de précieux éléments
d'appréciation à l'être humain afin de lui permettre
de discerner la manière dont il doit vivre. Comme forme juste de vie
de l'être humain, ils examinaient ce qui était conforme à
la nature. Pour réaliser dans son action cette conformité naturelle,
on devait donc d'abord connaître ce qui était en conformité
avec cette nature.
Dans l'enseignement des Stoïciens repose une concession essentielle
dans la personnalité humaine, quant à ce qui doit être
son but et sa finalité, et pour eux, tout le reste et la connaissance
elle-même, n'est là que pour l'amour de cette personnalité.
Les Épicuriens vont encore plus loin dans cette direction. Leurs
aspirations s'épuisent dans une configuration de la vie humaine telle
que l'homme s'y sente aussi satisfait que possible ou qu'il en retire le
plus grand plaisir de vivre. Pour eux, la vie se tenait tellement au premier
plan de leurs préoccupations qu'ils ne poussaient la connaissance
que dans l'objectif de libérer l'être humain de la frayeur superstitieuse
et du mal-être qui lui tombaient dessus quand il ne perçait
pas la nature à jour.
Un sentiment d'humanité plus élevé, circule au travers
des vues intuitives des Stoïciens et des Épicuriens que chez
les anciens penseurs grecs.
Cette vue intuitive apparaît d'une manière plus subtile, plus
spirituelle chez les Sceptiques. Ils se disaient: quand l'homme se forme
des idées sur les choses, il ne peut le faire qu'à partir de
lui-même. Et ce n'est qu'en lui qu'il puise la conviction qu'à
une chose correspond bien une idée. Ils ne voyaient rien dans le monde
extérieur qui fournît un fondement reliant une chose à
une idée. Et tout ce qui était affirmé devant eux au
sujet de tels fondements, ils le considéraient comme relevant de l'illusion
et le combattaient.
Le trait fondamental de la vision sceptique, c'est la modération.
Leurs partisans n'osaient pas contester que dans le monde extérieur
il y eût une connexion entre l'idée et la chose; ils niaient
simplement que l'être humain pût discerner ce genre de connexion.
C'est la raison pour laquelle, ils faisaient certes de l'être humain
la source de ses connaissances; mais ils ne considéraient pas cette
connaissance comme l'expression d'une vraie sagesse.
Au fond, le Scepticisme représente la faillite de la connaissance
humaine. L'être humain se soumet au préjugé qu'il a lui-même
construit, et qui consiste à penser la vérité comme
existante et achevée à l'extérieur, suite à la
conviction acquise que sa vérité à lui n'étant
qu'intérieure elle ne peut donc, somme toute, s'avérer légitime.
Avec une confiance sans réserve dans la vigueur de l'esprit humain,
Thalès avait entrepris de réfléchir sur le monde. Tout
doute, sur ce que cette méditation doit considérer comme fondement
de l'univers et qui ne pourrait pas l'être en réalité,
restait parfaitement éloigné de sa croyance naïve dans
la faculté cognitive de l'être humain. Chez les Sceptiques,
c'est le renoncement complet à toute vérité vraie qui
surgit à la place de cette croyance. Le cheminement évolutif
du penser grec se déplace entre ces deux extrêmes: la confance
aveugle et naïve dans la capacité de connaissance humaine et
l'absence totale de confiance. On peut comprendre ce cheminement évolutif
si on prend en compte la façon dont les représentations sur
les causes premières de l'univers ont changé. Ce que les plus
anciens des philosophes grecs pensaient comme principes originels, possédait
des qualités et des attributs qui relevaient encore des sens. On avait
donc le droit de situer ces causes premières dans le monde extérieur.
