Rudolf Steiner (1899)

L'égoïsme en philosophie (III)

Avec Spinoza (1632-1677), on ne progresse sur la voie devant mener à la conquête d'une représentation du Je, mais au contraire, on recule. Car Spinoza n'a aucun pressentiment de la position exceptionnelle du Je humain. Pour lui, le cours des événements du monde s'épuise dans un système de nécessités naturelles, de la même manière que, pour les philosophes chrétiens, il s'épuisait dans un système de volontés d'actions divines. Ici comme pour ce temps-là, le Je humain n'est qu'un élément de ce système. Pour les Chrétiens, l'homme est dans la main de Dieu; pour Spinoza, à la merci des événements naturels du monde. Chez Spinoza, le Dieu-Christ reçoit un autre caractère. Ce philosophe, qui a grandi dans l'épanouissement des idées des sciences naturelles des Lumières, ne peut reconnaître un Dieu qui dirige le monde de manière arbitraire, mais seulement une entité primordiale qui existe, parce que son existence est une nécessité par elle-même, et qui dirige donc l'évolution du monde selon des lois immuables, émanant de sa propre essence absolument nécessaire. Que l'homme ait tiré de lui-même le contenu imagé d'après lequel il se représente cette nécessité, Spinoza n'en a aucune conscience. Sur cette base, l'idéal moral de Spinoza prend aussi un caractère impersonnel et non individuel. Selon ses présuppositions, il ne peut pas effectivement voir dans le perfectionnement du Je un idéal visant au renforcement des forces spirituelles proprement humaines. Il considère cet idéal comme relevant de l'imprégnation du Je par un contenu universel divin, par les connaissances les plus élevés acquises sur un Dieu objectif. Se perdre dans ce Dieu doit être , selon lui , le but de l'effort humain.

Le chemin, dans lequel Descartes s'était engagé: progresser du Je vers la connaissance du monde, est désormais poursuivi par les philosophes des Temps modernes. La méthode chrétienne-théologique, qui n'avait aucune confiance dans la capacité du Je humain, en tant qu'organe de connaissance, s'en trouvait pour le moins dépassée. Une chose fut reconnue et acquise, c'est que le Je devait lui-même découvrir l'essence la plus haute. Mais progresser de là vers l'autre point, jusqu'au discernement révélant que le contenu reposant dans le Je, est aussi l'essence la plus élevée qui existe, la route restait encore longue, à dir e vrai .

D'esprit moins profond que Descartes, les philosophes anglais Locke (1632-1704) et Hume (1711-1776) s'en allèrent explorer la voix ouverte par le Je humain, pour parvenir à une explication sur lui-même et sur l'univers. Tous deux manquaient avant toute chose d'un regard sain et libre sur l'intériorité humaine. Pour cette raison, ils ne purent se faire aucune idée sur la grande différence qui existe entre la connaissance des choses extérieures et celle du Je. Tout ce qu'ils disent se réfère seulement à l'acquisition de connaissances extérieures. Locke omet complètement le fait que l'être humain, en tirant au clair et en expliquant les objets extérieurs, répand sur eux une lumière qui s'échappe de sa propre intériorité. Il croit donc que toutes les connaissances proviennent de l'expérience. Mais qu'est-ce que l'expérience? Galilée voit une lampe d'église en oscillation. Elle l'amène à découvrir la loi d'oscillation du pendule. Il a fait l'expérience de deux choses: premièrement, de phénomènes extérieurs par le truchement de ses sens. Deuxièmement, il a tiré de lui-même la représentation d'une loi expliquant clairement ces phénomènes en les faisant comprendre. On peut donc à présent considérer comme des expériences l'une autant que l'autre. Mais on méconnaît ainsi justement la différence qui existe entre ces deux processus menant à la connaissance. Un être qui ne pourrait pas puiser dans le contenu de son essence, pourrait rester éternellement devant la lampe en oscillation: cette perception sensible ne serait jamais complétée par une loi conceptuelle. Locke, et tous ceux qui pensent comme lui, se laissent quelque peu induire en erreur par la manière dont les contenus de connaissance entrent en relation avec nous. Ils surgissent justement et précisément à l'horizon de notre conscience. Cette ascension forme l'expérience. Mais on doit reconnaître que le contenu (conceptuel) des lois de l'expérience est dégagé à partir du Je, pour être développé et plaqué aussitôt sur les expériences. Chez Hume, il se révèle deux choses. D'abord, le fait que cet homme ne connaît pas la nature du Je et que c'est justement à cause de cela qu'il fait dériver, comme Locke, le contenu des lois à partir de l'expérience. Et ensuite, que ce contenu se perd complètement dans le flou, flottant librement dans l'air, sans consistance ni fondement. Hume reconnaît, quant à lui, que l'expérience extérieure ne délivre que des phénomènes incohérents; elle n'offre donc pas d'emblée les lois qui accompagnent ces phénomènes et par lesquelles ils sont enchaînés. Puisque Hume ne sait rien de l'essence du Je, il ne peut pas non plus en faire dériver la justification de ces enchaînements. Ils les ramène donc à une origine primordiale, de la plus vague qui soit, qui se laisse concevoir par l'habitude. L'homme voit qu'un certain événement en suit toujours un autre: suite à la chute d'une pierre, le sol, sur lequel elle tombe, se creuse. Par conséquent, l'être humain s'habitue à penser de tels événements dans un enchaînement. Toute connaissance perd sa signification; quand on part de tels préalables. La connexion des événements et de leurs lois s'acquiert donc purement au hasard.

Nous voyons en George Berkeley (1684- 1753) un homme, chez qui l'essence créatrice du Je est parvenue à la pleine conscience. Il avait une représentation nette de l'activité propre au Je, lors de la réalisation et de l'établissement de toute connaissance. Quand je vois un objet, se disait-il, je suis donc actif. J'en crée pour moi la perception. Que l'objet d'une perception restât toujours au-delà de ma conscience, il n'existerait plus pour moi, si je n'en ranimais pas constamment l'existence morte, par mon activité. Et ce n'est que mon activité revivifiante que je perçois, et non, ce qui précède objectivement ma perception en tant qu'objet mort. Quelle que soit la direction vers laquelle je regarde dans ma sphère de conscience, partout je me vois en activité, en création. Dans la pensée de Berkeley, le Je acquiert une vie universelle. Que sais-je de l'existence d'une chose, si je ne me la représente pas? Pour Berkeley, le monde consiste en esprits créateurs qui le façonnent en le tirant d'eux-mêmes. Mais sur le plan de la connaissance, l'ancien préjugé réapparaît chez lui. Il laisse bien le Je créer son monde, mais il ne lui donne pas, en même temps, la capacité de le faire à partir de lui-même. Il doit donc encore rester victime de la représentation divine. Chez lui aussi, le principe créateur dans le Je, c'est Dieu.

Mais ce philosophe nous révèle une autre chose. Celui qui se plonge réellement dans l'essence du Je créateur, n'en ressort pas en débouchant sur une essence plus extérieure; à moins de procéder de manière violente! Et Berkeley progresse violemment. Sans aucune nécessité contraignante, il ramène l'activité créatrice du Je à Dieu. Des philosophes antérieurs avaient effectivement vidé le Je de tout contenu, pour ensuite aller un chercher un auprès de leur Dieu. Berkeley ne fait pas cela (siècle des lumières oblige, N.D.T.). C'est la raison pour laquelle il n'est capable de rien d'autre que de placer un esprit particulier à côté de l'esprit créateur, qui au fond lui est pleinement équivalent, c'est-à-dire parfaitement superflu.