L'élément liquide primordial de Thalès appartient à
la réalité extérieure, comme tous les autres objets
du monde sensible. Ça devint une tout autre affaire, lorsque Parménide
crut reconnaître la vraie existence dans le penser. Car ce penser n'est
perceptible dans son existence authentique que dans l'intériorité
humaine. À partir de Parménide seulement, et par lui, surgit
la grande question: comment se comporte l'être spirituel, idéel,
avec son pendant extérieur que les sens perçoivent? On s'était
donc accoutumé, désormais, à se représenter la
relation de l'être supérieur avec ce qui nous entoure quotidiennement
de la même manière dont Thalès avait pensé sa
chose primordiale sensible par rapport aux choses qui nous entourent. Il
est absolument possible de se représenter la naissance de toutes les
choses à partir de l'élément aqueux - auquel Thalès
assignait la source originelle de tout être - analogue à certains
processus tombant sous les sens et qui se déroulent quotidiennement
devant nos yeux. Et la motivation, à se représenter la relation
au monde qui nous entoure dans le sens d'une telle analogie, demeurait et
existait encore au moment où, sous Parménide et ses continuateurs,
le penser pur et son contenu, le monde idéel, fut désigné
comme la source originelle de toute essence. Les êtres humains étaient
bien mûrs pour comprendre que le monde spirituel se trouvait être
plus élevé que le monde sensible, et que le contenu universel
le plus profond se manifestait bien dans l'intériorité humaine;
mais ils n'acquérirent pas sur-le-champs la maturité nécessaire
pour se représenter également au plan idéel le rapport
entre les mondes sensible et idéel. Il se le représentait d'une
manière sensible, comme une naissance fondée sur des faits.
L'auraient-ils imaginé au niveau spirituel, ils auraient pu calmement
admettre alors que le contenu du monde des idées n'existe que dans
le for intérieur de l'être humain. Alors l'élément
supérieur n'eût plus besoin de précéder dans le
temps l'élément qui en est dérivé. Un contenu
méditatif peut révéler un contenu spirituel; mais celui-ci
n'a pris naissance qu'à l'instant de la révélation et
à partir de ce contenu méditatif. C'est un produit d'évolution
plus tardif que le monde des sens. Mais si l'on se représente ce rapport
comme une naissance, alors cette méditation, dont procède le
contenu spirituel, doit la précéder aussi dans le temps. De
cette manière, l'on fit de l'enfant - le monde spirituel procédant
du monde sensible - la mère de ce dernier. C'est la raison psychologique
qui explique pourquoi l'être humain transpose son univers en dehors
de lui sur la réalité extérieure, et affirme, au sujet
de ce qui lui revient en propre et qui est même sa propre production,
que celle-ci détient une existence objective et autonome à
laquelle il doit s'assujettir, ou selon le cas, entrer en sa possession au
travers d'une révélation ou d'une tout autre manière
sous la forme d'une vérité achevée en elle-même,
faisant irruption en son for intérieur.
Cette interprétation que l'être humain donne à la connaissance,
dans son aspiration à la vérité, correspond à
un penchant profond de sa nature. Goethe l'a caractérisé dans
ses paroles en prose de la manière suivante: "L'être humain
ne conçoit jamais à quel point il est anthropomorphe."
Et: hasard et coup du sort. En voulant expliquer le mouvement des corps célestes,
il est en vérité un anthropomorphe caché, il suit le
cheminement du promeneur dans ses champs. Le pied soulevé s'affaisse,
celui qui est resté en arrière se soulève vers l'avant
à son tour et retombe; et ainsi de suite, du départ à
l'arrivée." (Conférer avec Kürschners Nationallitteraturr,
Goethe-Ausgabe Vol. 36, 2, P. 353). Toute explication sur la nature consiste
justement dans le fait que des expériences que l'homme fait sur lui
sont interprétées et transférées dans l'objet.
Même les phénomènes les plus élémentaires
sont expliqués de cette manière. Lorsque nous voulons expliquer
le choc de deux corps, cela procède d'une façon que nous nous
représentons que l'un des corps exerce sur l'autre une action analogue
à celle que nous exerçons, nous, lorsque nous heurtons un corps.
De la même façon que nous agissons ici avec l'élément
subordonné, l'homme religieux le fait avec sa représentation
de Dieu. Il interprète la manière de penser et d'agir de l'être
humain en la projetant dans la nature; et de même les philosophes mentionnés
plus haut de Parménide à Aristote, qui transposaient les processus
du penser humain en les interprétant dans la nature.
Ce besoin humain, qu'on signale ici, Max Stirner l'avait bien en tête,
quand il disait: "Ce qui, tel un fantôme dans l'univers, agite
sa nature conceptuellement insaisissable et mystérieuse, c'est justement
ce mystère invraisemblable que nous appelons l'être suprême.