Cela est encore plus frappant chez le philosophe allemand Leibnitz (1646-1716). Il avait, lui aussi, connaissance de l'activité créatrice du Je. Il embrassait nettement d'un coup d'oeil, l'étendue de cette activité et voyait toute sa compacité interne, reposant sur elle-même. Le Je devint pour lui un monde en soi, une monade. Et tout ce qui possède une existence, ne peut l'avoir que par le fait qu'il y a dans cette existence un contenu fermé. Seules les monades, c'est-à-dire des essences, en elles-mêmes, tirent leur existence de leur propre création. Des mondes séparés pour et en eux-mêmes qui ne sont renvoyés à rien en dehors d'eux-mêmes. Ce sont donc des univers qui existent, et non un seul univers. Chaque homme est un monde à part, une monade en soi. Si maintenant, ces mondes s'accordent néanmoins entre eux et savent donc quelque chose les uns des autres, en étant capables de penser le contenu de leur savoir, cela ne peut provenir que du fait de l'existence d'une harmonie préétablie. Le monde est justement ainsi fait qu'une monade crée d'elle-même ce qui correspond à l'activité d'une autre. Pour la cause instaurant cette harmonie, Leibnitz a naturellement besoin, à nouveau, de ce bon vieux Dieu. Il s'est aperçu que le Je est actif, créateur, dans son intériorité et qu'il se confère lui-même son contenu; mais qu'il place aussi lui-même ce contenu en connexion avec le contenu universel, voilà ce qui lui est resté parfaitement dissimulé. De ce fait, il ne s'est aucunement libéré de la représentation de Dieu. Des deux exigences, reposant dans la sentence de Goethe: "Que je prenne connaissance de ma relation à moi-même et au monde, et j'appelle cela la vérité", il n'a vu que la première.

Cette évolution de la pensée occidentale révèle une empreinte toute particulière. Le meilleur dont l'être humain puisse prendre connaissance, il doit le puiser en lui-même. Il exerce effectivement la connaissance de soi. Mais il recule de frayeur devant l'idée de reconnaître comme telle cette auto-création. Il se sent trop faible pour porter le monde. C'est pourquoi il en reporte le fardeau sur un autre. Et les objectifs qu'il se fixe lui-même, perdraient de leur importance, pour lui, s'il s'avouait franchement leur origine; c'est pourquoi il les grève de forces qu'il croit devoir accueillir de l'extérieur. L'être humain fait donc bien l'apologie de son enfant, sans vouloir en admettre la paternité.