Et parvenir à l'examiner à fond, le concevoir, découvrir
de la vérité en lui (prouver "l'existence de Dieu"),
c'est la mission que les êtres humains se sont fixée des millénaires
durant; avec l'effroyable impossibilité, de remplir ce Tonneau des
Danaïdes, de transformer ce spectre en un non-spectre, cette irréalité
en réalité, cet esprit en une personne entièrement corporelle,
- c'est à cela qu'ils se sont torturés. Derrière le
monde existant, ils cherchent la "chose en soi", l'essence, ils
cherchent la non-chose derrière la chose".
L'intériorité délivre la plus profonde sagesse humaine.
Mais l'être humain doit d'abord s'éduquer pour aborder cet approfondissement
de soi. Il doit s'accoutumer, à contempler une réalité
libre de tout ce que les sens nous transmettent. Des hommes qui ont élevé
leurs forces de connaissance à ces hauteurs, parlent d'une lumière
intérieure qui leur est apparue. Jacob Böhme, le mystique chrétien
du dix-septième siècle, ce considérait comme un illuminé
de ce genre. Il contempla en lui un royaume qu'il dut caractériser
comme étant le plus élevé des royaumes accessibles à
la connaissance de l'être humain. Il dit: "La richesse du coeur
humain porte le sceau, parfaitement arrangé avec art, conforme à
l'essence de toutes les essences."
À0 la place de la spéculation sur un au-delà extérieur
à l'homme, le néoplatonisme installe la vision intuitive du
monde intérieur humain. Un phénomène extrêmement
caractéristique surgit à cette occasion, à savoir que
le néoplatonicien considère sa propre intériorité
comme lui étant étrangère. On est donc allé jusqu'à
la connaissance d'un endroit dans lequel le dernier membre de l'univers était
à rechercher; ce qui s'y trouvait, on l'a faussement interprété.
C'est pourquoi le néoplatonicien décrit les événements
intérieurs de son extase, de la même façon que Platon
décrivait son monde suprasensible.
Il est significatif que le néoplatonisme en vienne à exclure
de la nature du monde intérieur ce qui précisément constitue
le noyau véritable de celui-ci. L'état de l'extase doit seulement
apparaître au moment où la conscience de soi fait silence. Il
était donc naturel que l'esprit du néoplatonisme lui-même
ne pût contempler sa propre entité sous sa vraie lumière.
C'est dans cette manière de voir que les cheminements des idées
qui forment le contenu de la philosophie grecque, ont trouvé leur
aboutissement. Ils représentent l'aspiration de l'être humain
à reconnaître sa propre essence comme étrangère,
à la contempler et à l'adorer.
Selon la suite naturelle de l'évolution, au sein de la spiritualité
occidentale, la découverte de l'égoïsme aurait dû
succéder au néoplatonisme. C'est-à-dire que l'homme
aurait dû reconnaître cette entité considérée
comme étrangère comme étant bien la sienne propre. Il
aurait dû se dire: l'élément le plus évelé
qui existe dans l'univers donné à l'homme, c'est le Je individuel,
dont l'essence fait son apparition au plus profond de la personnalité.
Ce cheminement naturel de l'évolution spirituelle occidentale fut
entravé par la propagation de la doctrine chrétienne. Le Christianisme
offrit ce que la philosophie grecque avait exprimé dans le langage
du philosophe, sous la forme populaire de représentations qu'on pouvait
pour ainsi dire “saisir de ses mains”. Quand on se remémore combien
le désir de se dépouiller de sa propre entité est enraciné
dans la nature humaine, il apparaît compréhensible que cette
doctrine ait gagné un pouvoir aussi incomparable sur les âmes.