En dépit des courants contraires, la connaissance humaine de soi a constamment progressé. Au moment où elle commençait à devenir vraiment critique à l'égard de toute croyance dans l'au-delà, elle tomba sur Kant (1724-1804). La pénétration de la nature de la connaissance humaine avait ébranlé la force de conviction de tous les arguments qui peuvent être inventés pour appuyer une croyance comme celle-là. On avait peu à peu acquis une idée sur ce qu'étaient les connaissances réelles en examinant à fond, pour cette raison, ces simulacres d'idées, artificiellement torturées, censées donner des prétendus éclaircissements sur des puissances qui ne sont pas de ce monde. Un homme aussi pieux et croyant que Kant ne pouvait que redouter qu'une évolution ultérieure sur cette voie menât à la dissolution de toute foi. À son esprit profondément religieux, cela devait nécessairement apparaître comme un grand malheur imminent pour l'humanité. De cette angoisse devant la destruction des idées religieuses, le besoin surgit pour lui de rechercher fondamentalement, une fois pour toutes, quels sont les rapports de la connaissance humaine avec les affaires de la foi. Comment la connaissance est-elle possible et sur quoi peut-elle s'étendre? Telle est la question que se posait Kant, et cela, en effet dès le début, dans l'espoir de pouvoir en retirer un appui le plus solide possible pour la foi. Kant accepte deux choses de ces prédécesseurs. Premièrement, qu'il existe des connaissances incontestables. Les vérités de la mathématique pure et des systèmes généraux de la logique et de la physique lui apparaissaient comme telles. Deuxièmement, il s'appuya sur Hume, reprenant son affirmation selon laquelle de l'expérience, ne pouvait venir aucune vérité absolument sûre. L'expérience nous enseigne que nous avons observé tant et tant de fois certains rapports, mais quant à savoir s'ils sont nécessaires, on ne peut rien en décider par l'expérience. S'il existe à présent des vérités incontestables et nécessaires, et qu'elles ne peuvent être issues de l'expérience, d'où proviennent-elles donc? Elles doivent donc être présentes dans l'âme humaine avant l'expérience. Il importe donc à présent de faire la distinction entre ce qui provient des connaissances tirées de l'expérience et ce qui ne peut pas être emprunté à cette source de connaissances. L'expérience se produit par le fait que j'en retire des impressions. Ces impressions sont données au travers de sensations. Le contenu de ces sensations ne peut nous être donné d'aucune autre manière que par l'expérience. Mais ces sensations, comme la lumière, la couleur, le son, la chaleur, la dureté, etc. n'offrent qu'un embrouillamini chaotique, si elles ne sont pas replacées dans certains rapports. Dans ces rapports, les contenus des sensations ne constituent que les objets de l'expérience. Un objet vient se placer dans un contexte relationnel à partir d'un certain groupement de contenus de sensations. Ordonner les contenus de sensations, c'est ce que réalise l'âme humaine selon Kant. Certains principes en elle existent par lesquels la multiplicité des sensations sont placées en unités objectives. L'espace, le temps et des modes de connexion, comme par exemple la connexion de la cause à l'effet, sont de tels principes. Les contenus de sensation me sont donnés, mais pas leur ordonnancement dans l'espace ni leur succession temporelle. L'être humain doit d'abord les produire et les y ajouter. De la même façon, un contenu de sensation est donné, puis un autre, mais pas le fait que l'un soit la cause de l'autre. (L'exemple le plus "illustrateur" de ce point a été donné par Pierre Feschotte, lors de l'une de ses conférences: arrêté, en voiture, devant un passage à niveau, on observe que la barrière s'abaisse, suite, appremment, au clignotement du feu rouge, puis enfin le train passe. Tels sont les faits qu' on pourrait naturellement relier dans un premier temps par un principe de cause à effet "spontané", à la réflexion pourtant, c'est bien le train qui a commandé le feu et la barrière, pas l'inverse! N.D.T.) C'est donc le discernement qui y pourvoit. Ainsi donc les formes de mise en relation des contenus des sensations existent préparées une fois pour toutes dans l'âme humaine. Même si nous ne pouvons entrer en possession des contenus de sensation que par l'expérience, nous pouvons cependant proposer devant toute expérience les lois qui s'y rapportent et comprendre comment les divers contenus des sensations entrent en rapport les uns avec les autres. Car ces lois nous sont données dans notre propre âme. Nous avons donc des connaissances nécessaires. Mais elles ne se rapportent pas à un contenu, mais seulement à un mode de mise en relation des contenus. C'est pourquoi - selon l'idée de Kant - jamais nous ne retirerons de connaissances substantielles en les puisant aux lois propres à l'âme humaine. Le contenu doit nous parvenir avec l'expérience. Toutes croyances dans l'au-delà ne peuvent jamais devenir l'objet d'expérience. C'est bien la raison pour laquelle nous ne pouvons pas non plus les atteindre au moyen de nos connaissances nécessaires. Nous avons donc un savoir basé sur l'expérience et un autre savoir nécessaire, libre de toute expérience, sur la manière dont les contenus de l'expérience peuvent être rattachés les uns aux autres. Mais nous n'avons aucun savoir qui dépasse l'expérience. Le monde des objets qui nous entoure est tel que doivent le prescrire les lois de mise en relation de ses contenus, lois qui reposent et sont déjà disponibles dans notre âme. Quant à savoir comment est le monde "en soi", abstraction faite de ses lois, nous ne le savons pas. Le monde auquel se rapporte notre acquis de connaissance n'est pas un monde "en soi", mais une apparence pour nous.

Des reproches naturels contre ces développements de Kant assaillent déjà celui dont l'esprit ou le jugement est resté libre. La différence de principe entre les faits isolés (contenus de sensations) et le mode de mise en connexion de ces faits n'existe pas, relativement à la connaissance, de la façon dont Kant l'accepte: même si l'un s'offre à nous de l'extérieur, tandis que l'autre provient de notre intériorité, ces deux élément s forment pourtant une unité indivisible. Seul un discernement abstrait peut séparer la lumière, la chaleur, la dureté etc., de leur disposition spatiale, de leur contexte originel, etc. En réalité, tout objet particulier se documente lui-même par une communauté de conditions qui lui sont indispensables. Même la caractérisation d'un élément comme contenu, vis-à-vis d'un autre considéré comme « simple principe connectant », est erronée. En vérité, la connaissance que quelque chose est la cause d'autre chose est tout aussi substantielle que le fait qu'elle soit de couleur jaune. Si l'objet fait la synthèse de deux éléments, dont l'un est donné de l'extérieur, et l'autre de l'intérieur, il s'ensuit qu'on doit arranger la connaissance selon deux voies, ce qui est conforme à sa nature. Mais pas qu'on a à faire à deux choses différentes, artificiellement accouplées l'une à l'autre. - Kant ne peut donc soutenir son point de vue qu'en séparant de force deux choses qui sont attachées l'une à l'autre. Cette appartenance mutuelle de ces deux élément surgit de la manière la plus insolite lors de la connaissance du Je humain. Dans ce cas, l'un ne vient pas de l'extérieur ni l'autre de l'intérieur; mais les deux proviennent bien de l'intérieur. Et les deux ne sont pas seulement un contenu ici, mais bel et bien un contenu fait de même nature.