Satisfaire ce désir par un moyen philosophique, relève d'un
haut degré d'évolution de l'esprit. Il suffit de posséder
la richesse de coeur la plus ingénue pour le satisfaire sous la forme
de la foi chrétienne. Le Christianisme ne représente ni un
contenu subtil d'esprit, tel le monde idéel de Platon, ni l'expérience
rayonnante d'une lumière intérieure qu'il faut d'abord initier
en soi, mais des processus portant les attributs d'une réalité
saisissable par les sens. Il va en effet jusqu'à vénérer
la plus haute entité divine dans une individualité humaine
historique. Avec de telles représentations palpables, l'esprit philosophique
de la Grèce ne fait pas l'affaire. Des représentations de ce
genre se trouvaient loin derrière lui, dans la mythologie des peuples.
Hamann, le précurseur de Herder dans le domaine de la science des
religions, a fait un jour remarquer que Platon n'a jamais été
un philosophe pour les enfants. Les esprits enfantins sont ceux pour qui
“l'Esprit Saint a eu l'ambition de devenir un écrivain”.
Et cette forme enfantine d'aliénation de soi chez l'être humain
a eu des conséquences les plus graves qu'on puisse imaginer tout au
long des siècles d'évolution de la pensée philosophique.
Telle une brume, la doctrine chrétienne est donc tombée, en
estompant la lumière qui aurait dû rayonner de l'essence personnelle.
Au moyen de toutes sortes de concepts philosophiques, les Pères de
l'Église des premiers siècles chrétiens tentèrent
de donner aux représentations populaires une forme dans laquelle une
conscience plus cultivée pouvait aussi leur sembler acceptable. Et
les Pères de l'église suivants, dont le représentant
le plus important fut Saint Augustin (mort en 430) poursuivirent ces tendances
dans le même esprit. Le contenu de la foi chrétienne agissait
d'une manière si fascinante, qu'il ne pouvait être question
de doute sur sa vérité, mais seulement de l'élévation
de celle-ci dans un domaine encore plus idéel et spirituel. La philosophie
des Pères de l'Église est une transposition du contenu de la
foi chrétienne en un édifice conceptuel. Le caractère
général de cette construction d'idées ne pouvait être
rien d'autre que celui du Christianisme sur les bases duquel elle s'élevait:
transplantation de l'entité humaine hors d'elle dans le monde, désaisissement
de soi. On s'est donc trouvés dans la situation d'un Augustin qui
parvient de nouveau à l'endroit exact où l'on rencontre l'essence
de l'univers et qui retombe à cet endroit sur un élément
étranger. C'est bien dans l'essence profonde de l'être humain
qu'il recherche la source de toute vérité; il proclame les
expériences intérieures de l'âme comme fondement de connaissance.
Mais la doctrine de foi chrétienne a placé un contenu extra
humain à l'endroit même où sa recherche le mène.
C'est la raison pour laquelle il trouve de fausses entités au bon
endroit.
Suit alors, pendant un siècle, un effort de la pensée humaine
qui n'eut aucun autre objectif, en y engageant toute l'énergie de
l'esprit humain, que de fournir la preuve que le contenu de cet esprit ne
se trouvait pas en lui, mais qu'il était à rechercher là
où la foi chrétienne l'avait transféré. Le mouvement
de pensée, qui surgit de cette contention a été caractérisé
comme la scolastique. - Sous ce rapport, toutes les finasseries des scolastiques
ne peuvent éveiller aucun intérêt. Car, pour ce mouvement
d'idée, toute évolution en direction d'un lieu où se
trouverait la connaissance du Je personnel, n'importe absolument pas le moins
du monde.
L'épaisseur de la brume que le Christianisme était venu déposer
sur le champ de la connaissance humaine de soi, est au plus manifeste par
le fait que l'esprit occidental devint somme toute incapable de faire ne
serait-ce qu'un pas en direction de cette connaissance de soi. Il avait besoin
d'une impulsion extérieure contraignante. Il ne pouvait pas trouver
au fond de l'âme ce qu'il avait si longtemps cherché à
l'extérieur. Mais la preuve lui fut apportée: ce monde extérieur
ne peut absolument pas être de nature à accueillir l'essence
qu'il recherchait en lui. Cela arriva par l'épanouissement des sciences
naturelles au seizième siècle. Tant que l'homme ne se faisait
que des représentations incomplètes sur la nature des phénomènes
naturels, il y avait place pour des entités divines et pour l'action
d'une volonté personnelle divine dans le monde extérieur. Mais
au moment où Copernic (1473-1543) et Kepler (1571-1630) ébauchèrent
une image naturelle du monde, il n'y eut plus de place pour l'image chrétienne.