Ce qui importait tant à Kant, ce qui lui tenait le plus à coeur, et dirigeait bien plus ses idées qu'une observation non préconçue des réalités, c'était la sauvegarde de la doctrine se rapportant à l'au-delà. Or tout l'acquis de savoir accumulé sur une longue période pour soutenir cette doctrine était pourri. Kant croyait désormais avoir montré qu'il ne revenait surtout pas aux arguments de connaissance de venir en fournir la preuve puisque la connaissance est quant à elle renvoyée à l'expérience et qu'on ne peut pas faire l'expérience des "choses" de la croyance en l'au-delà. Kant pensait avoir ainsi dégagé un domaine sur lequel la connaissance ne venait plus l'entraver de manière fâcheuse, lorsqu'il y édifiait sa croyance dans l'au-delà. Et il exigeait qu'on crût aux choses de l'au-delà afin d'y aller chercher des appuis pour la vie morale. D'un domaine, d'où ne nous vient pourtant aucun savoir, retentit donc à nos oreilles le despotisme de l'impératif catégorique qui exige de nous que nous fassions obligatoirement le bien. Et pour édifier notre domaine moral, nous avons justement besoin de ce sur quoi le savoir ne peut rien nous dire. Kant croyait ainsi avoir atteint ce qu'il voulait: "Je devais supprimer la connaissance et le savoir, pour faire place à la foi." (On aurait dû le désigner Pape! Du moins l'eût-il bien mérité. N.D.T.)

Le grand philosophe de l'évolution de la pensée occidentale, qui d'une manière directe cherche à partir d'une connaissance de la conscience autonome humaine, c'est Johannes Gottlieb Fichte (1762-1814). Il est important pour lui de se rapprocher de cette connaissance avec un esprit absolument dépourvu de préjugé. Il a une conscience claire et aiguë du fait que, nulle part dans le monde, on ne peut découvrir une essence de laquelle on pourrait faire dériver le Je. Il ne peut donc être dérivé que de lui-même. En aucun lieu, on découvre une force d'où émanerait l'existence du Je. Tout ce dont le Je a besoin, il ne peut l'acquérir que de lui-même. Par l'observation de soi, il n'acquiert pas simplement des informations sur sa propre nature; il est dans la situation de s'attribuer son essence et de se poser lui-même existant, par un acte absolu sans préalable. "Le Je se pose lui-même et il est tel, qu'il a la vertu de se poser simplement par lui-même. Il est en même temps celui qui agit et le produit de son acte; l'agissant et ce qui est produit par l'activité. L'action et l'acte sont une seule et même chose; et c'est pourquoi le "Je suis" est l'expression d'un acte réel, une réalité accomplie. Sans ce laisser du tout déconcerté par le fait que d'autres philosophes antérieurs avaient transposé cette essence à l'extérieur de la nature humaine, une essence qu'il décrit quant à lui de cette manière, Fichte considère le Je d'une manière ingénue. C'est la raison pour laquelle, selon lui et conformément à la nature même du Je, celui-ci devient l'entité la plus élevée. "L'entité, dont l'existence (la nature) consiste simplement à se poser lui-même en existant, c'est le Je, en tant que sujet absolu. Tel qu'il se pose, il est, et tel qu'il est, il se pose: et le Je est, par conséquent, tout simplement nécessaire au Je. Ce qu'il n'est pas pour lui, n'est pas lui... On peut bien déjà entendre soulever la question: Qu'étais-je donc avant de parvenir à la conscience de moi? La réponse naturelle à cette question c'est: je n'étais pas du tout; car je n'étais pas Je... Se poser soi-même et être, sont deux opérations pleinement identiques pour le Je. C'est ainsi que la pleine clarté, l'évidence lumineuse sur la nature propre du Je, l'éclaircissement sans réserve de l'entité personnelle humaine apparaît ainsi au commencement de l'activité du penser humain. En conséquence, c'est à partir de ce point que l'être humain doit partir à la conquête cognitive du monde. La seconde des exigences de Goethe mentionnées plus haut: la connaissance de ma relation au monde, se rattache ainsi désormais à la première: la connaissance du rapport que le Je entretient avec lui-même. C'est de ces deux relations que parle cette philosophie fondée sur la connaissance de soi. Et non de l'évolution dérivée de l'univers à partir d'une entité originelle. On peut maintenant se poser la question: L'être humain doit-il placer son essence propre à la place de cette entité originelle, dans laquelle il transfère l'origine de l'univers? L'être humain peut-il ainsi donc absolument se placer lui-même à l'origine de l'univers? À l'encontre de cela, on doit répondre que cette interrogation sur l'origine de l'univers provient d'une sphère (d'évolution, N.D.T.) inférieure. Au cours des événements qui nous sont donnés de la réalité même, nous recherchons les causes qui les ont provoqués; et de ses causes, nous remontons à d'autres causes, qui leur ont donné naissance à leur tour et ainsi de suite. Nous réalisons donc une extension du concept de causalité et nous recherchons donc une cause première à la naissance de l'univers entier. Et c'est bien de cette manière que le concept d'une entité primordiale, absolument nécessaire, vient se fondre avec l'idée d'une causalité universelle. Pourtant, tout cela n'est que simple construction conceptuelle. Lorsque l'être humain se met à édifier ce genre de constructions, elles n'ont aucunement besoin d'avoir une justification. Le concept de dragon volant n'en a pas non plus! Fichte part du Je en tant qu'entité primordiale et il parvient, en exerçant un esprit ou un jugement resté libre, aux idées qui décrivent la relation de cette entité primordiale au reste du monde, mais sans avoir recours aux concept de cause à effet. En partant du Je, Fichte tente désormais d'acquérir les idées lui permettant de concevoir le reste du monde. Celui qui ne veut pas se tromper sur la nature de ce qu'on peut désigner comme savoir cognitif ou connaissance, ne peut pas faire autrement. "Tout ce que l'être humain peut dire sur la nature des choses est emprunté à son vécu intérieur. L'homme ne saisit jamais à quel point il est anthropomorphe" (Goethe). L'anthropomorphisme se trouve à la base de l'explication du moindre des phénomènes, par exemple celui du heurt entre deux corps. Le jugement: un corps en heurte un autre, c'est déjà de l'anthropomorphisme. Car, si on veut aller au-delà de ce que les sens disent du phénomène, on doit transposer sur lui l'expérience que nous faisons, nous, lorsque notre corps en heurte un autre et qu'il le met en mouvement dans le monde extérieur. Nous transférons notre vécu du choc sur l'événement du monde extérieur; et nous parlons donc aussi de heurt ou de choc, lorsque nous voyons une boule mise en mouvement sous l'effet du heurt d'une autre boule. Car nous ne pouvons observer que le mouvement des deux boules; le choc, lui, nous le rajoutons par le penser, en l'intégrant au sens d'un événement que nous avons nous-mêmes vécu. Toutes les explications physiques sont de l'anthropomorphisme, de l'humanisation ou une transposition de la nature humaine dans la nature (actuellement cette tendance est tellement prononcée dans l'explication des phénomènes vivants, en particulier au sein de la cellule, que les chercheurs n'en sont même plus conscients la plupart du temps. N.D.T.). On ne doit pourtant pas en conclure, comme on l'infère si souvent, que ces explications n'ont aucune signification objective pour les choses. Une partie du contenu objectif, se trouvant dans les choses, se révèle précisément à nous lorsque nous l'éclairons par la lumière, dont nous apercevons bien la présence dans notre propre intériorité.