Et au moment où Galilée (1564-1642) posa la base d'une explication
des processus naturels par des lois naturelles, la foi dans les lois divines
devait en être ébranlée. On devait donc désormais
rechercher l'essence, que l'être humain reconnaissait comme la plus
haute et qu'on avait expulsée du monde qui lui était extérieur,
par d'autres voies.
Bacon de Verulam (1561-1626) tira les conséquences philosophiques
des préalables fournis par Copernic, Kepler et Galilée. Les
services qu'il rendit à la conception du monde occidentale ne furent
au fond que négatifs. Il avait fortement revendiqué de porter
un regard libre de tout préjugé sur la réalité,
sur la vie. Aussi banale que puisse apparaître cette exigence, il ne
faut pourtant pas nier que l'évolution de la pensée occidentale
avait, des siècles durant; lourdement péché contre elle.
Le Je, propre à l'être humain, fait aussi partie des choses
réelles. N'avait-on pas affirmé qu'il semblât reposer
dans la disposition naturelle même de l'homme une impossibilité
pratique de considérer ce Je sans a priori? Seule l'éducation
d'un bon sens parfaitement dépourvu de préjugé et en
prise directe avec le réel, peut mener à la connaissance de
soi. La voie de la connaissance de la nature est aussi la voie de la connaissance
du Je.
Deux courants surgirent dès lors dans l'évolution des idées
en Occident qui voulurent atteindre les objectifs rendus nécessaires
par les sciences naturelles selon deux voies divergentes. L'une remonte à
Jacob Böhme (1575-1624), l'autre à René Descartes (1596-1650).
Jacob Böhme et Descartes ne se trouvaient plus sous la fascination
de la scolastique. Le premier avait reconnu qu'il n'y a aucun endroit dans
l'espace universel pour Dieu; c'est pourquoi il devint mystique. Il chercha
Dieu au sein de l'être humain. L'autre s'est aperçu que l'adhésion
des scolastiques à la doctrine chrétienne n'est qu'une affaire
d'habitude contractée par des siècles d'éducation. C'est
pourquoi il considérait comme indispensable de douter d'emblée
de ces représentations inculquées par l'habitude et de rechercher
un mode de connaissance permettant à l'être humain de parvenir
à un savoir en étant certain qu'il n'est pas le produit de
l'habitude, parce qu'il peut à tout instant s'en porter garant par
ses propres forces spirituelles.
Chez Böhme, comme chez Descartes, on assiste donc aux premiers élans
vigoureux entrepris par le Je humain pour se connaître lui-même.
Pourtant, les développements ultérieurs révélèrent
que tous deux restaient subjugués par les anciens préjugés.
On a déjà signalé que Jacob Böhme a une certaine
parenté spirituelle avec le néoplatonisme. Sa connaissance
est une incarcération dans le for intérieur. Mais ce qui s'oppose
à lui dans ce for intérieur, ce n'est pas le Je humain, mais
seulement et encore le Dieu-Christ. Il se rend compte qu'au sein de l'âme
individuelle, il y a un élément auquel aspire l'être
humain qui a besoin de connaissance. L'accomplissement des aspirations humaines
les plus ardentes y afflue. Mais cela ne l'a pas amené à l'idée
que le Je pût être en situation de satisfaire ces revendications
à partir de son essence même, en intensifiant ses forces de
connaissance. Cela le conduisit plutôt à l'opinion d'avoir trouvé
le vrai Dieu, que le Christianisme avait cherché sur une mauvaise
voie, en empruntant sa voie à lui, c'est-à-dire la connaissance
de la richesse des sentiments et du coeur. Au lieu d'une connaissance de
soi, Böhme recherche l'union à Dieu; au lieu de vivre avec les
trésors de son for intérieur, il recherche la vie en Dieu.
Il est clair que la manière dont pense l'être humain sur son
action ou sur sa vie morale dépend aussi de la connaissance ou de
la méconnaissance de soi. Le domaine de la morale s'édifie
effectivement au-dessus des événements purement naturels à
la manière dont un étage supérieur s'édifie sur
un rtez-de-chaussée. La foi chrétienne, qui considère
déjà ces événements naturels comme l'émanation
de la volonté divine, cherchera d'autant plus cette volonté
dans la morale. Dans la doctrine morale chrétienne la fausseté
de cette conception du monde se révèle encore bien plus fortement
que n'importe où ailleurs. Quelle sophistique effrayante la théologie
n'a-t-elle pas en effet mise en oeuvre dans ce domaine: des questions restent
ici en suspens qui, du point de vue du Christianisme, révèlent
l'ampleur et la netteté d'un tissu de contradictions. Lorsqu'une telle
entité primordiale, comme celle du Dieu-Christ, est acceptée,
il demeure incompréhensible que le domaine de l'action puisse se briser
en deux domaines: celui du bien et celui du mal. Puisque toutes les actions
devraient émaner de l'entité primordiale et porter conséquemment
des traits de même nature que leur origine. Elles devraient justement
être divines. C'est pareillement sur ce terrain que la responsabilité
humaine est à définir. L'homme est en effet conduit par la
volonté divine. Il ne peut donc que s'y abandonner; il ne peut que
laisser arriver par elle ce que Dieu accomplit.
On a réalisé exactement la même chose au sein des conceptions
sur la morale que ce qu'on avait réalisé dans le domaine du
dogme cognitif. L'être humain va au devant de sa propension à
arracher son propre soi et à le poser en entité étrangère.
Et tout comme, dans le domaine des connaissances, on ne pouvait donner aucun
autre contenu à l'essence primordiale considérée comme
extra humaine, que celui qu'on puisait en son for intérieur, on ne
fut pas non plus capables de trouver en cet être aucun autre dessein
ou incitation morale pour l'action, que ceux qui étaient propres à
l'âme humaine. Ce dont l'être humain était convaincu dans
son intériorité la plus profonde, quant à ce qui doit
arriver, il le considérait comme étant voulu par l'essence
primordiale du monde. De cette manière, on avait créé
une dualité dans le domaine de l'éthique. On opposait au soi,
qu'on détenait en propre et en dehors duquel on devait agir, son propre
contenu comme déterminant moral. De ce fait les exigences morales
purent prendre naissance. Le soi de l'homme ne devait plus s'autoriser à
agir de lui-même, il devait obéir à un autre. À
cette l'aliénation de soi au niveau du domaine cognitif, vint donc
correspondre l'oubli de soi dans l'action au plan de la morale. Ne sont bonnes
que des actions pour lesquelles le Je obéit à ce qui lui est
étranger; sont mauvaises, au contraires, des actions qu'il se propose
lui-même de suivre. Le Christianisme voit dans l'égoïsme
la source du mal. Cela n'aurait jamais pu arriver si on avait compris que
la morale tout entière ne peut puiser son contenu qu'au sein de l'individualité
propre. On peut résumer l'ensemble de la doctrine morale chrétienne
dans la phrase: si l'être humain admet qu'il ne peut suivre que les
injonctions de son être propre et agir en conséquence, alors
il est mauvais; si cette vérité se dissimule en lui et qu'il
pose au-dessus de lui - ou laisse poser - ses propres injonctions, en les
considérant comme étrangères, pour agir en conformité
avec elles, alors il est bon.