Celui qui, dans l'esprit de Fichte, pose le Je totalement sur lui-même, ne peut trouver également les sources de l'agir morale qu'uniquement dans ce Je. Le Je ne peut pas trouver un accord avec une autre essence, sinon qu'avec lui-même. Il ne se laisse pas prescrire son sort, mais se donne lui-même sa vocation. Agis selon le principe d'après lequel tu peux considérer ton agissement comme le plus digne qui soit. On devrait donc exprimer quelque peu de cette façon le principe le plus élevé de la doctrine morale de Fichte. « Le caractère essentiel du Je, par lequel il se distingue par rapport à tout ce qui lui est extérieur, consiste dans une tendance à une réalisation autonome pour l'amour de la réalisation de soi; et cette tendance dont il s'agit, c'est justement ce dont il est question quand on pense le Je, en lui et pour lui, sans aucun rapport quelconque avec quelque chose qui est en dehors de lui. Un acte se trouve donc à un degré d'autant plus élevé, sur l'échelle de l'estime moral qu'on peut avoir pour cet acte, qu'il émane le plus nettement de la réalisation et de la libre disposition de soi.

Dans la suite de sa vie, Fichte a transformé cette conception d'un Je reposant absolument sur lui-même, en la ramenant au Dieu extérieur et sacrifié donc de ce fait cette progression vers une vraie connaissance de soi, par une faiblesse humaine provenant de la renonciation à soi. Si bien que, concernant la progression de cette connaissance de soi, les écrits ultérieurs de Fichte ne sont plus d'aucune importance.

Par contre l'apport philosophique de Schiller s'avère lui important pour cette progression. Si Fichte a formulé l'autonomie du Je s'édifiant sur elle-même comme une vérité philosophique générale, Schiller, lui, eut plutôt à se préoccuper de la question: comment le Je individualisé, l'individualité humaine particulière, pouvait vivre en elle de la meilleure façon possible. - Kant a expressément exigé la répression du plaisir comme préalable à l'action moral. Ce n'est pas ce qui lui apporte de la satisfaction que l'être humain doit réaliser, mais ce qu'exige de lui l'impératif catégorique. Selon Kant, une action est d'autant plus morale que sa réalisation s'accompagne de la répression de tout sentiment de plaisir, dans le simple respect de la stricte prescription morale. Pour Schiller, quelque chose semble venir ainsi jeter un discrédit sur la dignité humaine dans cette exigence. Dans sa revendication au plaisir, l'être humain est-il réellement aussi vulgaire qu'il doive d'abord étouffer sa nature vile, s'il veut être vertueux? Schiller blâme cette dépréciation de l'être humain dans son épigramme:

« Volontiers, je rends service aux amis,

Hélas, pourtant le fais-je avec propension,

Ainsi cela me ronge-t-il souvent le coeur,

Car en cela, je ne suis pas vertueux. »

Non, dit Schiller, les instincts humains sont capables d'un ennoblissement tel qu'on ressente du plaisir à faire le bien. Chez l'être humain d'âme noble, le strict devoir se transforme en libre vouloir. Plus l'homme s'élève sur l'échelle morale, et plus il agit moralement par plaisir, comparé à celui qui doit d'abord se faire violence afin d'obéir à l'impératif catégorique.

Schiller a exposé en détail son point de vue dans ses «  Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme  ». L'idée d'une individualité pure se présente à son esprit, qui peut sereinement renoncer à ses instincts égoïstes, parce que ceux-ci veulent lui faire réaliser ce que ne peut accomplir qu'une personnalité qui n'est ni libre, ni noble, lorsqu'elle réprime ses propres exigences. L'être humain, comme l'expose Schiller, peut ne pas être libre selon deux tendances: premièrement, lorsqu'il n'est capable que de suivre ses instincts inférieurs et aveugles. Alors, il agit par nécessité. Ses instincts le motivent et le contraignent; il n'est pas libre. Deuxièmement, il agit aussi d'une manière non libre en ne suivant que sa raison. Car la raison établit les principes d'action selon des règles logiques. Un homme qui ne fait simplement que suivre la raison, n'agit pas librement, car il se soumet à une nécessité logique. Ne peut agir librement à partir de sa propre initiative que celui qui unit sa personnalité si intimement avec la raison, qu'elle en devient une seconde nature en lui, au point de lui faire accomplir avec plaisir ce qu'un autre être, moins élevé au plan moral, ne peut réaliser que dans la plus extrême aliénation de soi et sous la plus forte contrainte.

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