La doctrine morale de l'oubli de soi est peut-être la plus parfaitement
accomplie dans un ouvrage paru au 14ème siècle: “La théologie
allemande”. Son auteur nous est resté inconnu. Il a poussé
si loin l'aliénation et l'oubli de soi qu'il a pris soin de ne pas
laisser son nom à la postérité. Dans cet ouvrage on
dit: “Il n'est aucune essence vraie et il n'est aucun être autrement
que dans la perfection, mais c'est un hasard, ou un éclat et une lueur,
qui n'est pas en soi une essence ou qui n'a pas d'essence, autrement que
celle du feu d'où émane la clarté, ou dans le soleil
ou dans la lumière. L'Écriture sainte exprime la foi et la
vérité: pécher n'est rien d'autre pour la créature
que se détourner du bien immuable et se tourner vers le changeant,
c'est-à-dire qu'elle se détourne de la perfection pour le divisé
et l'imparfait et, le plus souvent, vers elle-même. À présent
fais bien attention. Si la créature adopte quelque chose de bien,
en tant qu'essence, vie et sagesse, connaissance et pouvoir, bref tout ce
qu'on doit désigner comme le bien, et pense que ce bien est le sien,
lui appartient ou qu'il procède d'elle: aussi souvent et toutes les
fois que cela arrive, alors elle se détourne. Qu'est-ce que le diable
fit d'autre ou bien quelle fut autrement sa chute et sa déviation
que d'admettre qu'il était aussi quelque chose, et qu'il aurait dû
être et avoir quelque chose qui lui appartînt? Cette acceptation,
et son Je, et son Moi, son « à Moi » et son
Mien, ce fut bel et bien son détournement et sa chute. Ça existe
encore - car tout ce qu'on tient pour bon ou que l'on doit désigner
comme le bien, cela n'appartient à personne d'autre qu'à Dieu
qui est seul bien éternel et vrai, et celui qui s'en prétend
le détenteur, commet alors une injustice à Son égard
et est donc contre Dieu.”
D'avec l'évolution
que Jacob Böhme a attribuée aux relations de l'être humain
avec la divinité, dépend aussi un changement dans les conceptions
sur la morale vis-à-vis des anciennes représentations chrétiennes.
Dieu agit comme celui qui fait le bien, certes encore dans une position très
élevée dans le soi humain, mais il y agit bien là et
non depuis l'extérieur. Il en résulte une intériorisation
de l'action morale. Le Christianisme restant n'a exigé qu'une obéissance
extérieure à la volonté divine. Chez Jacob Böhme,
les entités antérieurement séparées - l'élément
réellement personnel et ce qui a été divinisé
- entrent de nouveau en connexion vivante. De ce fait, la source de la morale
est bien transférée désormais dans l'intériorité
humaine; mais le principe éthique de l'oubli de soi n'en ressort que
plus accenté. Même si Dieu est considéré comme
une puissance extérieure, c'est le soi humain qui est bien véritablement
l'être agissant. Il agit donc, soit dans l'esprit de Dieu, soit contre
celui-ci. Mais si Dieu est désormais transféré dans
l'intériorité humaine, l'être humain n'agit plus lui-même,
car c'est Dieu, en lui, qui agit. Dieu se laisse vivre directement au sein
de la vie humaine. L'homme renonce à avoir une vie qui lui soit propre;
il se fait élément de la vie divine. Il se ressent en Dieu,
Dieu en lui, il se joint à l'essence primordiale; il en devient un
organe.
Dans cette mystique allemande,
l'homme a donc racheté sa participation à la vie divine au
prix de l'extinction la plus complète possible de sa personnalité,
de son Je. Jacob Böhme et les Mystiques qui partageaient ses idées,
ne ressentaient pas cette perte de l'élément personnel. Au
contraire: ils ressentaient quelque chose de particulièrement exaltant
à l'idée qu'ils participaient directement à la vie divine,
qu'ils étaient des membres de l'organisme divin. Certes l'organisme
ne peut pas exister sans ses membres. C'est la raison pour laquelle le Mystique
se ressentait comme une nécessité au sein de l'univers, comme
une entité qui est indispensable à Dieu. - Angelus Silesius
(1324-1677), le mystique ressentant le divin dans le même esprit que
Jacob Böhme, exprime cela dans une belle phrase tirée de son
Pèlerin
chérubinique
:
"Je sais que sans moi
Dieu ne peut vivre d'emblée,
M'anéantis-je, il
doit rendre l'âme."
Et d'une manière
encore plus caractéristique dans une autre:
"Dieu, sans moi, ne
peut créer un seul vermisseau,
Si je ne le préservais pas en moi, il devrait se fracasser sur-le-champ."
Le Je humain fait ici valoir
son droit, de la manière la plus énergique, à l'égard
de son image transposée dans le monde extérieur. On ne dit
certes rien non plus ici quant à l'être supposé originel,
au sujet d'une essence proprement humaine, transposée par l'être
humain lui-même; mais celui-ci est bien désigné comme
étant celui qui en maintient le fondement originel divin.
Descartes ressentait fortement
que l'homme s'était mis dans une relation biaisée avec l'univers
par l'évolution idéelle qu'il avait entreprise. C'est pourquoi
il opposait d'abord le doute à tout ce qui avait pris naissance à
partir de cette évolution des idées. C'est seulement si on
doute de tout ce que les siècles ont développé de "vérités",
que l'on peut - selon lui - acquérir l'impartialité nécessaire
pour prendre un nouveau départ. C'est dans la nature des choses que
Descartes, en doutant, ait été ramené au Je humain.
Car plus l'être humain fait de tout le reste de l'univers un champ
d'investigation à explorer, plus cela nourrit d'autant son sentiment
d'avoir une personnalité en quête. Il peut se dire: peut-être
me trompè-je sur le chemin de l'existence; qui vit dans le doute est
d'autant plus ramené à lui-même. Le
Cogito ergo sum
(je pense, donc je suis) de Descartes en est le signe. Mais Descartes va
plus loin. Il a conscience que la façon dont l'être humain parvient
à la connaissance de lui-même, doit constituer un modèle
d'investigation pour chercher à acquérir des connaissances
sur toutes les autres choses. Pour lui, la clarté et la précision
apparaissent comme les deux qualités saillantes de la connaissance
de soi. Il les requiert donc aussi pour toutes les autres connaissances restantes.
Ce que l'homme saisit tout aussi clairement et tout aussi nettement que son
être propre, c'est ce qui peut uniquement passer pour certain.
Avec cela et dans une direction au moins, on reconnaît donc la position
centrale et absolue du Je dans la totalité de l'univers, quant à
l'orientation de la méthode de connaissance. L'être humain oriente
son "comment" de la connaissance de l'univers d'après le
"comment" de la connaissance de soi et ne s'interroge plus au sujet
d'une entité extérieure, pour légitimer ce "comment".
L'homme ne veut plus penser à la manière d'un Dieu prescrivant
la connaissance, mais en prenant lui-même ses dispositions en vue de
s'y mettre lui-même. Pour ce qui concerne le "comment", l'homme
va désormais chercher en lui-même l'énergie de la sagesse
requise.
Relativement au "quoi", Descartes n'accomplit pas une progression
identique. Il commença à acquérir des représentations
sur l'univers et - conformément au principe de connaissance qui vient
d'être mentionné - explora sa propre intériorité
pour (légitimer, N.D.T.) de telles représentations. Il trouva
alors la représentation de Dieu. Ce n'était naturellement rien
d'autre que la représentation du Je humain. Mais Descartes ne le reconnut
point. Il fut dupé et ne s'aperçut pas, de ce fait, que l'idée
de Dieu, en tant qu'essence la plus parfaite, dirigeait son penser sur une
voie absolument fausse. Pour lui, la première propriété,
celle de la plus grande perfection, surpassa en éclat tout le reste
de l'entité centrale. Il se dit: voyons, cette représentation
de la toute perfection d'une essence, l'être humain, dépourvu
de perfection, ne peut absolument pas la puiser en lui-même, elle ne
peut donc lui venir que de l'extérieur, c'est-à-dire de l'essence
toute parfaite elle-même. Donc, cette essence, la plus parfaite qui
soit, existe! Si seulement Descartes avait exploré le vrai contenu
de la représentation de Dieu, il aurait découvert que ce contenu
est parfaitement identique à la représentation du Je, et que
la perfection ne peut être qu'une intensification de ce contenu réalisée
au sein d'une progression idéelle. Le contenu essentiel d'une boule
d'ivoire n'est pas modifié par le fait que je la pense infiniment
grande. Il en est de même pour la représentation du Je, qui
ne change pas suite à une intensification de ce genre. La preuve de
l'existence de Dieu, fournie par Descartes, n'est donc rien d'autre, de nouveau,
qu'une transposition du besoin humain de faire de son propre Je une essence
extra humaine comme fondement de l'univers. On voit ici, en pleine clarté,
que l'homme ne peut acquérir aucun contenu propre pour cette essence
primordiale extra humaine, mais ne peut que lui prêter celui de sa
propre représentation du Je sous une forme qui n'est pas essentiellement
modifiée.